« Un résultat comme on n’en voit qu’un par décennie »...

... « Une avancée majeure dans la compréhension des nombres premiers », « une démonstration aux conséquences puissantes sur les théories mathématiques »...

Ben Green et Terence Tao © DR

Voici quelques-uns des commentaires lus ou entendus, depuis quelques semaines, sur les forums et les sites spécialisés en mathématiques, depuis que deux jeunes mathématiciens, l'un anglais et l'autre australien, Ben Green et Terence Tao, ont rendu publique leur démonstration sur les « progressions arithmétiques de longueurs arbitraires dans les nombres premiers ».

Une démonstration qui vient d'être couronnée, après vérification par des experts anonymes, par un accord de parution à venir dans la revue internationale de référence dans le domaine des mathématiques, les prestigieuses Annals of Mathematics.

Médaille Fields : le Nobel des maths

Au mois d'août 2006, tout ce que la planète compte de mathématiciens se retrouvera à Madrid pour le congrès de l'Union internationale de cette noble discipline. Au programme, bien sûr le théorème sur les progressions arithmétiques, mais aussi la remise de plus grande distinction en mathématique : la médaille Fields.

Décerné tous les quatre ans depuis 1936, ce prix constitue la plus haute récompense internationale dans le domaine des mathématiques et n'est attribué qu'à des chercheurs de moins de 40 ans.

Portant le nom du savant canadien John Charles Fields, spécialiste des fonctions de variable complexe, cette médaille est décernée par un jury nommé par l'Union mathématique internationale et peut être décernée à plusieurs lauréats, quatre au maximum. Green et Tao ont-ils leur chance pour la distinction suprême ? « Si je faisais partie du jury, je défendrais en tous cas leur candidature », répond en souriant Jean-Christophe Yoccoz… Un avis de connaisseur, Jean-Christophe Yoccoz étant l'avant-dernier lauréat français de la médaille Fields, en 1994 !

Les propriétés étonnantes des nombres premiers

Alors, de quoi s'agit-il ? Pour l'expliquer, il faut tout d'abord faire un détour par les nombres premiers, ces briques élémentaires de l'univers des nombres.

En effet, les nombres premiers n'étant divisibles que par un et par eux-mêmes, c'est inévitablement à l'un d'entre eux qu'on aboutit lorsqu'on divise d'autres nombres entre eux.

Jean-Christophe Yoccoz © DR

« Les nombres premiers sont aux nombres ce que les atomes sont à la matière », résume Jean-Christophe Yoccoz, mathématicien spécialiste des systèmes dynamiques et professeur au Collège de France.

Mais au-delà de cette propriété principale, les nombres premiers ne cessent, depuis la nuit des temps, de fasciner les mathématiciens. Ils possèdent en effet de nombreuses autres propriétés, observables mais pas toujours démontrables, qui, mises bout à bout, dessinent une étonnante harmonie, un tout à la fois complexe, régulier et ordonné.

Ainsi, on sait depuis une démonstration lumineuse du mathématicien grec Euclide, au IIIe siècle avant J.-C., que la série des nombres premiers se poursuit à l'infini… même s'il est par définition impossible de les écrire tous sur le papier ou dans un ordinateur !

Plus récemment, au XIXe siècle, le mathématicien allemand Riemann ajoutait sa pierre à l'édifice en reliant leur répartition aux propriétés analytiques d'une fonction mathématique... Précisant en cela, de façon spectaculaire, l'observation déjà faite auparavant que la fréquence d'apparition des nombres premiers diminue lorsque l'on avance dans les nombres.

Les suites arithmétiques sont nombreuses parmi les nombres premiers... © Olivier Boulanger

Plus étonnant encore, les mathématiciens se sont aperçus, sans pouvoir le démontrer, que les intervalles qui séparent les nombres premiers entre eux répondent eux aussi à des règles précises. C'est là que l'on se rapproche du résultat récent de Green et Tao.

Les mathématiciens ont observé qu'il existe une infinité de paires de nombres premiers qui ne sont séparées que par un nombre, comme par exemple la paire 3 et 5.

On sait aussi, sans l'avoir encore démontré, qu'il existe à l'infini des séries de trois nombres premiers dont celui du milieu est à égale distance des deux autres.

Le théorème de Green et Tao

Avancé à la fin de l'année 2004, puis vérifié depuis par des dizaines de mathématiciens à travers le monde, le résultat de Green et Tao démontre une autre forme, bien plus puissante encore, de régularité dans les suites de nombres premiers.

Une harmonie dont les mathématiciens se doutaient, sans jamais avoir pu en apporter la preuve : en parcourant la succession infinie des nombres, on trouvera toujours des suites plus ou moins longues formées de deux, de trois ou plus de nombres premiers, séparés entre eux par des intervalles identiques.

D'apparence banale, cette affirmation renforce au yeux des mathématiciens le caractère fascinant de régularité des nombres premiers.

Jérôme Buzzi © DR

« De plus, poursuit le spécialiste des nombres Jérôme Buzzi, chercheur à l'Ecole Polytechnique, cette démonstration de cinquante pages à peine présente la caractéristique d'être remarquablement accessible pour l'ensemble de la communauté des mathématiciens, au-delà de celle, plus restreinte, des spécialistes de la théorie des nombres. Certaines étapes de la démonstration font appel à des notions élémentaires des nombres entiers, connues depuis le XIXe siècle. Le cœur de leur travail repose sur des idées empruntées à la dynamique, illustrant de façon fascinante l'unité des mathématiques. La théorie des systèmes dynamiques est en effet l'étude de l'évolution à long terme de systèmes simples. »

Pour les chercheurs, cette relative simplicité d'une démonstration clôturant un problème après lequel courent les mathématiciens depuis plus d'un siècle, ne la rend que plus belle. De conjecture, c'est-à-dire d'une intuition basée sur l'observation, la « progression arithmétique de longueur arbitraire des nombres premiers » est donc devenue un théorème, démontré en bonne et due forme.

Pour les chercheurs comme Jean-Christophe Yoccoz, ce résultat confirme que les nombres sont des objets à part entière, comme les atomes ou les molécules… Même si leur nature diffère, ils existent indépendamment de l'esprit qui les étudie, le cerveau des mathématiciens ne créant que les outils théoriques qui permettent de les appréhender.