La mer, une ressource insaisissable ?

Combien y a-t-il de harengs, de bars, de maquereaux ou de raies dans la mer ? Y en a-t-il davantage ou moins que les années ou décennies précédentes ? Les poissons sont-ils plus ou moins gros ? Et combien y en aura-t-il encore l’année prochaine ? Voilà les questions, dignes des enfants les plus curieux, auxquelles doivent répondre les scientifiques de l’Institut de recherche français pour l’exploitation de la mer (Ifremer). En jeu : la gestion des pêches. Chaque année, près de 90 millions de tonnes de poissons, crustacés ou mollusques sont pêchées dans le monde, dont 4 millions dans l’Union européenne (UE). Dans les assiettes des 27 pays de l’UE, ce sont plus de 13 millions de tonnes qui sont consommées. De fait, les humains ont longtemps considéré la mer comme une réserve inépuisable, aussi féconde qu’insondable. 

Il y a pourtant eu des alertes, puis des chocs qui ont révélé les limites de cette invisible ressource, et les risques d’une exploitation incontrôlée. Le plus célèbre est l’effondrement de la population de morues de Terre-Neuve à la fin des années 1980, victime de la surpêche, et qui n’est toujours pas reconstituée quarante ans après l’interdiction de la pêche industrielle ! Pour éviter d’atteindre ces points de bascule, il faut connaître l’état des populations de poissons – leurs « stocks » –, leur composition et leur évolution. Les scientifiques doivent quantifier, mais aussi déterminer l’âge ou le sexe des individus… Autant de missions difficiles à réaliser à distance. Alors pour échantillonner, il faut embarquer. Bienvenue à bord du Thalassa pour un voyage très organisé en Manche et mer du Nord.

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© Cécile Dumas

À bord du Thalassa pour la campagne IBTS 2025

Chaque hiver, le navire océanographique Thalassa quitte le port de Boulogne-sur-Mer pour une mission de 20 jours en Manche et mer du Nord pilotée par l’Ifremer. Nom de code : IBTS pour International Bottom Trawl Survey. En clair : une campagne de chalutage pilotée par sept pays pour échantillonner les populations de poissons pêchées dans cette zone. Une cinquantaine de personnes au total, scientifiques et marins confondus, embarquent à bord de ce navire de 75 mètres de la flotte océanographique française. Suivant un strict protocole, les prélèvements s’effectuent aux mêmes périodes dans les mêmes zones. D’autres campagnes ont lieu en Atlantique ou en Méditerranée.

À la pêche aux données

Depuis la passerelle, le commandant donne le feu vert à la mise à l’eau du chalut de fond. Une vingtaine de minutes plus tard, un autre signal déclenche sa remontée. Sur le pont, les marins pilotent le déroulement de la manoeuvre, trois fois par jour, chaque fois sur une zone différente. Pour évaluer les stocks de poissons, la seule technique disponible consiste à capturer au filet la plus grande diversité possible d’espèces. Avantage : l’utilisation d’un protocole identique depuis 30 ans permet de disposer de données comparables sur la durée. Cela révèle ainsi que les populations de harengs, surexploitées dans les années 1970, ont chuté avant de remonter ; mais le nombre de juvéniles reste très bas, ce qui intrigue les chercheurs.

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© Cécile Dumas

De la collecte en mer aux quotas de pêche 

Les campagnes en mer comme IBTS sont l’un des maillons d’une longue chaîne menant à la gestion des pêches au niveau de l’Union européenne. Ce travail scientifique est crucial pour établir les taux admissibles de capture, ceux qui permettent le renouvellement des populations. Pour bien évaluer les quantités de poissons, crustacés ou mollusques, plusieurs types d’informations sont agrégés par l’Ifremer. Des enquêtes sont menées auprès des navires de pêche, une fois à terre, pour chiffrer leur activité mois par mois. Des mesures sont réalisées en criée. D’autres observateurs embarquent à bord des bateaux de pêche pour estimer l’ensemble des captures, c’est-à-dire ce qui est débarqué et vendu, mais aussi ce qui est rejeté en mer (poissons trop petits, espèces non commercialisées...). Toutes ces données sont nécessaires pour connaître la structure de la population de chaque espèce, en taille et en âge, estimer la quantité de juvéniles ainsi que la mortalité naturelle – par maladie ou prédation – et par pêche. Une fois les analyses réalisées en laboratoire, les données sont intégrées dans une base internationale et utilisées pour faire tourner des modèles d’évaluation des stocks, retracer l’évolution des populations et se projeter à court terme (1 à 3 ans). Objectif : définir les quantités qui pourraient être pêchées l’année suivante sans mettre en péril le renouvellement d’une population. Cette expertise scientifique est transmise sous forme d’avis aux décideurs politiques européens qui, à l’issue de longues négociations, répartissent les taux admissibles de capture entre États sous forme de quotas de pêche.

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© Cécile Dumas

La pêche passée au crible

Tout chalutier possède une salle de tri, mais celle du Thalassa est un peu particulière. La première étape reste classique : le contenu du chalut est déversé par la trappe ouverte sur le pont et acheminé sur des tapis roulants. Concentrés sur ce flux, une dizaine de scientifiques de l’Ifremer trient les poissons par espèce. S’il est facile de distinguer la plie du maquereau, l’oeil doit être exercé pour distinguer sardine et hareng ! Certaines espèces font l’objet d’une protection particulière, comme les raies, les roussettes et les requins. Remontées vivantes à bord, elles sont aussitôt placées dans un vivier, pesées et mesurées, avant d’être rejetées en mer le plus rapidement possible.

Trier, mesurer, peser

Le travail de mesures débute avec une attention particulière portée aux poissons pêchés en Manche et en mer du Nord pour être commercialisés : merlan, morue, églefin, tacaud norvégien, hareng, sprat, maquereau et plie. Cette seconde étape, moins classique, suit un protocole international précis. Une pesée globale permet de chiffrer la quantité de poissons pêchés par espèce. Viennent ensuite les mesures individuelles, autour de tables équipées de règles et de balances connectées. À partir d’un poids et d’une taille donnés, des prélèvements sont nécessaires pour préciser le sexe, la maturité sexuelle, l’alimentation. Des données indispensables pour établir la dynamique des populations.

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© Cécile Dumas
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© Pierre Cresson

Les otolithes, « boîtes noires » des poissons

Les otolithes sont des petits morceaux de calcaire qui grandissent avec le poisson dans son oreille interne, et lui servent notamment à trouver son équilibre. Pour les scientifiques, il s’agit d’un enregistrement comparable aux cernes d’un tronc d’arbre : un cercle clair et un cercle foncé correspondent à une année de vie du poisson. L’étude des otolithes permet d’estimer l’âge du poisson, d’établir un lien entre sa taille et son âge, et d’en déduire sa vitesse de croissance. Il devient alors possible de dessiner la structure en âge d’une population : est-elle équilibrée entre individus jeunes et vieux, ou au contraire déséquilibrée ? La gestion de la population sera différente selon la réponse à cette question.

Une biodiversité marine menacée

La pêche n’est pas la seule activité humaine qui impacte l’océan : de nombreux autres facteurs perturbent le milieu marin. Ainsi, la construction de ports ou l’exploitation de ressources telles que le pétrole ou le sable détruisent de précieux habitats. Des contaminants chimiques toxiques – mercure ou polluants organiques persistants – s’accumulent tout au long de la chaîne alimentaire jusqu’à son dernier échelon : l’humain. Les nitrates issus des engrais agricoles favorisent les « blooms », ces proliférations de microalgues qui consomment l’oxygène de l’eau au point de créer des « zones mortes ». Le trafic maritime commercial entraîne l’introduction d’espèces exotiques invasives, notamment par le relargage des eaux de ballast des navires, appauvrissant la biodiversité. La hausse des émissions de dioxyde de carbone dans l’atmosphère bouleverse par ailleurs l’équilibre des océans, qui absorbent ce CO2 excédentaire et s’acidifient. Enfin, les océans pâtissent du réchauffement des eaux lié au changement climatique, qui modifie les habitats. 

Comment les espèces marines s’adapteront-elles ? Certains poissons devront-ils migrer vers le nord, ou vivre plus en profondeur ? Comment la vie océanique réagira-t-elle à ces facteurs de stress cumulés ? De nombreux projets de recherche visent à répondre à ces questions. À l’Ifremer de Boulogne-sur-Mer, par exemple, les scientifiques analysent les effets du changement climatique sur les embryons et les larves du hareng ou de la sardine, car de ces premiers stades de vie dépendent le développement du poisson et l’avenir des populations.

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© Bruno Guénard / Biosphoto

Proies et prédateurs, tous interdépendants

L’évaluation des stocks s’effectue espèce par espèce, mais les scientifiques ont besoin de comprendre les interactions entre elles, à commencer par la prédation : qui mange qui ? Ainsi, si les proies des maquereaux diminuent rapidement, ils seront en danger. Deux espèces partageant la même nourriture sont en compétition : l’une sera impactée si l’autre devient plus abondante. Tout cela forme une chaîne complexe, qui implique aussi des espèces qui ne sont pas pêchées et donc pas répertoriées. Les estomacs d’une quinzaine d’espèces de poissons sont donc prélevés pour connaître leur régime alimentaire, reconstituer les interactions entre espèces, et étudier ainsi l’écosystème dans son ensemble.

Pour compléter l’inventaire

« Un fou de Bassan adulte, détecté à 300 mètres environ dans un angle de 45°, en vol circulaire ». Aussitôt vu, aussitôt noté dans l’ordinateur. Du lever au coucher du soleil, postés à l’avant du bateau, deux observateurs ont les yeux braqués sur le ciel et la surface de l’eau, traquant l’apparition des oiseaux et des mammifères marins. Les données collectées permettent de relever la présence des espèces et leur abondance, et de suivre l’évolution des effectifs. C’est un maillon supplémentaire de l’écosystème qui est ainsi documenté. Ces travaux sont coordonnés par l’observatoire Pelagis (CNRS/La Rochelle Université), dont les volontaires embarquent sur chaque campagne halieutique de l’Ifremer.

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© Cécile Dumas
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© Cécile Dumas

Jour et nuit, des analyses d’hydrologie

Le laboratoire d’hydrologie installé à bord du Thalassa est actif 24 heures sur 24. Plusieurs outils sont déployés pour collecter de l’eau et du plancton à différentes profondeurs. À l’analyse du zoo- et du phytoplancton s’ajoutent les mesures de température, de salinité, d’acidité (pH), du taux d’oxygène ou de la concentration en chlorophylle, afin de connaître le milieu dans lequel vivent les poissons. Cette collecte de données rejoint l’approche écosystémique développée par les scientifiques dans le cadre de ces campagnes. Le relevé des déchets en fait aussi partie : au labo hydro comme dans la salle de tri, les bouts de plastiques, cordes, ficelles et autres déchets sont comptabilisés chaque jour.

Quelle pêche pour demain ?

« Conserver et utiliser durablement les océans », tel est l’objectif de la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan organisée à Nice en 2025 par la France et le Costa Rica. Un défi de taille : au 20e siècle, l’abondance des poissons pêchés a été divisée par dix, avec une aggravation depuis les années 1950. Aujourd’hui encore, près de 38 % des ressources sont surexploitées, estime l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). 

Plusieurs mesures pourraient pourtant être adoptées et étendues : limiter les capacités des navires, interdire les pratiques les plus destructrices, bannir la pêche dans les nourriceries où se développent les juvéniles, ainsi que dans les aires marines protégées… Les politiques de quotas adoptées à partir des années 1980 ont également prouvé leur efficacité. En Europe la pression de la pêche s’est accentuée jusque dans les années 1990. Mais grâce à l’adoption de quotas contraignants au début des années 2000, les populations de poissons ont pu se reconstituer, particulièrement en Atlantique. Toutefois, ces régulations ne s’appliquent pas sur toutes les mers, et la situation demeure très inquiétante en Afrique ou en Asie. 

Aujourd’hui, c’est le principe du « rendement maximal durable » qui est privilégié dans la gestion de la pêche : prélever le plus possible sans compromettre la reproduction d’une population. Mais cette norme suffit-elle à définir une pêche durable au moment où le changement climatique déstabilise davantage les écosystèmes ? Des experts plaident déjà en faveur d’une « sous-exploitation » des ressources marines pour assurer leur résilience.

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© Pierre Cresson

À la recherche des générations futures

L’un des objectifs de la campagne IBTS est d’estimer l’évolution du stock de harengs, une espèce emblématique de la Manche et de la mer du Nord. Pour cela, s’intéresser aux seuls adultes ne suffit pas, il faut étudier les générations futures : les larves. C’est en hiver que le hareng se reproduit dans cette zone, afin que les larves émergent au moment où le plancton dont elles se nourrissent est le plus abondant. Pendant la campagne, un filet équipé d’un collecteur est donc mis à l’eau plusieurs fois par nuit, moment le plus propice à la capture des larves, qui sont ensuite triées, comptées et observées.

Remerciements à l’équipage du Thalassa et à l’équipe de l’Ifremer de la campagne IBTS 2025, notamment à Pierre Cresson pour son rôle de conseiller scientifique