Le 6 juin 2006, le gigantesque barrage des Trois-Gorges, situé sur le cours du Yangzi Jiang, dans le centre de la Chine, est entré en service. Avec 2,3 kilomètres de longueur et 185 mètres de hauteur, l’ouvrage régule désormais les eaux du troisième fleuve du monde, long de 6 300 kilomètres, et dont le débit est estimé à 22 000 mètres cubes par seconde. Une date historique pour la Chine, qui marque la fin d’un chantier hors normes. À terme, le remplissage définitif du barrage entraînera ainsi la formation d’une retenue de 600 kilomètres de longueur, d’un volume total de 4 milliards de mètres cubes d’eau, d’une superficie de 58 000 km²… plus que celle de la Suisse ! Le dénivelé entre le réservoir en amont et le niveau du fleuve en aval sera de 120 mètres… Dénivelé que pourront franchir des bateaux pesant jusqu’à 10 000 tonnes, grâce à un système d’écluses et d’élévateurs. Au cours des treize années de chantier, sur lequel ont travaillé des milliers d’ouvriers, 27 millions de mètres cubes de béton ont été coulés. La digue, érigée pour maintenir le chantier à sec, et détruite le 6 juin dernier, avait des mensurations propres à faire pâlir les plus grands barrages : 580 mètres de long et 140 mètres de haut ! En 2009, lorsque les 26 turbines de 25 mètres de diamètre chacune tourneront à plein régime, l’ouvrage hydroélectrique générera 18 200 mégawatts par heure, soit 10 % de la consommation chinoise en électricité. Un tiers de plus que le barrage d’Itaipú, au Brésil, qui occupait jusqu’alors la première place mondiale. Enfin, le budget officiel du projet s’élève à... 27 milliards de dollars.

Une tradition millénaire

Pour les Chinois, la mise en service du barrage des Trois-Gorges marque l’aboutissement d’un vieux rêve. L’idée d’une grande retenue sur le « fleuve Bleu » germe en effet dès le début du XXe siècle, idée qui sera reprise par Mao Zedong en 1953. Finalement, ce n’est qu’en 1992 que l’Assemblée nationale populaire décide de mettre en route le projet, perpétuant au passage une tradition chinoise millénaire. Les premiers ouvrages d’endiguement ont en effet été construits en travers des principaux cours d’eau du pays dès le VIIIe siècle avant J.-C.

Trois objectifs majeurs… et trois menaces principales

Officiellement, le barrage répond à trois objectifs principaux. « Le premier consiste à maîtriser le Yang Tsé, dont les dernières crues, en 1998, ont fait plus de 1 500 morts, explique le géographe Thierry Sanjuan, professeur à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, qui a réalisé plusieurs études sur le terrain. Le barrage doit aussi augmenter les capacités de navigation jusqu’à la ville de Chongqing, en amont du fleuve, et permettre l’émergence d’un nouveau pôle de croissance dans cette région. Enfin, le but est également de réaliser un puissant complexe hydroélectrique, pour répondre aux besoins croissants du développement économique chinois. » Autant d’arguments, martelés sans cesse par le pouvoir, qui ont rendu quasiment inaudible le discours des adversaires au projet... Tout au long du chantier, intellectuels chinois et ONG internationales se sont en effet opposés au barrage des Trois-Gorges. L’ouvrage représente en effet, selon eux, trois menaces majeures : humaines, patrimoniales, et environnementales.

Le palmarès mondial des plus grands barrages

Selon la Commission internationale des grands barrages (CIGB), il existe environ 45 000 grands barrages dans le monde, c'est-à-dire dont la hauteur est supérieure à 15 mètres. La plupart ont été construits au cours des trente-cinq dernières années. Quelque 1 600 autres sont en chantier dans plus de 40 pays. Ils répondent essentiellement à deux types de nécessité : la production d'énergie hydroélectrique et, pour la plupart d'entre eux, le stockage de l'eau dans un but d'irrigation. Difficile d'établir un palmarès des plus grands barrages, car il dépend des critères pris en compte : taille et volume de la retenue, puissance hydroélectrique, hauteur et longueur de la construction. Concernant la taille de la retenue, c'est le barrage russe de Krasnoyarsk qui arrive en tête, avec un peu plus de 73 milliards de mètres cubes, devant son « compatriote » de Ust-Ilim, avec près de 6 milliards de mètres cubes. Pour ce qui est de la hauteur de l'ouvrage, c'est le barrage de Xiaowan, en Chine, qui se place en tête avec 292 mètres… Alors que le record toutes catégories dans la catégorie « longueur » est pulvérisé par l'ouvrage d'Itaipu, mis en service au Brésil en 1991, qui mesure pas moins de… 10 kilomètres ! Ce dernier barrage détient également le record de puissance hydroélectrique générée par ses turbines, avec 12.600 mégawatts… Jusqu'en 2009 seulement, date à laquelle le géant des Trois-Gorges deviendra le plus puissant du monde.

Déplacements forcés ou accès à la modernité ?

Les associations de défense des droits de l’homme ont essentiellement mis l’accent sur le déplacement forcé de centaines de milliers de villageois vivant dans des zones qui ont déjà été englouties par les eaux, ou qui sont sur le point de l’être… Le nombre total de déplacés, relogés dans des villes érigées de toutes pièces par l’État chinois, varie selon les sources entre 1,2 et 1,9 million de personnes. De plus, souligne un rapport publié par l’ONG International Rivers Network (IRN), « les fonds d’indemnisation prévus pour dédommager les populations déplacées ont la plupart du temps été détournés vers d’autres investissements ou ont fini dans la poche de représentants locaux du gouvernement ». Au-delà de la corruption dénoncée, les entorses aux droits de l’homme seraient monnaie courante aux abords du barrage. Pour Peter Bosshard, directeur d’IRN, « de nombreuses personnes ont été arrêtées et parfois condamnées à de lourdes peines de prison, simplement pour avoir manifesté pacifiquement contre le projet ». Alors, drame humanitaire, le barrage des Trois-Gorges ? Sans nier les excès d’un pouvoir très autoritaire, Thierry Sanjuan signale toutefois que « la construction du barrage et les aménagements auxquels elle donne lieu sont aussi le moyen pour les populations locales d’accéder à une certaine modernité. Posséder une maison neuve avec l’électricité, l’eau courante et les sanitaires est aujourd’hui une réalité à la portée de ceux qui vivaient au fond de la montagne, dans la pièce unique et insalubre d’une ferme en bois au sol de terre battue ».

Un patrimoine archéologique en péril

Moins connues : les menaces que le barrage fait peser sur des vestiges archéologiques inestimables. La région des Trois-Gorges est en effet un lieu de peuplement très ancien, qui recèle une grande variété de vestiges, accumulés depuis près de 5 000 ans sur les rives du fleuve Bleu. Plusieurs dizaines de grottes de l'âge de pierre, qui auraient été investies par le peuple Ba il y a près de 4 000 ans, ainsi que des tombes de la dynastie Han (IIe siècle avant J.-C. au IIe siècle après J.-C.), ou des temples Ming (XIVe–XVIIe siècles) vont ainsi être noyés. Combien exactement ? Impossible de répondre, même si certains spécialistes avancent le nombre de 15 000 sites préhistoriques et historiques bientôt engloutis. « On ignore la richesse de ce patrimoine en voie de disparition, car son recensement a été négligé », analyse Thierry Sanjuan.

Catastrophe écologique

Enfin, c'est sur le plan écologique que les conséquences de la mise en eau de l'ouvrage risquent d'être les plus dramatiques. La région des Trois-Gorges constitue en effet un réservoir de biodiversité unique au monde, que le barrage va profondément bouleverser. Ainsi, selon une étude réalisée par des biologistes chinois, publiée par l'Ecological society of America, la zone menacée par la retenue recèle 6 400 espèces végétales, 3 500 espèces d'insectes, dont plus de 600 papillons, 500 vertébrés terrestres dont une centaine de mammifères, et 350 espèces de poissons. Une grande partie de ces espèces animales et végétales sont endémiques, c'est-à-dire qu'elles ne vivent que dans cette région, et leur devenir est incertain. C'est, par exemple, le cas de l'esturgeon chinois, ou du dauphin du Yangtsé. Pour les spécialistes, il ne fait aucun doute qu'un grand nombre d'entre elles ne survivra pas à la montée des eaux. Raisons avancées : le ralentissement, voire l'arrêt du courant, l'obstacle aux migrations saisonnières destinées à la reproduction, et les bouleversements dans la chaîne alimentaire. Ainsi Sébastien Brosse, biologiste au laboratoire de Dynamique de la Biodiversité du l’université Paul-Sabatier de Toulouse, qui a mené en 2003 une étude sur le Haut-Yangtsé avec ses collègues de l’Académie des sciences de Chine, estime que sur quarante-quatre espèces de poissons endémiques recensées, « quatorze ont un futur plus qu’incertain, et six n’ont aucune chance de survivre »… Et ce, alors que des solutions de préservation ont été proposées par les scientifiques, comme celle de réserver un affluent du fleuve aux espèces menacées, afin qu’elles puissent y survivre. « Les autorités n’ont jamais donné suite à nos suggestions de sauvegarde », témoigne le chercheur.

Une expérience grandeur nature ?

Ainsi placés devant le fait accompli, certains chercheurs proposent de se servir du barrage pour réaliser une immense expérience, grandeur nature, sur l’évolution des espèces face à un bouleversement majeur de leur environnement. « Une centaine d’îles artificielles vont être créées par la montée des eaux, entraînant une concentration d’espèces animales, argumente ainsi le biologiste Jianguo Wu, professeur à l’Académie des sciences chinoise. C’est une opportunité unique d’étudier l’adaptation biologique face à une fragmentation majeure des biotopes, étude qui nécessiterait une grande collaboration scientifique internationale ». Observer comme sous un microscope la lutte pour la survie d’espèces menacées par un ouvrage construit par l’homme… Darwin lui-même n’y aurait pas pensé ! Mais l’idée ne fait pas sourire ceux qui ont constaté sur place la richesse des écosystèmes. « Il me parait bien triste d’engloutir des millions d’animaux dans le but d’observer comment certaines espèces vont s’adapter, commente Sébastien Brosse. Cela ressemble surtout à une tentative de justification scientifique face aux extinctions annoncées. »

Une volonté de prestige

Rien n’arrêtera donc la marche en avant des autorités chinoises, ni les critiques humanitaires, ni les menaces écologiques. Ni même les risques que ferait peser sur l’ouvrage la survenue d’un tremblement de terre, dans cette région à forte activité sismique… C’est qu’au-delà des objectifs avoués, énergétiques et régulateurs du cours du fleuve, la fonction du barrage est également politique, marquant une volonté de prestige. « Il permet à la Chine de prouver, sur la scène intérieure et vis-à-vis du monde, qu’elle est toujours capable de grandes réalisations, comme l’ont été la Grande Muraille et le Grand Canal », analyse Thierry Sanjuan. Dans ces conditions, s’étonnera-t-on que le pouvoir chinois projette déjà de construire, sur les affluents du majestueux fleuve Bleu, quatre nouveaux monstres de béton ?