Les gros papillons de nuit se nourrissent à la tombée du jour et à l’aube. Ceux de l’espèce Manduca sexta effectuent un vol stationnaire au-dessus des fleurs dont ils aspirent le nectar, de la même manière que les oiseaux-mouches. Une vision nocturne précise leur est donc nécessaire pour distinguer des fleurs qui oscillent au gré du vent et rester en contact avec elles le temps de leur repas. Pour comprendre comment ces insectes, aussi appelés Sphinx du tabac, réussissent à butiner dans ces conditions de faible luminosité, des biologistes se sont associés à des physiciens.
Simon Sponberg et son équipe sont partis de l’hypothèse la plus couramment acceptée, selon laquelle la vision des insectes nocturnes fonctionne sur le même principe que les appareils photo. C’est-à-dire que plus il fait sombre, plus le temps de pose est long, ce qui permet d'augmenter la sensibilité à la lumière. Cependant, ce mécanisme limite la capacité à détecter les mouvements rapides, de la même manière que les moindres déplacements rendent floues les photos ayant une longue durée d’exposition. Les chercheurs se sont donc demandé comment faisaient les lépidoptères pour localiser les fleurs en mouvement.

Une vision optimisée

Afin de répondre à cette question, l’équipe américaine a fabriqué des fleurs artificielles qu’elle a fait se déplacer à différentes fréquences grâce à des bras mécaniques mimant l’action du vent. Elle a confirmé que les insectes mettent plus de temps à localiser les fleurs quand la lumière diminue. Mais elle a surtout constaté que la précision des insectes est très différente selon la fréquence des mouvements des fleurs. En effet, les papillons réussissent beaucoup mieux à atteindre leur cible quand les fleurs bougent à une fréquence inférieure à 1,7 Hz, soit un aller-retour toutes les 0,6 seconde.

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Or une analyse des mouvements des fleurs dont se nourrissent ces papillons de nuit a révélé que 94 % d’entre elles se déplacent sous l’action du vent à une fréquence inférieure à 1,7 Hz. Ces résultats démontrent que le système visuel de ces insectes est précisément en accord avec les mouvements des fleurs dont ils se nourrissent, ce qui leur permet de surmonter le handicap lié à la lenteur d’analyse de la vision nocturne.

L’œuf ou la poule... ?

Cette étude soulève plusieurs questions en terme d’évolution. Les fleurs vibrent-elles à moins de 1,7 Hz parce que les papillons ne les perçoivent pas bien au-delà de cette vitesse ? Ou les papillons ont-ils une vision plus précise en-dessous de 1,7 Hz à cause des mouvements des fleurs ? En effet, les fleurs non pollinisées ne se reproduisent pas, ce qui offre un avantage sélectif à celles qui peuvent être détectées et butinées par les insectes, et donc à celles dont la structure des tiges ralentit les déplacements liés au vent. De la même manière, un papillon qui distingue mieux les fleurs se nourrit mieux, ce qui est favorable à sa reproduction et donc à la transmission de ses caractères. Il s’agit en fait probablement d’une co-évolution, avec des contraintes s’exerçant dans les deux sens.
Quoi qu'il en soit, cet article paru dans le numéro de Science du 12 juin a ouvert la voie à d’autres études sur la compréhension des associations entre d'une part, les propriétés des systèmes sensori-moteurs des insectes et d'autre part, les contraintes de leur environnement.