Les photos d’un autre monde

La tribu d'Indiens isolés observée en mai 2008. © Funai

Au royaume du progrès et de la mondialisation forcée, le mythe du bon sauvage fait recette. Pour preuve, ces clichés publiés par plusieurs journaux français entre le 31 mai et le 1er juin 2008. On y voit, en quadrichromie, des Indiens peints comme en temps de guerre et décochant des salves de flèches au ciel, ou plutôt, à l'hélicoptère et au photographe qui les survolent.

Une lucarne ouverte, sans pudeur, sur un monde étranger, accompagnée de ces titres : « Découverte en Amazonie d'une tribu d'Indiens isolés » ou encore « Une tribu isolée découverte au Brésil ». De quoi retenir l'attention du plus blasé des lecteurs. Seul hic : l'information en question est fausse. Ce groupe d'Amérindiens, photographié courant mai dans l'État de l'Acre, au Brésil, est suivi par l'agence brésilienne chargée de la protection des Indiens, la Funai, depuis près de vingt ans !

Des Pano ou des Mashco-piro

Pourquoi ces Indiens refusent-ils le contact ? Philippe Descola © CSI 2008

« Il s'agit d'un groupe de Pano, peut-être même de Mashco-piro*, explique Marc Lenaerts, ethnologue à l'Université libre de Bruxelles et spécialiste de la région de l'Acre. Il est difficile néanmoins de trancher à partir de ces photos.» Seule certitude : ces individus sont les descendants d'Indiens qui, à la suite d'atrocités perpétrées en Amazonie au XIXe siècle, lors du boom du caoutchouc, ont décidé de couper tout contact avec le monde occidental et de vivre en forêt, de façon isolée. Au Pérou, une quinzaine de groupes vivraient ainsi.

« Traditionnellement, les Pano vivaient en petites communautés de 50 à 60 individus, explique Philippe Descola, anthropologue à l'EHESS et au Collège de France. De fait, ils sont parvenus à fuir, plus facilement que d'autres ethnies, l'état d'esclavage auquel les firmes de caoutchouc les avaient réduits. Ceci explique qu'aujourd'hui la plupart des Indiens isolés vivant dans cette région du monde soient de langue pano.*»

* Un sous-groupe de langue pano

Les esclaves du caoutchouc

Au XVIIIe siècle, les Occidentaux découvrent le bois qui pleure, le « cao-otchu » que les Indiens d'Amazonie utilisent traditionnellement pour étanchéifier leurs vêtements ou créer des balles de jeu. Au début du XIXe siècle, cette substance, le latex de l'hévéa, trouve une grande variété d'applications industrielles allant de la gomme au pneu, en passant par l'imperméable.

L'Amazonie devient alors le principal site de récolte du latex. De 30 tonnes en 1827, la production de caoutchouc amazonien atteint les 80 000 tonnes en 1910 avant de s'effondrer dans les années 1920 avec la chute du cours du caoutchouc. Entre temps, les Indiens sont dépouillés de leurs terres et réduits à l'état d'esclavage par les industries du caoutchouc installées en forêt. Selon Survival International, à cause des mauvais traitements infligés et des conditions de travail,  90% des Indiens d'Amazonie auraient disparu lors de cette période.

Pour en savoir plus : « Tribus non contactées » www.survivalfrance.org

De part et d’autre d’une frontière

Entre Brésil et Pérou... © DR

« Les Indiens ignorent les frontières, reprend Marc Lenearts. On trouve donc des Pano à la fois au Pérou et au Brésil. Les Mashco-piro, quant à eux, vivent plutôt au Pérou, dans le département de Madre de Dios. Ils peuvent néanmoins descendre les rivières à la recherche d'œufs de tortue. De fait, il n'est pas rare de les observer dans la région de l'Acre, au Brésil ».

Mais alors, si ce groupe est connu depuis deux décennies et si sa présence sur le territoire brésilien n'a rien d'exceptionnel, pourquoi la Funai a-t-elle décidé d'envoyer ces clichés aux médias du monde entier ? Réponse : pour prouver l'existence d'Indiens isolés au gouvernement péruvien.

Le Pérou pointé du doigt

« Pour s'opposer au pétrole, les écologistes ont inventé l'image d'un indigène amazonien 'déconnecté', c'est-à-dire inconnu mais dont on soupçonne l'existence. En conséquence, des millions d'hectares ne devraient pas être explorés et le pétrole péruvien devrait rester sous terre alors que le prix du baril atteint les 90 dollars. » Cet extrait est tiré d'un article publié dans le quotidien El Comercio en novembre 2007. Son auteur : Alan Garcia, l'actuel président du Pérou. Il est temps, selon lui, d'exploiter les ressources naturelles du pays et, en premier lieu, l'Amazonie, qu'il décrit comme « la ressource numéro un » de la nation. Une position partagée par le président de la compagnie pétrolière nationale, Peru Petro, qui, quelques mois plus tôt, déclarait : « Il est absurde de parler d'Indiens isolés ».


Sous leurs pieds, du pétrole

Pour le gouvernement péruvien, les populations indigènes, protégées au titre de la « loi sur les communautés natives » de 1974 (DL 20653)*, sont devenues encombrantes. Et pour cause : du pétrole sommeillerait sous leurs terres. « D'un point de vue géologique, l'Amazonie péruvienne est très différente de l'Amazonie brésilienne, explique Marc Lenaerts. Plusieurs forages laissent à penser que des gisements pétroliers importants restent à découvrir dans cette région. »

Dans un rapport récent, le ministère de l'Énergie a ainsi affirmé qu'un tiers des réserves pétrolières péruviennes serait encore à découvrir. Estimées actuellement à 929,6 millions de barils par la CIA, ces réserves pourraient ainsi s'élever à 1 200 millions de barils. Un objectif qui ne peut être atteint qu'avec une reprise de la prospection pétrolière. Résultat, en deux ans, le territoire amazonien périuvien ouvert à l'exploration pétrolière est ainsi passé de 17% à 70%. En 2007, la compagnie pétrolière nationale du Pérou, Peru Petro, a même proposé 11 nouveaux sites de prospections à des compagnies pétrolières étrangères, dont 10 directement implantés en territoire indien.

« Et s'opposer à de telles évolutions est particulièrement difficile, explique Jean-Pierre Chaumeil, ethnologue au CNRS. Ces zones possèdent parfois 4 à 5 statuts juridiques différents (parc national, réserves territoriales, terres indiennes, etc.). Cette superposition rend particulièrement complexe leur gestion et donc leur défense. »

* Indigenous Rights and Development : Self-Determination in an Amazonian Community, Andrew Gray, Ed.: Berghahn Books, 2002

Un peuple transformé en rumeur

Indiens isolés... © Funai

« Au Pérou, les Indiens isolés font l'objet d'une importante campagne de dénigrement, explique Patrick Menget, ethnologue et président de Survival France, une organisation luttant pour les droits des peuples indigènes. Leur existence ne cesse d'être mise en doute ».

Et l'affaire n'est pas récente. « Ce problème a émergé en 2000, alors qu'un gouvernement provisoire gérait le Pérou, confirme Marc Leanerts. Des commissions gouvernementales ont alors vu le jour, officiellement pour trancher la question, officieusement pour infirmer la présence d'Indiens que le gouvernement achevait de transformer en mythe. » En guise de réponse, les organisations indiennes, dont l'AIDESEP, ont effectué des expéditions de terrain et des séries de contre-expertises qui, malgré les photos et les indices de présence, ont échoué à convaincre les instances dirigeantes péruviennes. Officiellement, le débat reste donc ouvert.

En procès contre une compagnie pétrolière française

L'Organisation des Indiens d'Amazonie péruvienne, l'AIDESEP, est actuellement en procès contre une compagnie française, Perenco, à propos d'un projet d'exploitation pétrolière dans des zones forestières habitées par des Indiens isolés d'Amazonie.

Perenco est accusée de violer la législation internationale concernant les peuples indigènes. Perenco s'est retrouvée propriétaire de ce gisement, l'un des plus importants découverts depuis trente ans, après avoir racheté, en début d'année, la compagnie britannique Barrett Resources.

Une forêt qui recule

Les menaces pesant sur les Indiens photographiés © CSI 2008

Les sondages pétroliers effectués sur leurs terres ont contraint les Mashco-piro à migrer vers le nord-ouest. Mais à l'est, une autre menace avance, au rythme d'un chantier colossal : celui de la route interocéanique, qui bientôt reliera l'océan Pacifique à l'Atlantique en passant par l'Amazonie. « Or cette route a facilité l'entrée de bûcherons dans le département du Madre de Dios, au Pérou, explique Marc Lenaerts. Du coup, le parc national de cette région fait l'objet d'une importante exploitation forestière, une activité pourtant, théoriquement, interdite. »

Quelle est la situation de ces Indiens ? Philippe Descola © CSI 2008

En 2006, José de Meirelles, responsable du département des Indiens isolés de la Funai, avait déjà alerté le gouvernement péruvien de ce problème. « Depuis 2002, les déplacements de populations isolées vers le Brésil semblent montrer que, dans cette région, l'exploitation illégale du bois ne se déroule pas à petite échelle. » Cette mise en garde n'a été suivie d'aucune réponse concrète de la part du gouvernement péruvien.

Un contact fatal

Un contexte critique qu'il faut réanalyser à la lumière d'un autre détail : ces populations, vivant de façon isolée depuis plusieurs générations, ne sont pas immunisées contre les maladies drainées par le monde occidental. De fait, pour elles, le plus insignifiant de nos rhumes peut se transformer en pneumonie aiguë. « Et même si ces maladies ne sont pas toujours fatales, continue Philippe Descola. elles immobilisent une partie du groupe et menacent la survie de l'ensemble de la communauté. »

C'est d'ailleurs pour cela que, côté brésilien, la Funai a cessé de prendre contact avec les Indiens isolés depuis les années 1980, se contentant de les suivre à distance, par avion, et de n'intervenir qu'en cas d'extrême urgence, par exemple quand des bûcherons se rapprochent trop d'un groupe indien ou quand deux tribus rivales se trouvent sur le même territoire.

Les dérapages de la télé-réalité

L'année dernière, une société de production britannique, Cicada Films, s'est rendu en repérage au Pérou dans l'Etat du Manu, afin de préparer une émission de télé-réalité baptisée « Going Tribal ». Problème : avec leurs T-shirts et leurs casquettes publicitaires, les Indiens qu'ils étaient autorisés à voir ne leur avaient pas semblé assez exotiques. En conséquence, l'équipe serait partie, le 19 novembre 2007, à la rencontre de populations isolées, plus télégéniques. Bilan : une épidémie de grippe et quatre morts chez le si « typique » groupe isolé des Matsingenka. La société de production nie néanmoins toute responsabilité dans cette affaire.

« Ces primitifs à qui il suffit de rendre visite pour en revenir sanctifié, […] sont, à des titres divers, les ennemis d'une société qui se joue à elle-même la comédie de les anoblir au moment où elle achève de les supprimer, mais qui n'éprouvait pour eux qu'effroi et dégoût quand ils étaient des adversaires véritables. » Cinquante ans plus tard, cette phrase de l'ethnologue Claude Lévi-Strauss n'a pas pris une ride.

Pour en savoir plus : http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=84092

Le rapport complet de ce fait divers par l'anthropologue Daniel Rodriguez. http://www.theasa.org/news.htm

Quelle défense ?

Des clichés pris dans l'Acre, au Brésil © Funai

Mais aussi sensée que soit cette démarche, il semble difficile de croire qu'elle suffise à préserver ces Indiens sur le long terme. Et pourtant...

« Ces cultures indigènes sont d'une richesse inestimable pour l'humanité, affirme avec force Patrick Menget. Elles ont développé des visions originales du monde, ont trouvé des solutions uniques pour résoudre des problèmes économiques ou sociaux. Ce savoir pourrait nous être utile un jour ! » Il cite comme exemple les techniques agricoles des Amérindiens qui, à l'inverse des nôtres, ne détériorent pas la forêt amazonienne. « Sous leurs doigts, la jungle devient jardin puis à nouveau forêt. Une sorte de miracle dont nous sommes incapables ! » « Et plus ces tribus sont isolées du monde occidental, plus leur culture est cohérente, renchérit Marc Lenaerts. Il s'agit d'un patrimoine inestimable ! »

Des tribus sous cloche ?

Patrimoine inestimable, protection, réserves, survie… étrangement, les arguments avancés pour défendre les droits des Indiens isolés ressemblent, à s'y méprendre, au discours utilisé pour combattre l'érosion de la biodiversité. Ces Indiens ne seraient-ils alors plus que cela pour notre société ? Un anachronisme qu'il s'agirait de conserver au même titre que le grand hamster d'Alsace ?

Pourquoi est-il important, pour notre société, de permettre la survie de ces tribus isolées ? Philippe Descola © CSI 2008

« Non, explique Philippe Descola. Il ne faut pas considérer ce type de disparition comme une perte au sens utilitaire, comme si l'humanité était un ensemble de traits culturels dont on pourrait faire l'inventaire exhaustif. Les cultures sont mouvantes. Elles évoluent sans cesse. Mêmes ces Indiens que l'on présente comme culturellement intacts ont eu un contact avec le monde occidental. De fait, ils ne vivent pas sous cloche, mais dans la crainte du Blanc, ce qui est différent. En fait, je pense juste qu'en tant que citoyens du monde, nous devrions être plus attachés à ce qu'aucun de nos concitoyens du monde ne soit soumis à une exploitation, à une mise sous tutelle... Ces Indiens étaient là bien avant que les Occidentaux ne dessinent des frontières sur leur territoire. Je vois mal comment un pays, fusse-t-il péruvien, pourrait s'octroyer tous les droits sur ces terres. »

Que répondre au gouvernement péruvien lorsqu'il affirme avoir le droit d'exploiter les terres indiennes ? Philippe Descola © CSI 2008

Le 6 juin 2008, le gouvernement péruvien avait d'ores et déjà reçu 1 300 lettres de protestation sommant le président de mettre un terme à l'exploitation forestière illégale et de préserver les populations indiennes isolées. Reste qu'avec un baril de pétrole à 130 dollars et un pays qui rêve d'un essor économique, on voit mal comment le sort des Indiens isolés pourrait connaître un heureux dénouement. « La civilisation n'est plus cette fleur fragile que l'on préservait, que l'on développait à grand peine dans quelques coins abrités d'un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettraient aussi de varier et de revigorer les semis, disait déjà Claude Lévi-Strauss en 1955. L'humanité s'installe dans la monoculture ; elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat.*»

* Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss,1955