Image légendée
Les anchois (Engraulis ringens), des poissons longs de 14 cm environ, sont presque exclusivement utilisés pour produire de la farine et de l’huile de poisson. Le Pérou est le plus grand producteur mondial de ces ingrédients importants dans l’alimentation des espèces aquacoles et des animaux d’élevage © Arnaud Bertrand/IRD

Faute de données fiables, il n’est pas facile d’évaluer l’impact du réchauffement climatique sur l’évolution des populations de poissons et de le distinguer de celui des activités anthropiques comme la pêche. Une étude parue le 6 janvier 2022 dans la revueScience tente d’éclairer la question, avec des résultats à la fois inattendus et inquiétants.

Une baisse d’oxygène favorable aux petits poissons

Le réchauffement climatique est à l’origine de l’élévation de la température des océans, ce qui a deux conséquences : d’une part, la baisse de la teneur en oxygène de l’eau et d’autre part, l’accélération du métabolisme des poissons (qui dépendent de la température de l’eau pour réguler leur propre température). Si bien qu’à force de grossir, les poissons atteignent un stade où la quantité d’oxygène devient insuffisante, inadéquate pour leur métabolisme, et ce d’autant plus qu’il leur est difficile de rejoindre des eaux plus froides. Conséquence : les poissons, pour s’adapter, tendent à devenir plus petits dans les eaux chaudes. D’après plusieurs études concordantes, les chercheurs prédisent donc que les communautés écologiques finiront par être dominées par de petits poissons et de petites espèces.

Image légendée
Des senneurs d’anchois en train de pêcher au large du Pérou. Ces bateaux appartiennent à la plus grande pêcherie industrielle monospécifique au monde © Arnaud Bertrand/IRD

La pêche peut elle aussi être déstabiliser les écosystèmes en « sélectionnant » les poissons les plus gros et en laissant les plus petits, moins nutritifs, en général ou au sein d’une même espèce. La sélection des poissons par la pêche entraîne donc des effets similaires au réchauffement climatique, un constat alarmant pour la biodiversité et l’industrie de la pêche.

« En fait, quasiment aucune des études (actuelles, NDLR) concernant la taille du poisson ne peut répondre directement à cette question. Car pour cela il faut s’affranchir de l’effet anthropique et donc des données historiques – toutes les données scientifiques ou de pêches collectées durant les dernières décennies – qui sont forcement influencées par l’action humaine », explique Arnaud Bertrand, directeur de recherche à l’IRD, spécialiste des écosystèmes marins.

Arnaud Bertrand, directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), explique le système du courant de Humboldt situé dans l’est de l’océan Pacifique ainsi que les raisons de la très forte productivité des ressources halieutiques. Au regard des archives, la situation actuelle du Humboldt ne devrait pas perdurer.

Pour y voir plus clair, une équipe internationale composée de chercheurs allemands, canadiens, américains, espagnols et français a donc remonté le cours de l’histoire sur des milliers d’années. Objectif : reconstituer la communauté de poissons et les conditions océanographiques durant la période chaude mondiale la plus récente – la dernière période interglaciaire – exempte d’une pêche à grande échelle.

Les eaux du courant de Humboldt, au nord de la côte du Pérou, leur ont semblé idéales pour étudier l’impact du changement climatique sur les populations de poissons. En effet, cette région est l’écosystème le plus productif en poissons du globe, avec l’anchois comme poisson-roi. Alors qu’elle ne représente que 0,1 % de la surface des océans, certaines années, il s’y réalise plus de 10 % des captures mondiales de poissons. C’est aussi une zone de minimum d’oxygène (ZMO), la plus intense et la plus superficielle du monde, une région sous-marine où la saturation en oxygène de l’eau de mer est à son plus bas niveau, ce qui explique la productivité exceptionnelle actuelle du courant de Humboldt. Par ailleurs, l’absence d’oxygène sur le fond permet une bonne conservation des organismes morts en cours de sédimentation. 

Image légendée
Carotte de sédiments collectée au large du Pérou lors d’une expédition en 2017 et similaire à celle utilisée pour la nouvelle étude. La carotte mesure 7,3 mètres et a été découpée en tronçons de 1 mètre puis ouverte longitudinalement. Le fond marin est susceptible de contenir des archives fossiles détaillées en raison du taux élevé de sédimentation dans l’océan et de l’abondance de poissons © Renato Salvatteci/université de Kiel

Déclin des anchois

Une carotte de 14 mètres de long collectée par un navire de recherche en 2008 et contenant une section de sédiments déposés entre 116 000 et 130 000 ans, durant la dernière période interglaciaire, a donc été passée au crible. Avantage pour les chercheurs, cette période chaude présentait des conditions similaires – en termes de température et d’oxygène – à ce que les modèles actuels de changement climatiques prédisent pour la fin du siècle. Des biomarqueurs produits par les fossiles de minuscules organismes marins, appelés coccolithophores, et les isotopes de l’azote ont été analysés. Résultat : l’eau était environ 2 °C plus chaude qu’aujourd’hui et contenait moins d’oxygène.

D’autre part, l’étude de plus de 100 000 vertèbres et écailles issues des sédiments a permis de découvrir quels types de poisson peuplaient les eaux à cette époque. Les résultats sont particulièrement « édifiants », estime Arnaud Bertrand, co-auteur de l’étude : le réchauffement des eaux a presque éliminé cette précieuse ressource qu’est l’anchois.

Si pendant les dernières 25 000 années, l’anchois est resté dominant, les vertèbres – qui se conservent mieux dans le temps –, révèlent toute autre chose de la dernière période interglaciaire. En l’occurrence, « un changement drastique des populations de poissons présentes » avec très peu d’anchois. Environ 60 % des poissons étaient d’autres espèces plus petites, rapporte l’équipe.

Image légendée
Vertèbres de poisson trouvées dans des sédiments marins récupérés au large du Pérou, y compris des vertèbres de gobies (premières photos de la première ligne) et des vertèbres d’anchois (en-dessous) © Renato Salvatteci/université de Kiel

L’écosystème est alors dominé d’une part par des poissons mésopélagiques – de petits poissons de quelques centimètres particulièrement adaptés aux conditions à faible teneur en oxygène comme le Vinciguerria lucetia – et « ce qui a été une vraie surprise, révèle Arnaud Bertrand, par des gobies, une espèce particulièrement négligeable en terme de biomasse actuellement au Pérou »… On imaginait certes moins d’anchois, mais pas une domination de l’écosystème par des espèces de gobies, de tout petits poissons, sans intérêt pour la pêche, souligne-t-il.

Faut-il donc s’attendre, avec le réchauffement climatique, à un bouleversement de la biodiversité marine de cette ampleur ? Et à quelle échéance ? Impossible de le prédire précisément, souligne Arnaud Bertrand, d’autant que les modèles actuels n’intègrent pas la prolifération, dans l’océan, de poissons proches des gobies. 

Ces résultats laissent cependant présager que l’océan pourrait, à l’avenir, ressembler à ce qu’il était pendant le dernier interglaciaire, avec des impacts potentiellement dévastateurs pour la biodiversité et l’approvisionnement mondial en poisson.