Sur le grand plafond de la Baume Latrone, un grand félin et des mammouths sont dessinés à l'argile rouge, déposée au doigt. © Marc Azéma

Il y a 37 000 ans, les tribus de chasseurs-cueilleurs de la période aurignacienne, installés dans le Sud de la France, n’ont pas seulement orné les parois de la grotte Chauvet-Pont d’Arc, dans l’actuel département de l’Ardèche, de centaines d’animaux d’une beauté à couper le souffle. Ils se sont également rendus plus au sud, eux ou leurs proches descendants, empruntant le couloir rhodanien avant de remonter le cours du Gardon, qui serpente dans des gorges calcaires rappelant celles de l’Ardèche. Là, ils ont pénétré dans les entrailles d’une profonde cavité dont le porche surplombait le cours d’eau, pour y exprimer toute l’étendue de leur art : de cet acte créatif nous sont parvenus, à travers les millénaires, vingt-et-un animaux (félins, chevaux, mammouths), six mains et des signes divers. Tous représentés sur les parois et les plafonds de cette grotte en forme de long conduit sinueux, appelée aujourd’hui Baume Latrone. Pour réaliser leurs dessins, les hommes paléolithiques du Gard ont employé une technique très originale, déposant de l’argile sur les parois en se servant de leurs doigts comme autant de pinceaux.

Un charbon de 37 464 ans

Ce scénario géographique et cette chronologie, jusqu’ici hypothétiques, découlent de la récente datation d’un fragment de charbon de bois retrouvé au printemps 2010 par l’équipe pluridisciplinaire qui a repris, en 2009, l’étude de la Baume Latrone. L’analyse au carbone 14 de cet échantillon de 1 cm2, prélevé au pied d’une paroi ornée, a en effet fourni un âge de 32 740 ans BP, avec une marge d’erreur de 530 années (1, 2). Soit, en dates dites calibrées (encadré ci-dessous), une ancienneté moyenne de 37 464 ans pour ce charbon, vraisemblablement le vestige d’une torche utilisée par les hommes du paléolithique pour s’éclairer dans la cavité.


Les chercheurs ont procédé à la reconstitution numérique du riche plafond de la grotte Baume Latrone © Alain Dubouloz

« On se situe donc, à quelques décennies près, dans les mêmes fourchettes chronologiques que la grotte Chauvet, située à 70 km plus au nord, commente Marc Azéma, du laboratoire Traces/Creap (Travaux et recherches archéologiques sur les cultures, les espaces et les sociétés/Centre de recherche et d'études pour l'art préhistorique) de l’université Toulouse Le Mirail et responsable scientifique des fouilles de Baume Latrone. C’est très important, car cela prouve que la cavité ardéchoise n’a pas été un cas isolé dans cette aire géographique, une sorte d’Ovni préhistorique sorti de nulle part, mais qu’elle s’insérait au contraire dans un contexte social et culturel déjà riche. » L’existence de cette aire culturelle est également confirmée par les dates, tout aussi anciennes, obtenues en 2005 dans la grotte ornée d’Aldène, dans le département voisin de l’Hérault. « Autant de faits qui confirment l’idée d’une communauté de croyances entre groupes voisins du Sud de la France, durant les temps glaciaires, qui devaient certainement posséder chacun leur sanctuaire afin d’y exprimer leurs mythes et leurs croyances », souligne le spécialiste de l’art rupestre Jean Clottes.
Plus largement, la notion de culture aurignacienne à l’échelle européenne sort également renforcée de cette datation. Avec cette fois l’émergence d’un territoire majeur, le Sud-Est de la France, aux côtés des deux régions déjà identifiées que furent le bassin de l’Aquitaine (sites de Castanet, Blanchart et Cellier), le nord de l’Allemagne (Hohle Fels, Geissenklösterle) et, à un degré moindre, la Roumanie avec la grotte de Coliboaia.

Des « dates calibrées » ?

L’âge des vestiges archéologiques fourni par la technique du radiocarbone s’exprime traditionnellement en « années avant le présent » (BP). Les préhistoriens leur préfèrent les « dates calibrées », qui prennent en compte les corrections effectuées sur la courbe fournie par le carbone 14. Ces dates calibrées, plus anciennes que les dates exprimées en BP, sont plus proches de la réalité préhistorique.

Un style déroutant pour les préhistoriens


Ce relevé représente le mammouth « numéro 9 » du grand plafond. © Marc Azéma

Les récentes datations de Baume Latrone dissipent l’épais mystère qui entourait encore cette cavité. Peu connue, elle possède en effet une histoire et des caractéristiques hors du commun. Ainsi, sa révélation et les premières années suivant sa découverte évoquent immanquablement la célèbre grotte de Lascaux. Comme cette dernière, la grotte gardoise fut découverte en 1940, en pleine période sombre de l’Occupation, par un groupe d’adolescents téméraires venus de Nîmes, bien décidés à franchir l’obstacle que constituait, peu après le porche, un bouchon d’argile obstruant le conduit sous-terrain. Ils révèlent alors, à 200 mètres de l’entrée, les principales peintures et dessins, exécutés au plafond d’une salle en forme de rotonde, tout comme la première salle ornée de Lascaux… Le parallèle entre les deux cavités se poursuit avec les outrages dont elles ont été victimes, toutes deux, à l’époque moderne. « La Baume Latrone a subi des actes de vandalisme, frottements, raclages, noir de fumée sur les parois, projection de boulettes d’argile et signatures, raconte Marc Azéma. Après la pose de deux portes renforcées à l’entrée, un nettoyage des parois ornées a même dû être effectué en 1982-1984 par le Laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH). »


Une technique polydigitale unique dans l'art pariétal La technique de l'ornementation du grand plafond de la Baume Latrone par les peintres de la période aurignacienne, il y a 37 000 ans, se trouve ici reconstituée. © Marc Azéma

À partir des années 1950, les chercheurs qui se succèdent à Baume Latrone sont plutôt désarçonnés par les dessins et les peintures, exécutés à l’argile rouge. Ils sont perplexes face à la technique de réalisation, dite polydigitale (les extrémités des doigts plus ou moins serrés servent à déposer le pigment minéral), absolument unique dans l’art pariétal ; et face au style, tout aussi original, des animaux : mammouths dont le profil est réduit à l’essentiel, comme semblant flotter sur la paroi, félin à longue queue qui a pu être confondu par certains préhistoriens avec un serpent, quadrupède à la forme de crabe fantasmagorique… Pour le grand ethnologue et préhistorien André Leroi-Gourhan, qui voyait dans Baume Latrone un « sanctuaire du mammouth », ses dessins aux détails « hors de prise » possédaient « un style unique dans tout le domaine méditerranéen et la région franco-cantabrique », empêchant toute attribution chronologique fiable (3). Quant à l’abbé Breuil, autre préhistorien célèbre, il voyait dans certains des tracés digitaux, réalisés sur les plafonds de la grotte, d’énigmatiques « macaronis ». En se basant sur des comparaisons de styles avec des grottes correctement datées, les différents scientifiques ont avancé, au fil des estimations, des dates possibles pour l’art de Baume Latrone s’étalant… sur 15 000 ans, entre 20 000 et 35 000 !

Une scène éthologique reconstituée en laboratoire

Les derniers résultats, outre qu’ils datent définitivement le site, apportent de précieuses informations sur ce sanctuaire à l’écart des canons de l’art paléolithique. Ainsi, les chercheurs ont pu préciser, par étude spectrométrique, l’origine des pigments qui ont servi à tracer le contour des animaux. Même si l’analyse n’est pas définitivement terminée, les pigments picturaux ne semblent pas provenir du sol de la cavité, composé d’un sable argileux brun-orangé-pâle, mais plutôt d’une ou plusieurs corniches. Dont celle située sous le panneau principal, comprenant justement une argile rouge qui se rapproche de celle des tracés digitaux. De plus, l’équipe bénéficie, pour observer et analyser les contours des dessins, des récents progrès en matière d’imagerie et de technologie 3D, dont l’emploi se généralise dans l’étude de l’art rupestre. Principaux avantages : s’affranchir des conditions pénibles et peu favorables que constitue la cavité (froid, pénombre, humidité) et révéler, de retour devant l’écran du laboratoire, des détails parfois peu visibles des peintures, en les éclairant ou en les agrandissant grâce à l’outil numérique. Autre intérêt de la capture en 3D, grâce à des scanners et des photographies numériques en haute définition : les chercheurs peuvent « redresser » sur ordinateur des figures qui apparaissent déformées dans la grotte et sur les simples clichés, du fait des méandres du relief rocheux.


Le grand plafond de la Baume Latrone a été analysé dans ses moindres détails grâce à des techniques numériques. © Marc Azéma

En employant ces techniques de pointe, Marc Azéma et ses collègues Raphaëlle Bourrillon et Bernard Gély ont pu décrypter la principale composition ornée de la Baume Latrone, comprenant un grand lion des cavernes, long de trois mètres, entourés de sept à huit mammouths. Première constatation, renforcée par l’analyse informatique : les animaux sont disposés selon des cercles concentriques réguliers, qui semblent participer d’une véritable scénographie et d’une volonté de narration : « C’est une scène éthologique qui est racontée là, observée au préalable dans la nature, avec un sens de lecture établi il y a des millénaires par les peintres. Le regard se focalise en effet au centre, sur le grand félin, qui semble prêt à prendre en chasse les mammouths qui l’entourent et que le regard balaie ensuite. De plus, les mammouths du haut semblent, par leur attitude, plus énervés que ceux du bas, comme si la tension dramatique augmentait de bas en haut de la composition », décrypte Marc Azéma, qui a développé une théorie originale d’animation et de narration graphique de l’art pariétal paléolithique dans son ouvrage La Préhistoire du cinéma (Errance, 2011).

Des spéléologues avant l'heure


Le plan de la grotte de la Baume Latrone © DR

Les longues heures passées dans le silence de la Baume Latrone, et d’autres grottes ornées, ont également convaincu les chercheurs que les peintres paléolithiques, de la même manière qu’ils maîtrisaient parfaitement les ressources terrestres, furent aussi des connaisseurs parfaits de ce milieu sous-terrain, aux caractéristiques si particulières : « Il devait y avoir une véritable exploration, presque systématique, des cavités accessibles, qui leur permettait ensuite de sélectionner celles qui convenaient à leurs pratiques rituelles ou initiatiques, en fonction de critères topographiques et fonctionnels, analyse ainsi Philippe Galant, du Service de l’archéologie de la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) du Languedoc-Roussillon. De plus, on sait grâce à certaines études souterraines que les hommes paléolithiques exploraient les grottes exactement comme le font les spécialistes actuels : même circulation, même recherche des passages, même balisage des zones difficiles… On peut donc parler d’une véritable préhistoire de la spéléologie moderne, preuve supplémentaire de l’ingéniosité de nos ancêtres, et du lien ininterrompu qui nous lie à eux, chaque société déposant au fil du temps les bases, culturelles et techniques, nécessaires à l’émergence et au développement de la suivante. »
On savait déjà nos ancêtres paléolithiques chasseurs et cueilleurs aguerris, artistes et musiciens confirmés, voilà qu’on les découvre spéléologues avertis, et inventeurs d’une forme primitive de l’animation, de la narration graphique et du cinéma. Ce n’est pas le moindre des messages que nous délivre la très originale Baume Latrone, petite sœur de Chauvet parvenue miraculeusement jusqu’à nous.

(1) M. Azéma, B. Gély, R. Bourrillon, Ph. Galant, « L’art paléolithique de la Baume Latrone (France, Gard) : nouveaux éléments de datation », Inora (International Newsletter on Rock Art) n°64, novembre 2012.
(2) Analyse réalisée par le Centre de datation au radiocarbone de l’université Lyon 1.
(3) André Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Mazenod, 1965.