3 millions de tonnes de pulpe de cellulose !

Deux entreprises européennes (Botnia, la Finlandaise et Ence, l'Espagnole) prévoyaient la construction de deux gigantesques usines de pâte à papier qui auraient dû, dès 2008, produire chaque année 1,5 million de tonnes de pulpe de cellulose. Extraite du bois, cette pulpe constitue le matériau de base à partir duquel est fabriqué le papier.

Le chantier de l'usine Botnia © Juan Marcelo Baiardi

Depuis le début des travaux, en 2005, les Argentins ont protesté par tous les moyens contre les deux projets, craignant que les rejets industriels ne menacent les équilibres écologiques de la région. Un débat dont les scientifiques ne sont pas absents. En mai 2005, un rapport de l'université argentine de San Martin, rappelait que le río Uruguay est un fleuve propre et que l'impact des usines sur l'environnement pourrait s'étendre à 60 kilomètres à la ronde.

Du coup, entre voisins, le ton est monté… Plainte officielle devant le tribunal international de La Haye pour menace écologique, blocage des ponts transfrontaliers et, dernier développement en date, envoi par l'Uruguay de soldats sur les chantiers, afin de « protéger les sites contre d'éventuelles actions violentes de la part des activistes ».


Lutte des Argentins contre le projet uruguayen

« No a las papeleras » (Non aux usines de pâte à papier)... © Asamblea ciudadana ambiental de Gualeguaychu

Le 29 avril 2007, plus de 100 000 Argentins – écologistes et habitants de la ville frontière de Gualeguaychu, face à Fray Bentos – ont manifesté contre l'implantation, sur la rive uruguayenne du fleuve, de la gigantesque usine de pâte à papier prévue par le groupe finlandais Botnia.

Le 4 février 2007 déjà, une vingtaine d'embarcations venues d'Argentine s'étaient installées au milieu du fleuve Uruguay pour s'enchaîner les unes aux autres et empêcher toute circulation maritime. Le blocus avait duré toute une journée, immobilisant des dizaines de cargos de marchandises. Un véritable événement, puisqu'il fallait remonter à 1845 pour retrouver trace d'un tel blocus maritime sur le río Uruguay. À l'époque, la marine argentine avait bloqué le fleuve dans le cadre d'une guerre d'indépendance menée contre la France et l'Angleterre.

La partie émergée de l’iceberg

Quelle est la provenance de la matière première ? Alexandra Niedzwiedz, laboratoire d'Économie forestière, Unité mixte de recherches Engref et Inra © CSI 2007

L'armée face aux écologistes ? On peut sourire de ce psychodrame à la sauce latino. Mais en réalité, ce conflit est emblématique des enjeux actuels concernant la production mondiale de papier.

Le papier ? Nous en consommons tous, et de plus en plus, même si le recyclage gagne peu à peu du terrain. De 75 millions de tonnes en 1960, la consommation annuelle mondiale est passée à 366 millions en 2005, et on prévoit qu'elle devrait approcher en 2020 le chiffre de 600 millions de tonnes. Pour répondre à cette demande sans cesse croissante, alimentée par l'appétit des géants en émergence que sont le Brésil, la Chine ou l'Inde, l'industrie du secteur est en pleine mutation et adopte deux stratégies simultanées : délocalisation et course au gigantisme…

Délocalisation des activités vers le Sud

En Uruguay, d'immenses surfaces sont consacrées aux plantations d'eucalyptus pour la production de pâte à papier © UPM

Si les usines de pâte à papier sont traditionnellement situées dans les principaux pays consommateurs (Canada, États-Unis, Europe et en particulier les pays Nordiques), on assiste depuis quelques années à un déplacement de l'activité vers le Sud.

Tous les grands projets d'usines nouvelles se situent en effet dans l'hémisphère Sud. Pourquoi ? « Pour se rapprocher de marchés émergents qui intéressent les industriels, répond Juan Carlos Villalonga, coordinateur d'une étude (1) menée sur ce thème par l'organisation Greenpeace en Argentine, mais aussi pour bénéficier de conditions beaucoup plus avantageuses que dans leurs pays d'origine. »

Le coût de la matière première, essentiellement le bois d'eucalyptus obtenu au moyen de gigantesques plantations, attire particulièrement les producteurs.

Les préoccupations environnementales changent-elles les pratiques industrielles de la filière bois ? Alexandra Niedzwiedz, laboratoire d'Économie forestière (Engref / Inra) © CSI 2007

Ainsi, la vitesse de croissance de l'eucalyptus étant nettement plus élevée, grâce à un climat plus favorable, la tonne de cellulose en Amérique latine revient à 70 dollars, contre 142 dollars en Finlande ou en Suède ! Un eucalyptus urugayen ou brésilien atteint en effet sa taille maximale en sept ans à peine, contre près de quarante ans pour son homologue finlandais ou suédois.

Autre argument : le prix de la main d'œuvre, nettement plus intéressant qu'en Europe ou en Amérique du Nord. Selon les dernières données disponibles auprès de l'Organisation internationale du travail (OIT), en 2003, le salaire minimum en Uruguay était de 80 dollars US. Un chiffre à comparer avec le salaire moyen d'un employé dans l'industrie manufacturière en Finlande, qui s'élevait, pour la même année, à… 3 300 dollars.

« Pollution au Sud, bénéfices au Nord… » : slogan ou réalité ?

Quels sont les risques que fait peser sur l'environnement la prochaine mise en service de l'usine Botnia ? Alberto Morán, professeur à la Universidad Nacional de San Martín, Buenos Aires, spécialiste en droit de l'Environnement © CSI 2007

Mais d'autres raisons, moins avouables, guident les producteurs de pulpe. Le 26 novembre 2006, la biologiste finlandaise Jaana Kanninen, qui étudie depuis de nombreuses années les conséquences environnementales de l'industrie papetière dans son pays, estimait dans une tribune publiée par le quotidien argentin « Pagina 12 », que « les firmes européennes, dans leur souci permanent de rentabilité, et face aux oppositions écologistes grandissantes dans leurs pays d'origine, trouvent dans les pays du tiers-monde des conditions nettement plus favorables : normes environnementales moins strictes et contrôles moins pointilleux de la part des États ».

On se dirige donc vers un nouveau mode d'organisation de l'ensemble de la filière papier au niveau international, particulièrement défavorable aux nations du Sud : production de la pâte à papier, polluante et moins rentable, dans les pays en développement, transformation de ces matériaux de base en papier par les pays du Nord, qui engrangent ainsi les bénéfices de l'opération industrielle, sans supporter sur leur territoire les effets négatifs.

Un exemple concret de cette inégalité Nord-Sud face au respect de l’environnement

D'après un rapport* commandé par la Banque mondiale dans le cadre des demandes de financement de la part des deux entreprises européennes, il apparaît que les deux usines implantées en Uruguay auront recours à une méthode de blanchiment de la pulpe de cellulose appelée Elemental Chlorine Free (ECF). Alors même que cette technologie, faisant appel au chlore et donc particulièrement polluante, a été remplacée dans les usines européennes des deux groupes, par une autre méthode, la Total Chlorine Free( TCF)… moins polluante mais plus coûteuse.

*« Uruguay Pulp Mills : IFC Action Plan based on Findings of Independent Expert Panel », International Finance Corporation, World Bank Group, Wasington DC, mai 2006.

Une course à la performance

Autant de questions qui sont rendues encore plus sensibles par le gigantisme des projets industriels actuels. Ainsi, l'usine Botnia de Fray Bentos, avec son million de tonnes de pulpe de cellulose annuel, en produira la même quantité que toutes les fabriques argentines réunies.


Carte situant le lieu d'implantation des usines controversées © World Fact Book / UPM

Autres chiffres marquants : avec un milliard de dollars destinés à sa construction et sa mise en service, cette usine constitue à la fois le plus important investissement jamais réalisé par la Finlande à l'étranger et le plus gros investissement étranger jamais réalisé en Uruguay. Une fuite en avant, motivée par un souci de rentabilité, qui se vérifie également au Brésil, en Chine ou en Indonésie.

Là encore, le phénomène soulève des inquiétudes chez les spécialistes. Pour David Kaimowitz, directeur général d'un organisme international indépendant sur la gestion des forêts, le Center for International Forestry Research (CIFOR) et coordinateur d'une récente étude sur ce thème (2), « ces usines ont un appétit vorace en bois, une installation d'un million de tonnes de pulpe par an nécessite l'équivalent de 15% de la production en bois de l'Amazonie brésilienne. Or, les entreprises surestiment souvent l'offre disponible dans les plantations locales ». Conséquence : en situation de pénurie, elles n'ont d'autre choix pour maintenir les objectifs de production que d'exploiter de façon irrationnelle les forêts locales, avec d'inévitables conséquences environnementales dues à la déforestation, ou sociales du fait des déplacements de populations provoqués.


Une prise de conscience citoyenne

Manifestation d'opposants argentins aux usines de pâte à papier © Ali Burafi

Autant d'arguments qui ont renforcé la détermination des défenseurs de l'environnement en Argentine, relayés par les scientifiques et les politiques. Sur les rives du río Uruguay, la mobilisation ne faiblit pas et les « anti-papeleras », comme on les appelle, ont obtenu une première victoire.

Au début de l'année, les responsables de l'entreprise espagnole Ence ont annoncé le retrait du projet de Fray Bentos, pour une installation future dans une autre ville urugayenne « restant à déterminer » et à une date « restant à fixer ». Enterrement discret du projet ?

Et si la bonne nouvelle, venue du río Uruguay, était justement cette prise de conscience citoyenne, à laquelle ne s'attendaient certainement pas les investisseurs venus du Nord… Le début d'une prise de conscience globale des risques liés à une frénésie de papier incontrôlée au niveau mondial ?