Nous pêchons chaque année 90 millions de tonnes de poissons dans le monde. Mais pour continuer à se nourrir de la mer, il ne faut pas l'épuiser.
Pêche : évaluer les ressources pour les préserver
Le Thalassa quitte Boulogne-sur-Mer chaque mois de janvier pour une campagne de 21 jours en Manche et mer du Nord. Ce navire de la flotte océanographique française participe à une campagne internationale d'évaluation des populations de poissons.
- Le programme est défini en amont, les campagnes sont rodées depuis 40 ans. On commence par l'est de la Manche, et au vu des conditions météo, on adapte le parcours, on va longer les côtes belges, hollandaises et puis le nord de l'Allemagne pour revenir vers le côté anglais.
Tous ces points sont échantillonnés au fil de la mission. Le chalut est mis à l'eau trois fois par jour par les marins. Les captures arrivent entre les mains des scientifiques de l'Ifremer qui commencent par trier les poissons espèce par espèce. Harengs, maquereaux, plies, sardines ou merlans.
- L'objectif principal est d'avoir une idée de l'état de santé de l'écosystème dans son ensemble. L'idée est surtout d'évaluer la quantité de poissons dans la mer, surtout les espèces d'intérêt commercial. Quand on a cette information, on peut utiliser des modèles qui nous permettent de prédire la quantité de poissons l'année suivante et qui serait potentiellement pêchable par les pêcheurs. C'est un moyen nécessaire pour gérer durablement ces populations qui sont exploitées.
La collecte de données suit un protocole précis et standardisé. Il faut d'abord mesurer chaque poisson et à partir d'une certaine taille, les peser, déterminer le sexe et leur maturité sexuelle. Pour connaître leur âge, on prélève la boîte noire des poissons : les otolithes.
- Les otolithes sont des morceaux de calcaire dans l'oreille interne du poisson. Ils ont une propriété très intéressante pour les scientifiques : ils grandissent en même temps que le poisson grandit en formant des bandes tantôt claires, tantôt foncées, comme un tronc d'arbre qu'on aurait coupé. Et une année de vie du poisson, c'est un cercle clair et un cercle foncé. En comptant le nombre, on détermine l'âge du poisson. Après, on fait un lien entre la taille du poisson et son âge, ce qui donne une information sur la vitesse à laquelle il a grandi.
La structure des populations se dessine en nombre d'adultes reproducteurs, de juvéniles, de grands ou petits poissons. Mais pour avoir une vision complète de ce monde marin qui échappe à nos yeux, d'autres programmes sont nécessaires.
- On peut parler du programme ObsMer qui permet d'observer les captures réalisées par les navires professionnels. La partie retenue à bord peut être commercialisée et on peut estimer la fraction rejetée. C'est possible grâce à l'accueil d'observateurs scientifiques à bord des navires de pêche. On réalise des mesures de taille en criée ou en points de débarquement. In fine, on a vraiment une vision globale de l'état des populations de poissons. On peut notamment fournir des avis scientifiques les plus précis et transmettre ces données aux décisionnaires vis-à-vis de la gestion des pêches chaque année.
L'importance de cette gestion et du suivi des mesures par les scientifiques apparaît à travers le cas du hareng. Surexploitées, les populations de harengs de la mer du Nord avaient chuté à des niveaux très bas à la fin des années 70.
- Un certain nombre de mesures de gestion ont été prises à ce moment-là. Le stock est lentement remonté. Bien que ce stock soit exploité dans des conditions actuellement durables, son recrutement, le nombre d'individus qui sont juvéniles, qui arrivent en taille d'être exploités chaque année reste très bas. Ce problème de recrutement est probablement lié à des changements environnementaux qu'on étudie.
Cette campagne permet justement de faire des prélèvements indispensables pour comprendre ce qui affecte le hareng. Janvier est la période à laquelle émergent les larves du poisson, en phase avec le bloom de plancton dont elles se nourrissent. C'est le bon moment pour les compter. Plusieurs fois par nuit, l'équipage met à l'eau un filet composé d'une maille très fine terminée par un collecteur qui piège les larves. Ensuite, on les récupère pour les compter. Connaître l'abondance des larves permet en effet de mieux prévoir le renouvellement des générations. Mais ce processus pourrait être affecté par le changement climatique. Ce sont des recherches expérimentales en laboratoire qui permettent d'étudier l'effet de ces changements sur les larves de hareng.
- On a travaillé sur l'un des scénarios climatiques le plus pessimiste. On avait 3°C de température en plus ainsi qu'une acidification des océans, donc avec un Ph plus bas. Des études montrent que la combinaison de ces facteurs provoque une diminution de la qualité nutritionnelle. On était dans un scénario multi-stress où nos individus avaient à la fois la température, l'acidification et la diminution de la qualité de la nourriture qu'on leur donnait.
Même si elles ont plutôt bien survécu, les larves soumises au stress sont plus petites que les autres.
- Soit elles arrivent à rattraper leur retard en taille et à compenser ce qu'elles ont vécu dans les premiers stades de vie, sans trop d'impact pour le stade juvénile et adulte. Soit l'impact au niveau larvaire reste tout au long du développement du poisson. On pourrait avoir avec des poissons qui arrivent au stade de maturité en étant beaucoup plus petits. Ça pourrait avoir des conséquences, par exemple pour la pêche.
Le hareng est une nourriture importante pour d'autres poissons. C'est un maillon d'une chaîne alimentaire complexe. Pour l'étudier, les scientifiques prélèvent des estomacs de poissons au cours de ces campagnes.
- On a besoin en fait de savoir ce que mangent les poissons. Jusqu'à maintenant, on a évalué les espèces population par population, donc une espèce à la fois, comme si elles étaient isolées dans l'écosystème. Elles sont toutes dans le même écosystème. Certaines vont être des proies, certaines des prédateurs. Et puis il y a la situation où deux espèces qui vont être exploitées vont manger la même chose. Tout l'objectif du travail aujourd'hui, c'est d'aller vers ce qu'on appelle l'approche écosystémique des pêches, et de voir l'écosystème comme un tout.
Ce tout comprend également les oiseaux marins et les cétacés que ces observateurs recensent depuis le pont avant du bateau. Du lever au coucher du soleil, ils traquent mouettes, fous de bassan ou dauphins pour alimenter le suivi des populations réalisées par l'Observatoire Pelagis sur chaque campagne en mer. Oiseaux et cétacés dépendent des ressources en poissons pour vivre.
- C'est tout un ensemble qui est très complexe. Il y a des interdépendances partout et notre objectif est de les comprendre pour proposer des stratégies alternatives de pêche et définir des aires marines protégées. Leur connaissance est nécessaire pour mieux gérer les écosystèmes.
Grâce aux données collectées au cours de ces campagnes, les scientifiques espèrent mieux anticiper les changements futurs et minimiser l'impact de nos activités sur les océans.