Nous l’avons tous expérimenté lors d’un déménagement, le transport d’objets lourds et volumineux nécessite l'aide de plusieurs amis. Ça, c’est déjà un premier point. Mais il faut également une bonne dose de coordination afin de transporter sans encombre le canapé de 100 kg dans les escaliers jusqu’au troisième étage, puis dans le couloir jusqu’à la pièce du fond sans égratigner le mur fraîchement repeint. Moyennant parfois quelques élévations de voix, on peut considérer que ce type de collaboration reste plutôt efficace.
En dehors des sociétés humaines, seules les fourmis sont réellement capables de collaborer pour transporter de lourdes charges sur de longues distances. Mais comment font-elles pour parvenir à s’organiser aussi efficacement malgré des capacités cognitives limitées ? C’est la question à laquelle s’est intéressé le Dr Ofer Feinerman en collaboration avec ses collègues de l’Institut des sciences Weizmann, en Israël.
Les chercheurs ont suivi en vidéo les mouvements de fourmis folles (baptisées ainsi car elles se déplacent de manière erratique) lorsqu’elles transportent vers leur nid de grandes charges de nourriture – en l’occurrence des céréales « Cheerios ». Leurs résultats, publiés dans la revue Nature Communications, montrent que cette collaboration est rendue possible grâce à un subtil équilibre entre le comportement individualiste et le comportement grégaire des fourmis lors du transport de nourriture.

Des « muscles » et des « cerveaux »

Lorsqu’une colonie repère un aliment, toute une organisation se met en branle. Les premières fourmis arrivées soulèvent et tirent l’aliment. Le problème, c’est que, écrasées par la charge, ces porteuses ne perçoivent plus leur environnement avec la même acuité et s’en trouvent désorientées : elles tirent dans tous les sens vers un but mal défini. Heureusement, très vite, de nouvelles recrues affluent en pleine possession de leurs capacités et tirent le groupe dans la bonne direction. Les autres fourmis amplifient alors ce mouvement. Les meneuses ne restent cependant efficaces qu’un temps limité : 10 à 20 secondes. Mais d’autres prennent alors le relais, si bien que le groupe parvient finalement à livrer le colis jusqu’au nid.

Un groupe de fourmis folles transporte un aliment avant de s'engager dans la mauvaise direction, car leur nid est à gauche. Une fourmi éclaireuse leur vient en aide en corrigeant leur direction. © Ehud Fonio et Ofer Feinerman
Il n’existe a priori aucun rôle déterminé chez les fourmis folles : chacune d’entre elles peut être tout à la fois suiveuse ou meneuse en fonction du contexte. « C’est ce qui donne une grande robustesse au processus, puisqu’il n’y a pas de chef », souligne Bertrand Maury, mathématicien au laboratoire de mathématiques de l’université Paris sud et spécialiste des mouvements collectifs.

Entre collectivisme et individualisme

Dans ce processus, qui ne répond finalement qu’à des règles simples, le comportement tantôt collectif, tantôt individuel a du bon : il produit de l’aléa. Si le groupe se comportait de manière rigide, en avançant parfaitement dans la même direction, le moindre obstacle pourrait être particulièrement difficile à contourner. Mais toutes les fourmis ne sont pas de parfaites suiveuses et le groupe emprunte parfois un chemin chaotique. Comme le montrent les chercheurs, c’est plutôt une chance, car ces aléas permettent au groupe d’évoluer sans problème sur des terrains difficiles. De l’intérêt du juste équilibre entre les comportements individuels et collectifs.
Grâce à ces observations, l’équipe a ainsi pu mettre au point un modèle particulièrement convaincant en s’appuyant sur les lois de la physique. « Il conforte les expériences, souligne Bertrand Maury, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où il ne nécessite en fait que de paramètres. » Ce travail montre que le comportement des fourmis folles permet de positionner l’ensemble du groupe à un point critique entre le conformisme et l’individualisme : un modèle proche de celui d'Ising utilisé en physique statistique et déjà utilisé pour l’étude des phénomènes collectifs (nuées d’oiseaux ou bancs de poissons).
Pour Ofer Feinerman, l’auteur de cette étude, ces travaux permettent surtout de mieux comprendre le rôle de l’individualité au sein d’un groupe d’animaux sociaux : « Dans ce système, la sagesse ne vient pas de la foule. Au contraire, certaines personnes fournissent les “cerveaux”, et le rôle du groupe ne consiste qu’à amplifier les muscles de ces individus avertis. » On parle de fourmis, bien entendu, même si certains y verront peut-être un message politique…