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Vue sur les montagnes du Tian Shan. En étudiant les anciens génomes de la peste, les chercheurs ont retracé les origines de la peste noire en Asie centrale, près du lac Issyk Kul, dans l'actuel Kirghizistan © Lyazzat Musralina

Un mystère vieux de presque 700 ans vient d’être résolu grâce à la génétique. L’épidémie de « peste noire », l’une des plus dévastatrices qu’ait connue l’humanité, aurait émergé vers 1338 dans le nord du Kirghizstan, en Asie centrale, et non en Chine comme on tendait à le penser jusqu’à présent. Cette découverte est le fruit d’une collaboration de chercheurs de l’Université de Stirling (Royaume-Uni), de l’Institut Max Planck et de l’université de Tubingen (Allemagne), dont l’étude est parue dans la revue Nature le 15 juin 2022.

« Mort noire »

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Emplacements des sites archéologiques de Kara-Djigach et Burana dans le Kirghizistan actuel. Les régions englobant actuellement les foyers de Y. pestis sont surlignées en bleu © Université de Stirling, Université de Tubingen, Institut Max Planck.

La peste dite « noire », ou « mort noire », principalement bubonique, fait son apparition pour la première fois en Méditerranée vers 1346 via des navires de commerce transportant des marchandises depuis les territoires de la Horde d’or dans la Mer noire – un empire turco-mongol qui contrôle les steppes « russes » aux XIIIe et XIVe siècles. C’est le début de la seconde grande pandémie de peste connue dans l’histoire après celle de 541-767 dans l’Empire romain. La maladie se propage à grande échelle à travers l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, décimant durant 8 années jusqu’à 60 % de la population. Cette première vague se transforme alors en une pandémie qui réapparaitra sporadiquement pendant 500 ans jusqu’en Chine. Les origines de cette deuxième pandémie de peste, bien documentée, sont depuis très longtemps débattues par les historiens et sujettes à controverses. Celle d’une origine d’Asie de l’Est ou chinoise était la plus répandue, sans qu’aucune preuve n’ait pu être apportée.

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Fouille du site de Kara-Djigach, dans la vallée de Chu au Kirghizistan, au pied des montagnes du Tian Shan. Cette fouille a été réalisée entre les années 1885 et 1892 © A.S. Leybin, août 1886

Or, selon Phil Slavin, historien à l’Université de Sterling en Écosse et l’un des principaux auteurs de l’étude, seuls deux sites funéraires médiévaux, fouillés à la fin du XIXe siècle près du lac d’Issyk Kul dans l’actuel Kirghizistan en Asie centrale, pouvaient éventuellement apporter des indices plus probants. Sur plus de 400 pierres tombales, une centaine étaient précisément datées : 1338-1339, avec une épitaphe mentionnant « mort de pestilence », en ancien syriaque. Une surmortalité sur deux ans disproportionnée au sein de cette communauté marchande, sept ou huit ans avant que la peste noire ne frappe l’Europe.

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La pierre tombale de Sanmaq, l’une des victimes de la peste (dont le génome n’a pas été séquencé). L’épitaphe sur sa pierre tombale, écrite en syriaque, dit : « En l’an 1649 [= 1337-8 apr. J.-C.], et c’était l’année du tigre, en turc (langue) “Bars”. C’est la tombe du croyant Sanmaq. [Il] est mort de la peste [=mawtānā] » © A.S. Leybin, août 1886

En se basant sur ces éléments archéologiques, l’équipe internationale a analysé l’ADN de restes humains issus des deux sites pour déterminer les causes des décès et ainsi tenter de confirmer l’origine de cette pandémie de peste. Les premiers résultats de l’équipe ont été très encourageants puisque le bacille Yersinia pestis a été retrouvé dans trois des échantillons d’ADN prélevé dans les dents de sept individus enterrés sur les deux sites. Un coup de chance, car l’ADN séquencé était particulièrement abimé. Puis il a suffi de le comparer à une base de données contenant le génome de milliers de bactéries pour l’identifier. « Nous avons enfin pu montrer que l’épidémie mentionnée sur les pierres tombales était bien causée par la peste », explique l’historien Phil Slavin.

Cependant le doute subsistait quant à l’origine de l’épidémie. Si l’hypothèse d’une diversification massive des souches de peste, une sorte de big bang génétique entre le 10e et 14e siècle avait son fait son chemin parmi les scientifiques, aucune date précise n’avait encore pu l’étayer. C’est désormais chose faite : l’équipe a pu reconstituer les génomes complets de la peste ancienne à partir des éléments des sites du Kirghizistan et étudié la façon dont ils pourraient être liés à cet événement « Big Bang ».

Une souche ancestrale de la bactérie à l’origine de la peste

« Nous avons constaté que les anciennes souches du Kirghizistan sont positionnées exactement au nœud de cet événement de diversification massive. En d’autres termes, nous avons trouvé la souche source de la peste noire et nous connaissons même sa date exacte [c’est-à-dire l’année 1338] », explique Maria Spyrou, auteure principale et chercheuse à l’Université de Tübingen. 

Cependant, d’autres questions se sont posées aux chercheurs, en particulier celles concernant l’origine de la souche elle-même. A-t-elle évolué localement ou s’est-elle propagée dans cette région à partir d’ailleurs ? La peste est une zoonose, qui se transmet de l’animal à l’homme, et dont la bactérie Y. Pestis survit au sein des populations de rongeurs sauvages à travers le monde, dans ce qu’on appelle des réservoirs. Les chercheurs pouvaient donc supposer que l’ancienne souche d’Asie centrale qui a causé l’épidémie de 1338-1339 autour du lac Issyk Kul devait provenir d’un de ces réservoirs.

Et nouvelle confirmation, celle qui établit l’origine de la source grâce à l’analyse des souches. « Nous avons découvert que les souches modernes les plus étroitement liées à la souche ancienne se trouvent aujourd’hui dans les réservoirs de peste autour des montagnes du Tian Shan, donc très proches de l’endroit où la souche ancienne a été trouvée. Cela indique une origine de l’ancêtre de la peste noire en Asie centrale », explique Johannes Krause, auteur principal de l’étude et directeur de l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutive (Leipzig).

La peste noire, tout comme le Covid à notre époque, était une maladie émergente à l’origine d’une énorme pandémie qui a duré 500 ans, poursuit Johannes Krause. Comprendre les circonstances exactes de son origine puis son évolution est donc essentiel. Une réussite dans le cas de cette étude due à la collaboration étroite dans un contexte archéologique bien défini, entre historiens, archéologues et généticiens.