
L’ordinateur quantique tiendra-t-il ses promesses ?
Plus de 40 ans après avoir été théorisé par le physicien américain Richard Feynman, l’ordinateur quantique se concrétise peu à peu.
Enquête d’Évrard-Ouicem Eljaouhari - Publié le
Calcul quantique, un engouement récent
Année 2040. Les ordinateurs quantiques bouleversent la société. Ils accélèrent la conception de médicaments, permettant de guérir des maladies autrefois incurables. Ils aident à concevoir de nouveaux matériaux et procédés chimiques industriels. Ils régissent les opérations de vente et d’achat sur les marchés financiers, en anticipant les tendances avec une précision étonnante. En cybersécurité, ils condamnent les cryptographies traditionnelles à l’obsolescence et bouleversent la protection des données numériques.
Ce scénario est-il un pur fantasme ou un avenir possible ? Pour l’heure, avec une technologie balbutiante, seules quelques dizaines de machines sont en fonctionnement dans le monde. Et si aucune d’entre elles n’est encore capable de rivaliser avec les ordinateurs classiques, de nombreux acteurs y travaillent d’arrache-pied. Ces dernières années, des géants de l’informatique comme IBM, Google ou Amazon, des start-up comme les françaises Quandela ou Alice & Bob, ainsi que des institutions académiques, rivalisent d’avancées scientifiques et technologiques. Objectif : atteindre « l’avantage quantique », le seuil au-delà duquel l’ordinateur quantique peut résoudre un problème bien plus rapidement qu’un superordinateur classique et réaliser des calculs aujourd’hui réputés hors d’atteinte.
Une entreprise que les Nations unies ont jugée suffisamment significative pour proclamer 2025 Année internationale des sciences et technologies quantiques. Mais pour aboutir à un ordinateur quantique fonctionnel et fiable, la route reste longue et parsemée de défis techniques. L’ordinateur quantique saura-t-il tenir ses promesses ?
Au départ, les qubits
Dans un ordinateur classique – celui que vous utilisez au quotidien – une unité d’information est appelée un bit, et elle peut prendre deux valeurs distinctes : 0 ou 1. L’équivalent pour un ordinateur quantique est appelé un qubit, ou bit quantique.
Régi par les lois de la mécanique quantique, le qubit peut exister dans une superposition de ces deux valeurs, 0 et 1. Deux qubits peuvent aussi « s’intriquer », c’est-à-dire constituer un système dans lequel les caractères de l’un sont directement liés à ceux de l’autre... même s’ils sont physiquement éloignés. Grâce à ce fonctionnement en « système », l’espace mémoire d’un ordinateur quantique augmente de façon exponentielle avec le nombre de qubits, bien plus rapidement que celui d’une machine conventionnelle ; et sa vitesse de calcul est bien supérieure. Mais ces objets ne sont pas stables : autrement dit, ils perdent facilement leurs propriétés quantiques. Développer des qubits robustes constitue donc aujourd’hui un objectif prioritaire des chercheurs et des industriels. Pour cela, plusieurs pistes sont explorées.
Les qubits les plus développés à ce jour sont les supraconducteurs, des petits circuits électriques fonctionnant à très basse température. Ainsi Willow, la puce de Google dévoilée en décembre 2024, en compte 105, mais elle n’est pas encore capable de résoudre des calculs ordinaires. Les autres technologies recourent à des photons (les grains élémentaires de lumière), à des ions (des atomes auxquels il manque au moins un électron) ou à des atomes dits neutres (du point de vue électrique).
La France dans la course
Lancé en 2021, le plan quantique prévoit des investissements de 1,8 milliard d’euros sur 5 ans. En 2024 s’y est ajouté le projet Proqcima, à l’initiative de la direction générale de l’armement (DGA). L’objectif est de disposer de deux prototypes d’ordinateur quantique en deux étapes, 2032 puis 2035, en s’appuyant sur cinq start-up françaises : Quandela, Pasqal, Alice&Bob, C12 et Quobly. En termes d’investissement par rapport au PIB, la France reste toutefois derrière l’Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Au niveau mondial, les États-Unis figurent en tête des financements publics et privés des technologies quantiques, suivis de l’Union européenne et de ses États membres puis de la Chine.

Des calculs à l'échelle atomique

Des enjeux stratégiques de souveraineté
De nombreux pays considèrent désormais les technologies quantiques comme un pilier essentiel de leur souveraineté, à l’instar de l’armement nucléaire. Pour la France et l’Europe, pas question de se retrouver en situation de dépendance une nouvelle fois, comme dans le numérique et l’intelligence artificielle, avec le quasi-monopole des grandes firmes américaines : Google, Apple, Microsoft ou Amazon. D’autant que les ordinateurs quantiques peuvent faire peser des risques sur la sécurité nationale, en particulier la cybersécurité, en menaçant les systèmes actuels de cryptographie.
La cryptographie utilise des algorithmes pour chiffrer les informations et les communications, les rendant ainsi illisibles aux individus ou programmes non autorisés. Ces systèmes sont utilisés partout : opérations bancaires en ligne, applications de messagerie sécurisée, échanges entre gouvernements et institutions... Un des protocoles cryptographiques les plus utilisés actuellement, le chiffrement RSA (ainsi nommé d’après les initiales de ses trois inventeurs), se base sur la factorisation de grands nombres, un problème mathématique impossible à résoudre par les ordinateurs classiques. Or, sur des machines quantiques, l’algorithme dit « de Shor » pourrait briser la sécurité de la cryptographie RSA en seulement quelques heures ! Pour cela, il faudrait tout de même disposer d’une machine à 20 millions de qubits : on en est loin. Mais à l’avenir, les ordinateurs quantiques seront sans doute capables de déchiffrer aisément des données actuellement protégées par des systèmes cryptographiques classiques. Une perspective effrayante si l’on songe à des installations sensibles comme des centrales nucléaires ou des bases de lancement de missiles...

La cryptographie d’après-demain
La cryptographie post-quantique vise à se prémunir d’attaques d’ordinateurs quantiques et à protéger les données sensibles. Déjà disponibles, des offres commerciales sont prêtes à être déployées par les entreprises et les gouvernements sur leurs installations stratégiques ; un institut de recherche américain, le NIST (National Institute of Standards and Technology) a même normalisé les premiers protocoles de chiffrement résistants aux attaques quantiques. Cela étant, la menace reste lointaine : les meilleures machines comptent une à quelques centaines de qubits, alors qu’il leur en faudrait des dizaines de millions pour espérer briser les algorithmes de chiffrement !
Il ne remplacera pas votre ordinateur personnel
Ce n’est pas sur un ordinateur quantique que vous écrirez des documents, surferez sur le web ou regarderez des vidéos. Ces ordinateurs sont en effet totalement inadaptés à l’exécution de tâches simples et quotidiennes, et ne sont d’ailleurs pas destinés au grand public. Ces machines excellent en revanche dans des tâches bien précises : la résolution de problèmes mathématiques, comme la factorisation de grands nombres, ou la simulation de systèmes quantiques (des systèmes physiques régis par les lois de la mécanique quantique, comme les supraconducteurs). Installés dans des data centers et dans le cloud, ils seront utilisés par les secteurs de la recherche et développement ou l’armée.


Moins d’erreurs, plus de qubits !
Pour que les ordinateurs quantiques actuels soient réellement opérationnels, il faut les rendre plus fiables, car ils commettent aujourd’hui en moyenne 1 erreur toutes les 1 000 opérations. En effet, les qubits sont très sensibles à leur environnement : la moindre perturbation de chaleur, de lumière ou du champ magnétique détruit leur état quantique. Ce taux d’erreur devrait être de 1 pour 1 million de milliards d’opérations pour qu’un ordinateur soit fonctionnel. Second défi, celui dit de la « mise à l’échelle » pour atteindre des millions de qubits, le seuil pour des machines efficaces : à titre d’exemple, la dernière puce quantique de Google, Willow, ne compte que 105 qubits...
Des bénéfices pour la recherche fondamentale
Les efforts mobilisés dans la conception d’ordinateurs quantiques ont stimulé des développements technologiques. Par exemple, les systèmes de piégeage d’ions et les dispositifs à base de supraconducteurs (initialement conçus pour les qubits) ont permis de créer des environnements extrêmement contrôlés, aujourd’hui utilisés dans la recherche en physique fondamentale. Ces avancées bénéficient aussi à d’autres domaines comme la métrologie et la physique des matériaux. Parmi leurs applications concrètes, citons les capteurs quantiques, qui offrent une précision inégalée dans la détection de champs magnétiques, gravitationnels ou la navigation sans GPS.


Un avantage énergétique ?
Et si l’ordinateur quantique apportait un avantage énergétique plutôt que calculatoire ? Difficile à dire pour l’heure, car la consommation énergétique varie en fonction des options technologiques retenues. Reste que les systèmes de refroidissement cryogénique sont très énergivores, ainsi que les lasers et équipements de contrôle utilisés pour manipuler les qubits. Aussi les scientifiques planchent-ils activement sur la question. Une initiative mondiale réunissant chercheurs et industriels, la Quantum Energy Initiative, a même été lancée en 2022 pour évaluer le coût énergétique des technologies quantiques. Objectif : promouvoir une démarche écoresponsable dès la conception des machines.
Le quantique, une simple bulle ?
La course à l’ordinateur quantique suscite un immense engouement. Gare toutefois à l’emballement et aux attentes irréalistes, impossibles à satisfaire. Un phénomène dont la recherche en intelligence artificielle, par exemple, a souffert dans les années 1970 et 1990 : les promesses initiales de l’IA tardant à se concrétiser, les financements publics et privés se sont taris dans les pays anglo-saxons leaders, la recherche a provisoirement été reléguée au second plan, et cela a retardé les avancées.
De fait, la mise au point d’ordinateurs quantiques fonctionnels reste aujourd’hui confrontée à des défis majeurs, technologiques notamment. Toutefois, l’enthousiasme récent autour d’un tel projet n’est pas sans fondement. Tout d’abord, les progrès enregistrés dans les systèmes de contrôle, comme la manipulation laser et micro-ondes, et dans les algorithmes quantiques et la correction d’erreurs, ont amélioré la fiabilité des ordinateurs quantiques. Désormais massifs, les investissements impulsés par les gouvernements et les entreprises, portés par des collaborations interdisciplinaires, accélèrent la recherche. Parallèlement, les applications prometteuses se confirment en chimie, science des matériaux ou optimisation (soit la capacité de faire aussi bien ou mieux, avec moins de ressources).
Enfin, même si l’informatique quantique n’atteint sa pleine puissance que dans plusieurs décennies, son développement a d’ores et déjà des retombées directes, puisqu’il génère des connaissances utiles à d’autres technologies quantiques comme les capteurs, ainsi qu’à la recherche fondamentale.
