Ce sont les plus vieilles traces d’Homo sapiens retrouvées à ce jour : 22 ossements, dont un nouveau crâne et une mandibule, remontant à 315 000 ans (avec une marge d’erreur de 35 000 ans), alors que les fossiles connus à ce jour situaient les origines de l’Homme moderne à 200 000 ans environ. En outre, ils ont été découverts sur le site marocain de Djebel Irhoud, et non en Afrique de l’Est, jusque-là réputée être le berceau de nos ancêtres.

Cette nouvelle, qui bouleverse les scénarios relatifs à la naissance du genre humain, a fait l’objet de deux études dans la revue Nature du 8 juin. Elle est due à une équipe internationale comprenant Abdelouahed ben-Ncer, de l'Institut national d'archéologie et du patrimoine (Insap), un familier du site de Djebel Irhoud, et dirigée par Jean-Jacques Hublin, professeur invité de la chaire internationale de paléoanthropologie au Collège de France et professeur à l'institut Max-Planck d'anthropologie évolutionniste de Leipzig.

Un site fécond

Dans les années 1960, lors de la première « génération » de fouilles – le terme est d’Abdelouahed ben-Ncer – le site de Djebel Irhoud avait déjà livré des outils de pierre ainsi que six fossiles humains. Il faut ensuite attendre 2004 pour que, sous la direction de Jean-Jacques Hublin, débute une seconde phase de fouilles sur cet ancien site d’exploitation minière.

Peu à peu, de nouveaux fragments sont exhumés. Les fossiles humains sont désormais au nombre de 22 : des os du crâne, mais aussi d’autres provenant de bras ou de jambes de cinq individus – trois adultes, un adolescent et un enfant. Le crâne est très bien conservé ; quant à la mandibule,  « c’est sans doute la plus belle d’Homo sapiens primitif retrouvée en Afrique », estime Jean-Jacques Hublin, avec une denture très bien conservée. Ces restes sont associés à des ossements d'animaux – beaucoup de gazelles – manifestement chassés et à des outils de pierre de style Levallois (pointes, éclats retouchés…) typiques d’Homo sapiens.

« Par chance, a expliqué Jean-Jacques Hublin lors de sa présentation au Collège de France, le 6 juin, les hommes qui vivaient à Djebel Irhoud ont fait une utilisation très importante du feu, et ont donc brûlé - accidentellement - beaucoup d’éclats de silex ». Cela a permis de procéder à une datation par thermoluminescence des couches archéologiques contenant les restes humains, et de parvenir à ce résultat étonnant de 320 000 ans. Pour confirmer les dates, l’équipe a procédé à une nouvelle mesure de résonance de spin électronique – autre méthode de datation en archéologie – de la mandibule d’enfant découverte dans les années 1960. L’âge précédemment calculé était de 160 000 ans, mais grâce aux progrès de cette méthode et à de nouvelles mesures de la radioactivité du site, un âge beaucoup plus ancien a été obtenu, cohérent avec le résultat de la thermoluminescence. 

Pourquoi des parutions seulement maintenant ?

Les ossements et autres outils découverts à Djebel Irhoud sont connus depuis une dizaine d’années. Alors pourquoi attendre aussi longtemps avant de rendre ces résultats publics ? Derrière les deux articles publiés dans la revue Nature, se cache en réalité un patient travail de prospective, de datation et d’analyse. Pour arriver à ces nouvelles conclusions, les équipes de Jean-Jacques Hublin ont notamment dû résoudre plusieurs problèmes relatifs à l’évolution de la face, du cerveau ou des dents chez les ancêtres de l’Homme : des travaux qui ont fait l’objet d’une vingtaine de publications depuis dix ans. Par ailleurs, certaines techniques – comme la datation par résonance de spin électronique – ne permettaient pas, il y a quelques années encore, d'obtenir des mesures suffisamment fiables. Enfin, comme toute publication scientifique, les deux articles de Nature ont fait l’objet d’un long processus de validation par des spécialistes de la discipline.

D’allure humaine ?

L’aspect des nouveaux ossements semble rattacher leurs propriétaires à notre espèce, Homo sapiens, avec un menton bien apparent, absent chez l’homme de Neandertal qui vivait en Europe à la même époque, ou une face plutôt plate et non plus projetée vers l’avant : « la face de quelqu’un que vous pouvez rencontrer dans le métro à Paris ou ailleurs », selon l’expression de Jean-Jacques Hublin.

Pour le déterminer, les chercheurs ont procédé à une analyse morphométrique 3D, une méthode statistique permettant de comparer de nombreux traits anatomiques : les restes de Djebel Irhoud se distinguent bien des Néandertaliens ou des formes humaines anciennes. Dans un commentaire paru dans la même édition de Nature, deux anthropologues, Chris Stringer et Julia Galway-Witham, du Muséum national d’histoire naturelle de Londres, s’interrogent toutefois sur l’aspect « moderne » du crâne, qui pourrait aussi appartenir à un ancêtre de l’Homme autre que sapiens. De fait, son endocrâne, c’est-à-dire la cavité où loge le cerveau, est un peu plus petit que le nôtre, laissant moins de place pour le cervelet, une structure cérébrale notamment impliquée dans le langage.

Reconstitution du crâne des premiers sapiens retrouvés à Djebel Irhoud grâce au scan de multiples fossiles par microtomographie : ils présentent déjà une face tombante comme les homme actuels. Cependant, les empreintes dans la boîte crânienne (en bleu) ont un aspect plus archaïque, ce qui indique que la forme du cerveau, et donc les fonctions cérébrales, ont évolué avec la lignée Homo sapiens. © Philipp Gunz, MPI EVA Leipzig

L’Homme, ce Panafricain ?

Est-ce à dire que le premier Homme fut marocain, et non pas éthiopien ? En fait, non. Car les outils de Djebel Irhoud rappellent les pierres taillées découvertes à Kathu Pan, en Afrique du Sud, très loin du Maroc. Or ces dernières remontent à 500 000 ans : seraient-elles les premières expressions artistiques d’Homo sapiens ? Pour Jean-Jacques Hublin, de fait, l’émergence de l’Homme moderne a pu être un phénomène transafricain, à une époque où l’Afrique était un continent presque entièrement vert, largement ouvert aux échanges et/ou aux migrations : « Nous avons pris l’habitude de penser que le berceau de l’humanité moderne peut être localisé en Afrique de l’Est il y a 200 000 ans, explique-t-il, mais nos travaux démontrent sans ambiguïté qu’Homo sapiens était probablement déjà présent sur l’ensemble du continent africain il y a 300 000 ans. Bien longtemps avant la sortie d’Afrique d’Homo sapiens, il y a eu une dispersion ancienne à l’intérieur de l’Afrique ».