« Ce n’est pas juste un désaccord, elles sont vraiment contradictoires ! » Paul Verdu, chargé de recherche au Musée de l’Homme à Paris, est catégorique : deux études publiées en ligne à la même heure, le 21 juillet 2015, par les revues Science et Nature, racontent le peuplement du continent américain de façon différente.

Une vague...

L'étude de Science présente l’arrivée des humains en Amérique en une seule vague, « un résultat consensuel » jusque-là d'après l’expert. Il y a 23 000 ans environ, une population d’Homo sapiens se serait déplacée de la Sibérie à la Béringie, le détroit de Béring alors gelé. D’après l’étude, elle y serait restée entre 6000 et 8000 ans, soit une durée plus courte que celle communément admise (13 000 ans). Un délai cependant suffisant pour que la population isolée en Béringie acquière des traits différents des populations sibérienne ou asiatique. Cette population différenciée serait ensuite descendue vers le continent américain et se serait scindée en deux groupes il y a environ 13 000 ans : l’un aurait occupé l’Amérique du Nord progressivement d’ouest en est, l’autre aurait prolongé son voyage vers l’Amérique centrale puis l’Amérique du Sud. Ces migrations ont eu lieu à la faveur de températures plus clémentes, ouvrant des corridors continentaux. Une hypothèse largement répandue veut aussi que les humains aient pu coloniser le territoire de proche en proche par voie côtière car le peuplement a été rapide.

... ou deux ?

L’étude publiée dans Nature, au contraire, écarte l’hypothèse d’une vague unique de peuplement pour privilégier la piste d’une double vague. La première aurait été similaire à celle détaillée dans Science. Ensuite, une deuxième population venue des îles entourant l’Australie (Australasie) aurait également rejoint la Béringie où elle se serait mélangée avec la première population source. Surnommée « population Y », cette population mixte serait descendue vers le Sud, remplaçant progressivement les populations issues de la première vague, surtout en Amérique du Sud. L’Amérique du Nord n’aurait pas été touchée par cette seconde vague, car la population Y ne s’y serait pas arrêtée.
Les chercheurs s’appuient sur les données génétiques des populations modernes. Des traces ADN similaires aux populations australasiennes seraient présentes chez les Indiens d’Amérique du Sud mais absentes en Amérique du Nord. « Ce n’est pas une nouveauté », affirme Stéphane Mazières, chargé de recherche au CNRS : des études avaient déjà montré des ressemblances entre les crânes des populations d’Australasie et des aborigènes sud-américains. 
Auteur de l'étude publiée par Science, le Dr Raghavan juge quant à lui très faibles les différences entre populations du Nord et du Sud. Ces restes d’ancêtres australasiens seraient donc la marque d’un métissage antérieur à l’arrivée en Amérique : selon lui, la population source qui s’installa en Béringie était déjà un mélange ancien entre Sibériens et Australasiens.

Des équipes et méthodes reconnues

Alors, qui a raison ? « La génétique des populations donne seulement des scénarios possibles, des pistes », précise Paul Verdu, avant d'ajouter : « Les deux équipes sont connues et reconnues et elles utilisent des méthodes classiques et éprouvées ».
Or ces méthodes, qui s’appuient sur une base statistique commune, diffèrent notamment en ce que l’article de Nature ne recourt pas aux simulations. « Ce sont deux approches différentes de la réalité, explique Paul Verdu. Le mieux est bien sûr d’utiliser les deux méthodes et qu’elles donnent le même résultat. Ici, ce n’est manifestement pas le cas ».
Les deux études mêlent également données anciennes et modernes. Mais celle de Nature utilise les données d'un seul individu ancien, contre une soixantaine pour Science : leur vision de la diversité génétique passée est donc « nécessairement différente ». « Il y a forcément un biais d’échantillonnage : on généralise un continent à partir d’un petit nombre d’individus », constate Stéphane Mazières.

Une des difficultés de l’anthropologie réside ainsi dans la rareté des échantillons disponibles, autant anciens que modernes : « On a traditionnellement plus de données en Amérique centrale ou du Sud car les populations sont plus enclines à participer aux recherches », remarque Paul Verdu.

La démonstration proposée par Nature implique, en outre, l’existence d'une mystérieuse population Y, dont il n’y aurait plus trace aujourd’hui pour cause de métissage. « Ce qui ne veut pas dire que ce soit faux, mais c’est moins élégant et moins consensuel », estime le chargé de recherche.

Cela étant, les deux théories sont-elles si éloignées l’une de l’autre ? Stéphane Mazières remarque que l’unique vague de Science est « très étirée dans le temps, sur au moins 8500 ans : pendant que les populations migrent, elles évoluent, donc ceux qui ont migré au début étaient peut-­être très différents des derniers arrivés ». Une modification continue qui pourrait ressembler à deux courtes vagues successives.

Un puzzle compliqué

« Et puis, les études basées sur des restes archéologiques et génétiques ne sont jamais simples », insiste Paul Verdu. Aujourd’hui, il n’existe qu’un seul point de consensus : les Amériques ont été le dernier endroit peuplé par l’Homme moderne et au moins une population source est passée par le détroit de Béring. Cela étant, trois grandes questions subsistent.
L’identification de la (ou des) population(s) source(s), d’abord. C'est sur ce point que les deux études divergent. Ensuite, la détermination du délai durant lequel la population source est restée en Béringie avant de descendre sur le continent américain. Jusque-là, les datations oscillaient entre 20 et 30 000 ans, pendant le dernier grand maximum glaciaire. Ces deux articles retiennent quant à eux la date de 23 000 ans pour la première (ou unique) vague. Enfin, reste la question des voies, côtières ou continentales, utilisées.

Une suite à réfléchir

L’autre grand défi posé à la génétique des populations amérindiennes, ce sont les métissages récents. La diversité actuelle reflète autant l’histoire ancienne que contemporaine. L'étude de l'ADN exige donc de distinguer ce qui relève des métissages récents. Cela demande beaucoup d’hypothèses et de décisions qui peuvent influencer le résultat final.
Or les modèles de métissage utilisés aujourd’hui sont très simples. Le mieux serait un modèle qui retrace l’histoire de tous les métissages jusqu’à aujourd’hui. « Mais on arrive au bout de la précision génétique possible avec des séquençages de l’ADN entier, même ancien », précise Stéphane Mazières. Il faudrait donc plus d’échantillons pour augmenter la densité des ADN disponibles, en particulier dans le Nord, sur le chemin théoriquement suivi pour arriver sur le continent américain.

Bref, selon Paul Verdu, « c’est un débat ancien et on ne va pas trancher du jour au lendemain ». Stéphane Mazières va dans le même sens : « L’intérêt de ces études est surtout d’alimenter une banque de données génétiques qui pourront être reprises dans quelques années pour une étude plus complète ».