Le 9 octobre 2013, l’Académie royale suédoise des sciences révèle les noms des trois lauréats du Nobel de chimie. © DR

En cette fin d'année 2013, pas moins de trois chercheurs se sont vu remettre le prix Nobel de chimie : l’Austro-américain Martin Karplus (université de Strasbourg, France et de Harvard, États-Unis), l’Anglo-américain Michael Levitt (université Stanford), et l’Israélo-américain Arieh Warshel (université de Californie du Sud). Avec ce prix, l’Académie royale suédoise des sciences entend récompenser des travaux décisifs sur la modélisation des réactions chimiques, en l’occurrence sur « le développement de modèles multi-échelle pour les systèmes chimiques complexes »…

Le temps, en effet, où les chimistes utilisaient des boules en plastique et des bâtons pour modéliser les molécules et les réactions chimiques est révolu. Avec le développement, dans les années 1970, des premiers modèles informatiques, les chercheurs disposent aujourd’hui d’outils puissants capables de simuler avec précision des réactions très complexes… Au point que la plupart des chimistes passent désormais plus de temps derrière leurs écrans que devant des éprouvettes. Or, les trois lauréats du Nobel 2013 ne sont pas étrangers à ce changement d’approche.

Réactions virtuelles

Martin Karplus (83 ans) Martin Karplus, 83 ans, est né à Vienne en 1930. Avec ses parents et son frère, il émigre aux Etats-Unis en 1938 au moment de l’Anschluss et obtient la nationalité américaine en 1945. Il est aujourd’hui professeur conventionné à l’université Louis-Pasteur de Strasbourg (France) et professeur de chimie à Harvard. Martin Karplus a développé ce qu’on appelle «l’équation Karplus», utilisée notamment dans la résonance magnétique nucléaire (RMN), un phénomène servant en chimie, physique des matériaux et surtout en médecine par le célèbre IRM. © DR

Modéliser les réactions chimiques, c’est tenter de reproduire virtuellement les interactions entre les molécules telles que les mouvements d’électrons, les changements de configuration des molécules… Initialement, deux types de modèles s’offraient aux chimistes : ceux s’appuyant sur la physique classique dite « newtonienne », intuitivement la plus simple ; et ceux répondant à la physique quantique, plus précise, mais aussi plus complexe.

L’approche newtonienne permet de modéliser sans problème la structure des grosses molécules. En revanche, et contrairement à l’approche quantique, elle ne permet pas de simuler les réactions chimiques. Les modélisations quantiques sont donc plus performantes, mais elles nécessitent des puissances de calcul telles qu’elles ne peuvent être appliquées qu’à des réactions simples.

Le meilleur des deux mondes

Arieh Warshel (72 ans) Arieh Warshel, 72 ans, est né en 1940 dans le kibboutz de Sde-Nahum, dans le nord de l’actuel Israël alors sous mandat britannique. Il a été naturalisé américain. Il est aujourd’hui professeur de chimie et de biochimie à l’université de Californie du Sud à Los Angeles. Avec son équipe, ses recherches se concentrent sur le développement, la validation et l’application de méthodes de simulation par ordinateur des processus chimiques et biologiques à l’échelle moléculaire. © DR

Au début des années 1970, dans son laboratoire d’Harvard, à Cambridge (États-Unis), Martin Karplus travaille justement sur la mise au point de l’un de ces modèles quantiques. Il est rejoint à la même époque par Arieh Warshel qui, en Israël, vient de mettre au point avec Michael Levitt un modèle s’appuyant sur la physique classique.

La collaboration entre Karplus et Warshel aboutit, en 1972, à un programme de modélisation utilisant le « meilleur des deux mondes ». Appliqué à une molécule proche du « rétinal » – la molécule de la vision –, ce programme recourt à un modèle quantique pour simuler le mouvement des électrons libres et relègue à la physique classique le reste de la modélisation. Une première ! même si ce modèle inédit présente encore de nombreuses limitations.

Une approche toujours d'actualité

Michael Levitt (66 ans) Michael Levitt, 66 ans, est né Britannique à Pretoria, la capitale sud-africaine, en 1947. Il est professeur de biologie structurale à l’université de Stanford. Le Nobel récompense des travaux qu’il a réalisés alors qu’il avait une vingtaine d’années. Avec Warshel, l’un de ses co-lauréats, il a été le premier à publier, en 1976, la simulation informatique d’une réaction enzymatique, les protéines qui régissent la quasi-totalité des réactions chimiques au sein des cellules vivantes. Il a obtenu la nationalité américaine. © DR

L’objectif à terme, néanmoins, reste de pouvoir simuler n’importe quelle réaction, et notamment les réactions enzymatiques, primordiales pour comprendre la chimie du vivant. Dès 1976, en collaboration avec Michael Levitt, un nouveau modèle révolutionnaire est ainsi réalisé, le tout premier à pouvoir simuler le fonctionnement d’une enzyme. En outre, celui-ci peut aussi s’appliquer à d’autres molécules complexes.

Aujourd’hui encore, la modélisation des réactions chimiques ne diffère guère du principe élaboré par les trois chercheurs dans les années 1970. Le centre de la réaction chimique, mettant en œuvre des interactions entre électrons et noyaux atomiques, est pris en charge par un modèle quantique ; le reste, par des équations relevant de la physique classique.

Pour simuler une réaction chimique, les chercheurs combinent aujourd'hui plusieurs couches de modélisation. © The Royal Swedish Academy of Sciences

Une troisième couche de simulation peut éventuellement être ajoutée au modèle : dans les régions éloignées de la réaction chimique, certains groupements d’atomes peuvent être assimilés à des masses homogènes – toujours dans un souci de simplification – sans conséquence sur le résultat de la réaction chimique.

Le rêve des chercheurs ? Michael Levitt l’exprime dans l’une de ces publications : simuler un organisme vivant à l’échelle moléculaire. Un long chemin reste à faire pour y parvenir. Mais qui sait ? La puissance des calculateurs étant exponentielle, ce rêve pourrait bien devenir réalité dans les années à venir.