Présentant le prototype installé aux Quinze-Vingts, François Lacombe, astronome à l'Observatoire de Paris et coordinateur du projet Oeil. François Lacombe était également responsable du projet NAOS, un système d'optique adaptative équipant l'un des instruments du VLT (Very Large Telescope) au Chili. © O. Boulanger / Science Actualités 2005

Depuis quelques semaines, une chambre du service d'investigation clinique de l'hôpital des Quinze-Vingts (Paris) accueille un étrange appareil. Fixés sur une immense table, des miroirs, des lentilles, des caméras ou encore des lasers… Difficile de croire, au premier abord, que ce « meccano », conçu en partie par le LESIA* (Laboratoire d'Études Spatiales et d'Instrumentation en Astrophysique / Observatoire de Paris), pourrait bientôt révolutionner l'ophtalmologie.

Et pourtant... Profitant d'une technologie utilisée depuis quelques années sur les plus grands télescopes, ce prototype, pièce maîtresse du projet Œil, est déjà capable de réaliser ce qui paraissait encore impossible il y a quelques années : observer en temps réel les cellules rétiniennes d'un patient.

Un oeil imparfait

Schéma de l'oeil Pour atteindre les cellules visuelles (les cônes et les bâtonnets), la lumière doit traverser successivement le film lacrymal, la cornée, le cristallin, l'humeur vitrée et plusieurs couches cellulaires. © LESIA

L'observation de la rétine est un exercice quotidien pour les ophtalmologistes. Mais le « fond d'œil », tel qu'il se pratique encore aujourd'hui, a ses limites. Notre organe visuel est en effet loin d'être parfait. Film lacrymal, cornée, cristallin, humeur vitrée… pour observer la rétine, il faut regarder à travers plusieurs milieux plus ou moins transparents, inhomogènes ou instables.

Un fond d'oeil On distingue au centre la fovéa, et à droite le départ du nerf optique. À cette échelle, les cellules visuelles ne sont pas visibles. © DR

Il en résulte que l'image obtenue est dégradée. Si elle permet d'observer les grandes structures du tissu rétinien, la fovéa, la papille (le départ du nerf optique), les vaisseaux sanguins, elle ne permet pas de distinguer des éléments plus petits tels que les cellules rétiniennes (les « cônes » et les « bâtonnets »). Pour pouvoir accéder à ce niveau de détail, il faudrait pouvoir compenser en temps réel les défauts et les mouvements de l'œil… Et c'est là que la technologie spatiale entre en jeu.

L’optique adaptative

Étonnamment, les astronomes rencontrent les mêmes difficultés que les ophtalmologistes. Les télescopes cloués au sol sont en effet confrontés aux turbulences atmosphériques qui affectent en permanence la lumière des objets observés. Il en résulte que la précision des images obtenues est médiocre, bien loin de la résolution maximale qui dépend en théorie uniquement du diamètre du miroir de l'instrument.

Hubble contre NAOS... Comparaison entre deux images prises respectivement par Hubble et par le télescope Yepun (du VLT) couplé au système d'optique adaptative NAOS, développé par le LESIA et opérationnel depuis 2001. © Hubble / ESO

En orbite autour de la Terre, loin de l'atmosphère, le télescope spatial Hubble, dont le miroir ne dépasse pas 2,40 m a longtemps été capable d'obtenir des clichés bien plus détaillés que les plus grands télescopes terrestres dont les miroirs dépassent les 8 m.

Depuis quelques années, pourtant, les astronomes ont trouvé une parade pour s'affranchir artificiellement de l'atmosphère : l'optique adaptative. Il s'agit de compenser en temps réel les mouvements de l'atmosphère à l'aide d'un miroir déformable piloté par un puissant système informatique. L'image obtenue est alors parfaitement définie, très proche des limites théoriques de l'instrument.

Principe de l'optique adaptative

Principe de l'optique adaptative © LESIA

Le système utilise d'abord une étoile (naturelle ou artificielle) comme référence. D'un point de vue optique, une étoile est en effet une source lumineuse ponctuelle : elle doit donc apparaître au final comme un point*.

En pratique, les ondes lumineuses émises par l'étoile, le « front d'onde », sont déformées par l'atmosphère : l'étoile apparaît alors comme une tache informe. Mais cette image contient toutes les informations sur la turbulence atmosphérique. Grâce à un « analyseur de front d'onde » commandant un miroir déformable, il est possible de compenser en temps réel les mouvements atmosphériques. Cette même correction est alors appliquée à l'objet étudié (galaxie, nébuleuse, autres étoiles…).

* En raison de la nature ondulatoire de la lumière, une étoile apparaît plus exactement comme une tache d'Airy : un point lumineux entouré de cercles concentriques.

De l’astronomie à l’ophtalmologie

À la fin des années 90, l'américain David Williams avait réussi à adapter la technique de l'optique adaptative à l'œil en produisant la première image d'une rétine vivante à l'échelle cellulaire.

La genèse du projet Oeil, par Jean-François Le Gargasson, médecin et co-fondateur du projet... (Jean-François Le Gargasson est responsable du laboratoire de bio-physique de la vision (LBV, Université Paris 7) à l'hôpital Lariboisière.) © Science Actualités 2005

Mais en France, Pierre Léna, astronome et membre de l'Académie des Sciences, considérait, avec d'autres chercheurs, qu'il fallait aller plus loin : au-delà de la prouesse technique, il s'agissait de fournir aux médecins un outil fonctionnel, capable de procéder à des dizaines d'examens par jour.

En 1998, le projet Œil est lancé. Inutile de dire que les obstacles techniques – et financiers – ont été nombreux. Mais le prototype est aujourd'hui fonctionnel.

Le dispositif en action

Le sujet fixe une mire. © O. Boulanger / Science Actualités 2005

En pratique, le sujet fixe une mire (un point lumineux placé à l'infini). Un second point lumineux faisant office d'étoile de référence est créé sur sa rétine. La lumière réfléchie est alors analysée en continu par un « analyseur de surface d'onde » qui pilote un miroir déformable. Parallèlement, un flash lumineux illumine brièvement la rétine. L'image recueillie par la caméra bénéficie de la correction adaptative fournie par le miroir déformant.

Les images sont recueillies sur ordinateur. © O. Boulanger / Science Actualités 2005

Les images brutes sont collectées en temps réel sur ordinateur. Aux commandes : Marie Glanc, ingénieure opticienne, qui a obtenu en 2001 les premières images en Europe de photorécepteurs de la rétine humaine in vivo.

Les images brutes, telles qu'elles sont recueillies sur l'ordinateur. Les cellules visuelles et les vaisseaux sanguins sont parfaitement visibles. En observant bien cette séquence, on peut apercevoir le passage de globules rouges dans les capillaires. Les quelques images noires correspondent à un clignement de paupière.

Le champ couvert par la caméra est réduit. La zone observée couvre un disque de 300 µm de diamètre sur la rétine, soit 1° de champ. Chaque granule, ici de 2 à 4 µm de diamètre, est un photorécepteur de type “cône“. © LESIA

Comme on peut le constater, le champ couvert par la caméra est extrêmement réduit (1 degré de champ environ)...

... cependant, comme l'œil n'est jamais fixe, le film final couvre une région plus vaste. Il est alors possible de reconstituer, par ordinateur, une image plus large. Grâce à ce système, des détails de 2 à 3 µm sont visibles (à peu près la taille des cellules rétiniennes). Avec un fond d'oeil classique, la résolution ne dépasse pas 30 µm.

Tout un monde à (re)découvrir

Cet outil devrait être d’une grande utilité pour les médecins, en particulier pour le diagnostic précoce de nombreuses maladies dégénératives de la rétine. Mais encore faut-il être capable d'interpréter ces images inédites.

A-t-on déjà une idée de ce que va apporter ce nouvel outil ? Jean-François Le Gargasson, médecin et co-fondateur du projet Oeil(Jean-François Le Gargasson est responsable du laboratoire de bio-physique de la vision (LBV, Université Paris 7) à l'hôpital Lariboisière.) © Science Actualités 2005

« Aussi surprenant que cela puisse paraître, une rétine vivante à l'échelle cellulaire, on ne sait pas encore ce que c'est, fait remarquer François Lacombe, astronome et coordinateur du projet Œil. On connaît ces mêmes cellules sur des prélèvements post-mortem, mais on ne les a jamais vues fonctionner. On ne sait pas identifier un stade précoce de maladie rétinienne. »

En livrant le prototype à l'hôpital des Quinze-Vingts, les médecins vont pouvoir tester le dispositif sur des patients et comprendre, enfin, ces nouvelles images. Une campagne de tests portant sur 200 sujets malades et 40 sujets sains est sur le point de démarrer. Elle devrait durer plusieurs mois.

Quels essais allez-vous faire en priorité ? Jean-François Le Gargasson © Science Actualités 2005

Cette période de tests devra également permettre d’améliorer le prototype en relation avec les médecins. « Enfermés dans notre petit monde d’opticiens à l’observatoire de Meudon, on ne pouvait pas deviner quels progrès il fallait faire, dans quels sens il fallait faire évoluer l’appareil, explique François Lacombe. Ce sont les médecins qui vont maintenant nous guider. Peut-être vont-ils nous demander de favoriser la sensibilité de l'instrument au détriment de la vitesse. Ou le contraire… »

Des enjeux industriels évidents

Reste qu’il va falloir faire vite. Car derrière cet exploit scientifique, se cache un enjeu industriel de taille. 30 millions de personnes dans le monde sont atteintes de dégénérescence maculaire liée à l’âge. 25% des 135 millions de diabétiques sont suivis par un ophtalmologiste ; 67 millions de cas de glaucome, soit la moitié seulement des cas existants, sont traités. Ces trois pathologies sont responsables à elles seules de 50% des cas de cécité. En 2025, ces chiffres auront triplé, en grande partie du fait de la prévalence élevée de ces pathologies dans la population âgée, qui sera amenée à doubler dans les vingt prochaines années. Comme pour le cancer, le dépistage précoce est le plus sûr moyen d’enrayer cette progression et de réduire le coût humain et social de ces maladies.

Or, les Français ne sont pas seuls à vouloir produire un instrument capable de répondre à cette demande. L’équipe américaine de David Williams y travaille également, de même que des chercheurs chinois « communiquant très peu sur leur travail » comme le fait remarquer François Lacombe, « si bien qu’on ne sait pas très bien où ils en sont… ».

Interférométrie...

Face à cette concurrence, les Français gardent un atout en réserve. L’objectif final du projet Œil est en effet de proposer aux médecins un tomographe haute résolution, c’est-à-dire un outil capable de procéder à des coupes virtuelles de la rétine.

Selon la mise au point de l’instrument, on peut observer la rétine en surface ou en profondeur... On peut voir ici comment le réseau micro-vasculaire de surface qui irrigue le tissu projette son ombre sur la mosaïque des photorécepteurs. En dépit de ce très bon résultat, l’optique adaptative est loin d’atteindre les performances d’un système couplant optique adaptative et interférométrie. © LESIA

Or, l’optique adaptative, en elle-même, ne le permet pas. En jouant sur la mise au point, il est possible de distinguer la surface des profondeurs de la rétine. Mais il est impossible de séparer visuellement deux couches cellulaires voisines ou même d’isoler une couche donnée.

Le système actuel doit ainsi être couplé à une autre technologie de pointe utilisée en astronomie : l’interférométrie. Un prototype combinant ces deux techniques existe déjà à l’observatoire de Meudon. Et à ce stade, les chercheurs n’ont, a priori, pas encore de concurrence…

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