« 9000 ans ?! »

Les quatre massifs de la péninsule centrale de Baja California, au Mexique. © Nasa Blue Marble

Lorsque son collègue australien Alan Watchman, géologue mondialement reconnu en matière de datation de l'art rupestre, lui communique, au mois de mars dernier, les résultats qu'il vient d'obtenir sur les échantillons prélevés dans le massif de Guadalupe, au Mexique, l'archéologue Maria de la Luz Gutiérrez, de l'Institut national d'anthropologie et d'histoire (INAH), ne cache pas son étonnement…

Ainsi, pour les plus anciennes, ces imposantes figures peintes à l'air libre et représentant des êtres humains ou des animaux rouges, datent de 8.000 à 9.000 ans !

Les peintures rupestres de la Sierra de San Francisco sont classées au patrimoine mondial de l'Unesco depuis 1993. © Institut national d'anthropologie et d'histoire (INAH)

Une véritable surprise concernant cet art, concentré dans quatre massifs (Guadalupe, San Francisco, San Juan et San Borja) de la péninsule centrale de Baja California (Basse-Californie), située au sud des Etats-Unis.

Les spécialistes qui l'étudient depuis le début des années 1990, sous la conduite de Maria de la Luz Gutiérrez et sous l'égide de l'INAH et du Conseil national de la science et de la technologie (CONACYT) mexicains, pensaient en effet que cet art était beaucoup plus récent. Du fait de son très bon état de conservation, ils en estimaient l'âge à moins de 4.000 ans.

En 2002, de premières datations les avaient déjà étonnés, certaines atteignant 7.000 ans. Cette fois-ci, plus de soixante datations directes, échelonnées entre 2.000 et 9.000 ans, confirment le caractère exceptionnel de ce site. « Cet art, réalisé par des tribus de chasseurs-cueilleurs tailleurs de pierre, se caractérise tout d'abord par une concentration exceptionnelle de sites ornés, et un très grand nombre de peintures», explique Maria de la Luz Gutiérrez.


La datation mode d’emploi

Jean Clottes, spécialiste de l'art pariétal : Les différentes méthodes de datation de l'art pariétal. © Science Actualités (CSI) 2006

Pour réaliser les datations, les spécialistes prélèvent tout d'abord des échantillons sur les parois, de quelques dizaines de milligrammes seulement. De retour dans leur laboratoire, ils déterminent alors, au microscope électronique, si plusieurs couches de pigment, voire d'éléments organiques parasites, se superposent sur l'échantillon. Des micro-champignons ou des restes de nids d'abeilles peuvent en effet polluer l'analyse. Grâce à un procédé de tir laser extrêmement fin et précis, les scientifiques décapent ensuite les différentes couches de l'échantillon pour isoler celle correspondant à la peinture. C'est cette substance qui est ensuite introduite, pour être datée par mesure de la teneur en carbone 14, dans un spectromètre de masse.

Un nombre exceptionnel de peintures

Une peinture dans le massif de Guadalupe. © Institut national d'anthropologie et d'histoire (INAH)

Pour le seul massif de Guadalupe, plus de 700 sites de peintures ont été répertoriés et étudiés dans le cadre du projet de l'INAH, la plupart du temps réalisées sur de grandes parois situées au pied de falaises, ou dans des abris sous roche.

Sur certains de ces panneaux ornés, ce sont plus de 500 figures, noires, rouges, jaunes ou blanches qui ont été peintes dans une seule composition, souvent superposées ou enchevêtrées… Elles représentent des êtres humains, la plupart du temps représentés les bras levés au ciel, mais surtout des animaux, terrestres ou marins : cerfs, pumas, rapaces, poissons, tortues, serpents…

Quant au nombre total de représentations sur les quatre sites, il est difficile à établir avec précision, mais doit approcher les 100.000, ce qui fait de la Baja California centrale un des gisements d'art pariétal avec la plus grande concentration de peintures au monde.

Gigantisme

La Sierra de Guadalupe : la plus riche en art pariétal de la péninsule de Baja California. © Institut national d'anthropologie et d'histoire (INAH)

« Certaines figures dépassent les quatre mètres de hauteur, ou de longueur, ce qui en fait parmi les plus grandes connues, détaille Isabel Hernandez Llosas, spécialiste argentine de l'art pariétal et co-auteur avec Maria de la Luz Gutiérrez et Alan Watchman de la récente étude. Dans certains cas, du fait de leurs dimensions, on perçoit les animaux en taille réelle alors qu'ils sont peints à plusieurs dizaines de mètres de distance. »

En effet, les panneaux ornés se situent la plupart du temps très à l'écart des routes, au pied de falaises que les scientifiques n'atteignent que péniblement, après plusieurs heures de marche harassante sous le soleil de plomb de la Sierra de Guadalupe, et parfois à dos de mulets, seul moyen de locomotion sur ces reliefs escarpés. Ces conditions d'accès pénibles expliquent aussi la bonne conservation de cet art, à l'écart des voies humaines et touristiques.

… contemporaines, pour certaines, des fresques européennes

Les auteurs de l'étude devant le site de Campo-Monte, dans le massif de San Borja. De gauche à droite : Maria Isabel Hernandez Llosas, Maria de la Luz. Gutiérrez, Alan Watchman © Institut national d'anthropologie et d'histoire (INAH)

Ces analyses, publiées prochainement dans la revue spécialisée Antiquity, lèvent un coin du voile sur cet art, le plus ancien connu à ce jour sur tout le continent américain. Avec 9.000 ans pour les figures les plus vieilles, il date en effet de la période où les chasseurs-cueilleurs magdaléniens, en Europe occidentale, réalisaient leurs dernières fresques, du côté de l'actuelle Dordogne… avant de céder la place aux tribus néolithiques, qui pratiquaient l'élevage et l'agriculture. Or, on pensait que ces deux grandes traditions artistiques, américaine et européenne, ne s'étaient pas superposées dans le temps.

Une telle ancienneté atteste aussi du soin extrême que les peintres apportaient à la préparation des couleurs, extrêmement résistantes, réalisées avec un mélange à base de pigment minéral et de sève végétale. Grâce à cet agglutinant organique, daté aujourd'hui dans le spectromètre de masse, ces peintures ont traversé les siècles jusqu'à nous…

Un peuplement américain plus ancien que prévu ?

De plus, cette découverte questionne la chronologie du peuplement du continent américain. Difficile de croire, comme le prétend la théorie en vigueur, que les premières tribus ont traversé il y a 12.000 ans à peine le détroit de Behring, pont entre l’Asie et l’Amérique lors de la dernière glaciation… Alors que la région de Baja California, beaucoup plus australe, montre une telle densité d’occupation et d’activités à peine quelques siècles plus tard. Même discutées, plusieurs datations de vestiges archéologiques à plus de 20.000 ans, comme celles de restes de repas de coquillages retrouvés sur l’île d’Espíritu Santo, au large de la même péninsule de Baja California, mettaient déjà à mal l’idée d’un peuplement tardif du continent. Les résultats actuels vont dans le même sens, même si, comme le rappellent les chercheurs, seule l’étude précise des couches archéologiques en relation avec l’art rupestre de Baja California, en cours de fouille sous la direction de Maria de la Luz Gutiérrez, permettra de trancher.

Jean Clottes, spécialiste de l'art pariétal : « Une des formes d’art les plus extraordinaires du monde ». © Science Actualités (CSI) 2006

Quoiqu'il en soit, on sait maintenant que, durant une longue période de 8.000 ans, les chasseurs-cueilleurs de Baja California ont perpétué les mêmes coutumes dans cette région aride et froide, truffée de profonds canyons. Ils y ont chassé et pêché, ou recueilli des coquillages sur les rivages proches. Surtout, ils ont pratiqué, au fil du temps, les mêmes rites devant leurs peintures sacrées. Quels rites ? Les chercheurs ne le savent pas avec précision, mais pensent que la diversité des motifs peints implique que cet art a dû revêtir des fonctions différentes.

Cérémonies initiatiques masculines ou féminines selon les motifs, comme les pratiquent aujourd'hui les tribus de chasseurs-cueilleurs australiennes ? Marqueurs servant à délimiter les territoires de chaque groupe, comme on sait que l'ont pratiqué les indiens Navajos et Pueblos d'Amérique du Nord ? Voire chamanisme pour certaines peintures, selon le cadre interprétatif que propose le chercheur français Jean Clottes, spécialiste mondialement reconnu de l'art pariétal ? Les pistes ne manquent pas pour interpréter le sens de ces peintures millénaires, encore largement mystérieuses. Mais une chose est sûre : par la maîtrise de leurs traits et la force visuelle qu'elles dégagent, elles font puissamment appel à un sens esthétique profondément inscrit dans l'esprit humain.