Lors de la catastrophe survenue en Inde le 7 février 2021 dans la chaîne de l’Himalaya, un pan de montagne recouvert d’un glacier a provoqué une crue dévastatrice. Faut-il redouter des accidents similaires dans les chaînes de montagnes françaises ? État des lieux des principaux risques environnementaux liés aux glaciers, et des solutions (car elles existent) avec Patrick Wagnon, glaciologue à l’Institut des Géosciences de l’Environnement (IGE) à Grenoble.

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Mesure d'accumulation de neige à 6350m sur le glacier Mera au Népal © Patrick Wagnon

Peut-on dire que les glaciers reculent partout sur la planète ?

Patrick Wagnon : « On ne peut pas parler de disparition totale des glaciers. Dans l’Himalaya, par exemple, bien qu’ils soient alarmistes, les scénarios d’évolution du climat envisagent une perte d’un à de deux tiers des glaciers d’ici 2100. Il en restera donc encore pour quelque temps… Mais en France, il se pourrait bien que l’on vive bientôt sans glaciers ! D’ici la fin du siècle, seuls quelques petits glaciers situés à plus de 4000 m persisteront dans le massif du Mont-Blanc. Ce recul important des glaciers partout sur la planète aura des conséquences majeures, car leur rôle est crucial en termes de ressources en eau, pour alimenter les populations en eau potable, les usines hydroélectriques ou encore l’irrigation des cultures. »

Quel rôle jouent les glaciers ?

« Les glaciers jouent aussi un rôle tampon : au nord-ouest de la chaîne himalayenne, où domine un climat assez sec, dépourvu de mousson, les précipitations surviennent l’hiver et sont stockées sous forme solide par les glaciers. L’eau est ensuite libérée progressivement en aval durant l’été. En somme, si les glaciers venaient à disparaître massivement, la disponibilité en eau au cours de l’année en serait complètement modifiée dans certaines régions du monde, avec des conséquences profondes sur les écosystèmes. »

Quels sont les glaciers les plus à risque ?

« Les glaciers les plus à risque de déraper sont ceux reposant sur des pentes importantes. Pour surveiller l’évolution d’un glacier, il faut à la fois regarder sa vitesse d’écoulement ainsi que les flux d’eau qui circulent. En effet, on observe fréquemment une accélération du glacier au cours des semaines qui précèdent une déstabilisation, ainsi que l’apparition ou l’augmentation d’eau à sa base. On peut aussi récolter des indices sur la sévérité du risque en surveillant la température interne du glacier, mais c’est extrêmement compliqué à mettre en œuvre. Nous le faisons actuellement sur plusieurs glaciers alpins qui ont été entièrement percés pour intégrer des chaînes de thermomètres, de la surface jusqu’à la base. »

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Mesure d'accumulation de neige à 5300 m sur le glacier Chhota Shigri, Himachal Pradesh, Inde du Nord © Patrick Wagnon

Quelles sont les particularités des glaciers alpins fragiles ?

« Dans les Alpes, les risques de déstabilisation concernent surtout les séracs très pentus finissant par des franges ou des falaises. Ces glaciers sont collés sur un socle rocheux dont la température, si elle atteint 0 °C, peut entrainer un dérapage brutal et des avalanches extrêmes. Un certain nombre de ces glaciers alpins sont suivis grâce à des mesures de température du socle rocheux, pour détecter si le point de fusion est atteint, ou bien si de l’eau circule ou s’accumule au sein du glacier.

Le glacier de Tête Rousse, sur la voie normale du Mont-Blanc, a été à l’origine d’un accident en 1892 sur le village de Saint-Gervais. Il est désormais recensé parmi les glaciers dangereux, car il développe justement des poches d’eau internes. Dans les années 2010, l’une d’entre elles a été vidangée artificiellement par pompage.

Près de Chamonix, le glacier de Taconnaz est également suivi depuis plusieurs années. Nous sommes très attentifs à sa vitesse d’écoulement et aux masses de glace libérées naturellement au niveau de son front de rupture.

Enfin, du côté italien du Mont-Blanc cette fois, sur la voie normale des Grandes Jorasses, il y a un glacier très pentu, le glacier de Planpincieux, situé à 4000 m d’altitude et nous redoutons qu’il y ait trop d’eau qui circule à sa base. Le risque de déstabilisation et de dérapage complet du glacier est important. Or des infrastructures sont directement menacées 2000 m plus bas dans la vallée, avec des hôtels, des pistes de ski de fond, une route… »

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Vue de la face sud des Grandes Jorasses avec le glacier de Planpincieux à gauche, qui menace de s'effondrer © wikimedia

Quels sont les autres risques environnementaux associés au recul des glaciers ?

« On connaît des zones à haut risque où les glaciers reculent relativement vite : ils perdent de la masse et laissent des lacs que l’on retrouve en avant des glaciers, ce sont des lacs pro-glaciaires. Il arrive que ces lacs récents soient déstabilisés par une vague provoquée par un séisme, une chute de sérac [blocs de glace de grande taille formé par la fracturation d’un glacier, NDLR] ou bien des chutes de pierres. La moraine, constituée d’amas de roches et de glace, qui isole le lac du reste du glacier, peut être submergée, se rompre et déclencher la vidange brutale du lac. »

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Le lac proglaciaire d'Arsine, dans le massif du Pelvoux, Alpes françaises. © Getty images

« On sait assez bien estimer le risque de ce type de phénomènes et la communauté scientifique a établi des cartes des zones les plus sensibles. Les lacs pro-glaciaires sont observés de façon très régulière, il y a même des lacs qui sont vidangés de façon artificielle pour maintenir leur niveau le plus bas possible.

Au Népal, par exemple, il y a deux grands lacs de plusieurs kilomètres de long, dont la profondeur atteint 100 m qui sont maintenus artificiellement en dessous de leur niveau naturel, soit en creusant des chenaux dans les digues naturelles, soit en siphonnant à l’aide de tuyaux. Ce sont des techniques bien connues qui ont d’abord été développées en Cordillère Blanche, au Pérou, où ce genre de risque est extrêmement important. Cette technique s’exporte progressivement en Himalaya. Le problème, c’est qu’elle nécessite énormément de travaux sur le terrain, dans des zones reculées où il n’est pas facile de mettre en place de tels systèmes. »

Sait-on maintenant ce qui s’est vraiment passé, le 7 février 2021, sur ce glacier himalayen du nord de l’Inde ?

« On commence à avoir une bonne idée de ce qui s’est passé. L’analyse d’images satellites nous a permis d’identifier qu’à l’origine de cette crue dévastatrice : un pan de montagne qui s’est effondré. On peut aussi observer une grande quantité de poussière minérale, ce qui tend à prouver que l’origine de la catastrophe est un glissement de terrain, et plus précisément, d’un pan de montagne lui-même surmonté d’un glacier.  Au total, cette catastrophe a mobilisé 25 millions de m3, 80 % de roches pour 20 % de glace. Par gravité, ce glissement a ensuite libéré une énorme énergie, charriant les roches, les sédiments, la glace et la neige à la vitesse extrême de 300 km/h. Tout ce qui était gelé a fondu quasi instantanément, et cette eau a tout emporté 2000 m plus bas, engendrant une crue dévastatrice. »

Y avait-il des signes avant-coureurs ?

« C’est justement ce que des collègues américains, canadiens, norvégiens ont commencé à rechercher à partir des images satellites. Ils ont repéré une crevasse qui s’est largement ouverte exactement sur le départ de la zone de rupture. De telles crevasses, qui s’ouvrent juste avant la déstabilisation glaciaire, on en observe parfois. »

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Station météorologique positionnée à 6350 m au sommet du glacier du Mera dans l'Himalaya © Patrick Wagnon

Ces phénomènes sont-ils dus au réchauffement climatique ?

« Je pense qu’il ne faut pas aller trop vite en besogne. Ce genre d’événement peut arriver à tout moment, les glissements de terrain sont fréquents dans cette région de l’Himalaya. Ils sont favorisés par des pluies plus abondantes ou de fortes chaleurs en été, mais ils ne sont pas forcément connectés au changement climatique.

En revanche, lorsque les perturbations proviennent du dérapage du glacier, cela signifie que sa base a probablement atteint 0 °C [il se décolle alors de son lit rocheux, NDLR] et on observe effectivement une recrudescence des événements de fragilisation des glaciers à cause du réchauffement climatique depuis une dizaine d’années. Concernant les glaciers alpins par exemple, ils perdent de la masse depuis le milieu des années 1980, avec une accélération marquée depuis les années 2000. D’ici à 2100, seuls les glaciers situés à plus de 4000 persisteront dans les Alpes, ce qui signifie une disparition quasi totale les glaciers en France. Seuls quelques petits glaciers subsisteront dans le massif du Mont-Blanc… »