Du saumon transgénique dans les assiettes américaines ?
Le premier saumon génétiquement modifié sera-t-il autorisé à la consommation avant la fin de l'année par les autorités américaines ? Face aux craintes pour l'environnement et pour la santé que l'animal suscite, des groupes de citoyens, des ONG et même des chaînes de supermarchés se mobilisent.
Alice Bomboy - Publié le
Depuis quelques mois, les Américains parlent saumon. Mais pas n'importe lequel : un saumon transgénique. Le 22 décembre 2012, la Food and Drug Administration (FDA), l'agence en charge de la sécurité alimentaire aux États-Unis, a en effet conclu que cet animal issu du génie génétique n'avait pas d'impact significatif sur l'environnement et que sa consommation comme aliment ne présentait pas plus de risques que le saumon traditionnel. Si sa mise sur le marché était autorisée, il serait ni plus ni moins que le premier animal génétiquement modifié autorisé à la consommation aux États-Unis, mais aussi dans le monde. Seulement voilà, ONG, consommateurs et même enseignes de la grande distribution ne l'entendent pas de cette oreille...
L'objet de toutes les interrogations a été baptisé AquAdavantage. Ce saumon a été développé par des universités canadiennes et est désormais produit par une société américaine, AquaBounty, basée dans le Massachusetts. Les chercheurs qui l'ont mis au point avaient un but : créer un saumon qui grandit et grossit vite, afin qu'il passe le moins de temps possible dans les bassins d'élevage et rejoigne rapidement les étals de nos magasins. En ligne de mire, une rentabilité maximum. Et ils ont réussi : aujourd'hui le saumon AquAdvantage atteint une taille suffisante pour être vendu après 18 mois d'élevage. Les saumons de l'Atlantique, eux, doivent être nourris deux fois plus longtemps, soit trois ans, pour atteindre ce calibre.
Une combinaison de divers gènes
Ce saumon d'un genre nouveau ressemble à un saumon de l'Atlantique, ce qui est logique, car c'est son ADN que les scientifiques ont modifié pour booster sa croissance. Pour en accroître la taille, ils ont recouru aux qualités génétiques d'autres poissons. Dans les eaux du Nord Pacifique, l'Oncorhynchus tshawytscha est bien connu des pêcheurs : familièrement appelé le saumon Chinook, c'est le plus gros des saumons américains, avec une longueur allant jusqu'à 1,5 mètre. La raison ? Il possède un gène favorisant la production de l'hormone de croissance. Le métabolisme de ce mastodonte présente cependant un « défaut » : pendant la saison froide, ce gène est inhibé et la croissance du saumon se ralentit drastiquement. Pour corriger cela, les scientifiques se sont intéressés à Zoarces americanus, la loquette d'Amérique. Ce poisson, qui ressemble à une anguille, est porteur d'une séquence génétique faisant office d' « interrupteur » : lorsqu'elle est associée au gène de l'hormone de croissance, elle l'empêche de « s'éteindre » lorsque les eaux refroidissent. Cette combinaison génétique, insérée dans le génome du saumon Atlantique, a donné naissance au super-saumon AquAdvantage.
La société AquaBounty essaie depuis près de 17 ans d'obtenir l'autorisation de mise sur le marché de son saumon haute technologie. Avec les conclusions environnementales et sanitaires tirées par la FDA fin décembre, elle n'est plus qu'à un pas de la commercialisation. L'agence américaine a toutefois imposé un délai supplémentaire de quelques mois afin de permettre aux citoyens de lui transmettre leurs commentaires. Ce délai s'est achevé fin avril. La décision finale est donc attendue sous quelques mois.
« Les Américains ne veulent pas manger ce saumon. Malheureusement, ce que le public pense ne compte pas, malgré les sondages qui montrent l'opposition de la population et les quelque deux millions de commentaires reçus par la FDA », se désole Eric Hoffman, responsable des campagnes Alimentation et technologies de l'organisation américaine Friends of the Earth, les Amis de la Terre. En 2010 déjà, une enquête réalisée par Lake Research Partners avait montré que 78 % des citoyens américains ne souhaitaient pas voir ce poisson approuvé pour la consommation humaine. « Nous sommes convaincus que la FDA va continuer dans la même direction et approuver ce saumon génétiquement modifié. Ses responsables ont affirmé ne vouloir prendre en compte qu'un point de vue scientifique, au sujet duquel nous ne sommes bien évidemment pas d'accord », regrette Eric Hoffman.
Des saumons agressifs une fois relâchés dans l'environnement
Ce sont les risques que ce saumon pourrait faire courir à l'environnement qui sont les plus inquiétants. Pour éviter la colonisation du milieu naturel par ces animaux transgéniques, la société AquaBounty affirme qu'elle ne produira que des femelles stériles. « Le problème est que la FDA exige que 95 % des œufs seulement soient stériles, ce qui laisse planer un doute sur les 5 % restants. Que se passera-t-il s'ils s'échappent dans l'environnement pour une raison quelconque ? Une étude a montré qu'il suffisait que 60 poissons génétiquement modifiés se retrouvent au sein d'une population de 60 000 poissons sauvages pour que celle-ci s'éteigne en moins de 40 générations », explique le porte-parole de Friends of the Earth.
Une étude réalisée par la Memorial University de Newfoundland, au Canada, publiée fin mai, enfonce le clou. Les chercheurs ont étudié ce qui se passait lorsque les saumons AquAdvantage étaient mis en présence de truites brunes. Résultat : non seulement les deux espèces sont capables de s'accoupler et d'avoir une descendance, mais parmi leurs rejetons, 1 % sont des hybrides qui possèdent les caractéristiques de leurs deux parents.
Ceux-ci présentent des qualités inquiétantes : ils grandissent encore plus vite que leurs parents, plus vite notamment que le saumon génétiquement modifié lui-même ! Ils sont aussi plus compétitifs pour l'accès à la nourriture : leur seule présence ralentit la croissance de saumons sauvages partageant le même milieu qu'eux de 54 %, et celle des saumons AquAdvantage... de 82 % ! La question est d'autant plus épineuse que la production de ces poissons s'effectue dans des conditions plutôt obscures : les œufs sont fabriqués sur une île canadienne, mais les poissons grandissent au cœur de la forêt panaméenne, dans les bassins d'une pisciculture installée à plus de 1500 mètres d'altitude... loin des yeux de tous !
Autre inquiétude : la propagation possible de maladies issues des poissons transgéniques aux populations sauvages. En 2009, la population d'œufs de saumon transgéniques dans les laboratoires d'AquaBounty a essuyé une épidémie d'anémie infectieuse du saumon, une maladie qui a dans le passé décimé les élevages écossais et chiliens. Un incident que la firme américaine n'aurait pas pris la peine de signaler à la FDA... « Nous nous interrogeons aussi sur les conséquences pour la santé humaine. Ces poissons contiennent une grande quantité d'hormones de croissance IGF-1. Or des études ont montré que celle-ci augmenterait le risque de développer plusieurs types de cancers. En savons-nous assez aujourd'hui pour dire que ces poissons ne seront pas nocifs ? Nous ne le croyons pas », explique Eric Hoffman.
Des supermarchés prêts à boycotter « Frankenfish »
Aujourd'hui, la résistance s'organise : des manifestations ont été organisées et des pétitions lancées sur Internet. On reproche à la FDA d'être prête à autoriser ce saumon haute technologie sans le consentement des Américains et qui plus est... à l'insu de tous : l'agence gouvernementale ne juge en effet pas nécessaire que la mention « modifié génétiquement » soit apposée sur l'aliment. L'ingénierie génétique ne change rien à la viande du poisson, maintient la FDA, qui a fait de ce principe une règle générale pour tous les aliments génétiquement modifiés. Aux États-Unis, seule l'Alaska impose une telle mention sur les poissons et les coquillages concernés. Le Connecticut étudie l'adoption d'une loi dans ce sens, qui concernerait cette fois-ci toutes les denrées alimentaires.
Depuis le mois de mars, plus d'une trentaine d'organisations de défense de l'environnement et des consommateurs s'activent pour combattre l'arrivée du saumon dans les supermarchés. Une campagne a été lancée et des lettres ont été envoyées aux marques de la grande distribution et de l'agro-alimentaire pour leur demander de s'engager à ne pas vendre de poisson transgénique après son approbation. Une soixantaine de sociétés ont répondu positivement à l'appel, dont le géant Whole Foods, une chaîne de magasins d'aliments très connue aux États-Unis. « Nous avons été surpris par cette prise de position de la grande distribution, reconnaît Eric Hoffman. Whole Foods a notamment franchi un cap important : l'entreprise a rompu toute relation avec Lamasur Aquaculture, la société qui leur fournissait des truites arc-en-ciel, mais qui possède aussi les bâtiments dans lesquels les saumons AquAdvantage sont élevés au Panama ».
La porte ouverte à d'autres animaux transgéniques ?
Pour ses opposants, l'approbation de ce saumon génétiquement modifié créerait un dangereux précédent en ouvrant les portes du marché américain à d'autres animaux issus du génie génétique : plus de 35 espèces de poissons transgéniques sont actuellement en développement, mais des vaches, poulets et porcs pourraient aussi bientôt voir le jour. Les spécialistes des questions éthiques s'interrogent aussi sur les répercussions de l'arrivée de ce saumon transgénique dans d'autres pays.
« Une fois approuvé ici pour la commercialisation, affirme Richard Klitzman, spécialiste des questions d'éthique et professeur à l'université Columbia, à New York, on peut logiquement penser que cet animal transgénique sera proposé dans d'autres pays. Tous n'auront peut-être pas le même degré de régulation et de contrôle que les États-Unis, notamment dans les pays en développement. Les risques dans ces conditions-là pourraient être bien plus grands ».