De gigantesques réserves d'eau potable

Barcelone sous perfusion La capitale catalane s'approvisionne en eau potable depuis Marseille et le sud de l'Espagne, notamment la région d'Almeria, où l'eau de mer est dessalée dans une immense unité d'osmose inverse (photo ci-dessus). © JOSE LUIS ROCA / AFP

Cet été, les habitants de Barcelone se rafraîchissent le gosier avec l'eau de Marseille. À sec, la capitale catalane a dû faire appel à l'approvisionnement extérieur pour étancher la soif de ses habitants ; l'eau potable arrive par bateau directement depuis le port français et depuis les usines d'eau potable du sud de l'Espagne. Une situation temporaire, car d'ici la fin 2009, l'usine de dessalement construite par Degrémont – une filiale de Suez Environnement – sera opérationnelle. Cette unité, qui dessalera l'eau de mer à travers des membranes filtrantes, fournira à la ville 200 000 m³ d'eau par jour, l'équivalent de la consommation d'eau d'1,3 million d'habitants.

Selon Global Water Intelligence, la production devrait doubler dans les huit ans La croissance du marché du dessalement est de 15% par an. Les volumes d'eau potable produits avec cette nouvelle technologie devraient atteindre plus de 100 millions de mètres cubes en 2015, selon Global Water Intelligence (un cabinet d'expertise économique et stratégique sur les industries de l'eau). © CSI 2008

La situation de Barcelone va devenir banale. Avec la raréfaction des ressources d'eau potable, si rien n'est fait, d'ici 2025, 4 milliards d'êtres humains, c'est-à-dire la moitié de la population du globe, seront confrontés à un déficit en eau. L'humanité devra donc se tourner vers une réserve quasi inépuisable, la mer. Logique ! Les mers et les océans représentent 97% des eaux de la planète, et 40% de la population mondiale habite à moins de 70 km des côtes. Mais bien que l'eau de mer soit une ressource inépuisable, elle contient entre 20 et 50 grammes de sel par litre, soit 1 000 fois plus que la limite fixée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour pouvoir être consommée sans risque. Il faut donc la dessaler.

Le Moyen-Orient plébiscite l'eau de mer La moitié des volumes d'eau de mer dessalés dans le monde abreuve le Moyen-Orient, l'une des premières régions à avoir misé en masse sur cette technologie. © DR

Cette solution, naguère cantonnée aux navires, aux îles et surtout aux pays du golfe Persique, est en train de gagner l'ensemble de la planète. Certes, le Moyen-Orient concentre encore 51% des capacités de dessalement du globe, mais les États-Unis, l'Australie, l'Espagne, l'Algérie installent d'immenses usines... Alors que les capacités mondiales d'eau dessalée s'élevaient à seulement 6 millions de m³/j en 1980, elles représentent aujourd'hui 52 millions de m³/j (0,9% de la consommation d'eau potable). Un chiffre qui devrait doubler d'ici 2016, selon Global Water Intelligence, un cabinet d'expertise internationale sur les industries de l'eau.

Deux physiques s'affrontent

Le procédé de distillation à effet multiple Dans ce procédé, l'eau de mer va passer par plusieurs étapes de vaporisation-condensation successives pour se délester des sels qu'elle contient. Cette technologie récupère l'énergie libérée lors de la condensation pour l'utiliser à l'étape suivante, permettant des gains d'électricité considérables. © CSI 2008

Distillation ou filtration ? Pour dessaler l'eau de mer, deux voies sont possibles. La première est aussi la plus ancienne. Aristote a décrit le principe de la distillation au IVe siècle avant Jésus-Christ, Abélard de Bath en a fait l'expérience au XIIe siècle en chauffant de l'eau de mer, et les marins s'en sont servi pour dessaler l'eau sur leurs bateaux. Le principe est simple, il repose sur un changement de phase. L'eau de mer chauffée se vaporise, laissant les sels dissous dans la partie liquide. Ce phénomène, qui est aussi à la base du cycle des nuages et de la pluie, l'industrie s'en est emparé en le concentrant dans l'espace et le temps. Dans une usine de dessalement fonctionnant par distillation, l'eau de mer est vaporisée, déposant les sels et les impuretés qu'elle contient. Une fois condensée, l'eau distillée, liquide, est exempte de sels. Cette solution, qui demande de grandes quantités d'énergie et de chaleur, est surtout valable si elle est adossée à une centrale électrique, capable de fournir ces deux éléments indispensables.

Osmose et osmose inverse L'osmose est un phénomène naturel. L'eau circule à travers une membrane semi-perméable afin que les concentrations soient à l'équilibre de part et d'autre de la membrane. L'osmose inverse oblige l'eau à circuler à contresens. © www.economiedenergie.fr

L'autre solution passe par les membranes d'osmose inverse. Ce sont en fait des films de polyamides semi-perméables à l'eau. Leurs pores sont minuscules : moins d'un nanomètre de diamètre. Une taille qui entraîne une sélection drastique. Seules les molécules d'eau traversent la membrane. Même les sels dissous ne passent pas, et encore moins les impuretés (virus, micro-organismes, particules solides) contenues dans l'eau.

Là encore, le procédé industriel s'inspire de la nature, où l'osmose est un phénomène essentiel aux équilibres biologiques. À l'aide d'une forte pression (70-80 bars, soit la force exercée par une colonne d'eau de 70 à 80 mètres), on « force » le passage de l'eau salée à travers la membrane, depuis le côté le plus chargé en sel vers l'eau douce. Mais les membranes sont extrêmement fragiles. Elles se colmatent facilement si l'eau de mer contient trop d'impuretés. Si la matière s'accumule à la surface de la membrane, elle bouche les pores et rend le polymère inefficace. C'est pourquoi l'eau doit impérativement être traitée avant d'être filtrée par les membranes. Malgré cette étape préalable – le prétraitement – le dessalement par osmose inverse nécessite moins d'énergie que la distillation, et il s'impose souvent, dès que l'usine de dessalement n'est pas couplée à une centrale électrique. L'Espagne, l'Australie, Israël ont ainsi misé sur d'immenses unités de distillation par osmose inverse. Au total, 61% des nouveaux projets de dessalement utilisent la filtration.


Le meilleur des deux...

Certaines villes ne choisissent pas entre l'osmose inverse et la distillation, et misent sur les deux technologies. C'est le cas de Qifda, située dans l'émirat de Fujairah, aux Émirats arabes unis. En décembre 2007, elle a commandé à Veolia Eau une usine de dessalement associant osmose inverse et distillation. L'usine, qui sera adossée à une centrale électrique qui lui fournira l'eau et la vapeur, produira 590 000 m3/j à partir de 2010. Pourquoi avoir associé les deux solutions ? L'idée est de « coller à la demande en eau », y compris pendant les périodes hivernales, où la production d'électricité – et donc la production de vapeur indispensable à la distillation – est plus faible, répond Vincent Beaujat, directeur exécutif de Sidem, la division dessalement de Veolia Eau. « Combiner les deux technologies permet aussi de mélanger les courants d'eau potable, ce qui lisse les températures et la composition chimique de l'eau. En effet, l'osmose inverse délivrant une eau plus pure que ce dont nous avons besoin, en la mélangeant à l'eau distillée on la potabilise en quelque sorte ».

Quel est le coût de ces procédés?

L'Australie sous le vent Pour éviter la surconsommation d'énergie, l'Australie a choisi d'alimenter ses usines de dessalement par la force du vent. Des fermes éoliennes ont été implantées à proximité de l'usine d'osmose inverse de Perth, construite par Degrémont (Suez). Un exemple qui sera suivi à Sydney, où Veolia s'apprête aussi à implanter une unité d'osmose inverse. © Suez

Pour l'heure, l'eau dessalée ne représente que 0,9% de notre consommation d'eau potable. Mais face aux pénuries en eau douce, qui seront de plus en plus importantes, cette part va augmenter. À condition que les villes ou les États qui veulent s'équiper puissent se le permettre. Même si son coût a été divisé par dix en vingt ans, pour flirter aujourd'hui avec la barre des 1 dollar par mètre cube, le dessalement coûte cher, trop cher encore pour les pays qui souffrent le plus cruellement du manque d'eau. Pour preuve, l'usine de dessalement qui sera installée à Barcelone représente un investissement de 159 millions d'euros.

« Nous pouvons atteindre 20% d'économies d'énergie supplémentaires. » Arnaud de la Tour du Pin, Directeur Marketing chez Veolia Solutions et Technologies. © CSI 2008

Quant à la dépense énergétique que suppose le fonctionnement d'une telle structure, elle est immense. La distillation requiert d'énormes quantités de vapeur et d'électricité. Plus de 100 kg de vapeur et entre 2 et 5 kWh pour produire un m³ d'eau distillée. Quant à l'osmose inverse, la pression exercée sur l'eau de mer qui est filtrée par la membrane demande elle aussi de grandes quantités d'électricité, entre 4 et 5 kWh par mètre cube. Une équation difficile à résoudre à l'heure des économies d'énergie.

« Le dessalement n'est pas la seule solution possible » Arnaud de la tour du Pin, directeur marketing, activités municipales, chez Veolia Eau Solutions & technologies. © VL

L'autre obstacle est environnemental. Les usines de dessalement prélèvent de grandes quantités d'eau de mer et rejettent une saumure deux fois plus concentrée en sel (50-80 g/l). Pour l'heure, ces rejets se diluent très rapidement dans l'eau de mer et ils ne semblent pas avoir d'impact sur les écosystèmes. Et les 51 millions de m³ rejetés par jour ne sont qu'une goutte d'eau à l'échelle des mers et des océans. Mais que se passera-t-il si nous utilisons massivement le dessalement ? C'est l'une des questions posées en avril dernier par le Conseil national de la Recherche des États-Unis. Cette antenne de l'Académie des sciences américaine considère sérieusement le dessalement comme une solution réaliste pour alimenter les populations en eau potable. Ses préconisations : poursuivre les recherches pour réduire la consommation énergétique de ces technologies et évaluer l'impact réel sur l'environnement avant que la mer ne soit devenue notre principale source d'eau potable. Une perspective pas si lointaine.