L’histoire commence aux alentours de 1900 dans le sud-est du Cameroun par une rencontre entre un chasseur et sa proie : un singe infecté par le SIV, la version simienne du virus du sida. La rencontre n’est pas unique : treize cas tout aussi funestes ont été documentés à la même période et dans la même région. Pourtant, sur les treize virus qui passent du singe à l’Homme, un seul donne naissance à une des plus grandes pandémies que l’humanité ait connues. Le champion est un virus nommé HIV-1 groupe M (M pour major). Ce virus est parvenu à contaminer, en un peu plus d’un siècle, près de 75 millions d’êtres humains, alors que ses douze autres congénères, comme le HIV-1 groupe O, N ou P, sont restés confinés à l’Afrique équatoriale. En comparant les séquences génétiques d’une multitude de virus HIV, dont certains spécimens datent de la fin des années 1950, des chercheurs* sont parvenus à retracer l’itinéraire du « champion » et à comprendre les raisons de son « succès ».

Virus de père en fils

Les séquences génétiques de virus du sida collectés en de nombreux points de la planète sont entreposées dans la base de données du LALN (Los Alamos National Laboratory), en Californie. Les chercheurs ont utilisé ces données pour comparer plus de 800 échantillons de virus du groupe M : 348 originaires de l’ex-Congo belge, ex-Zaïre et actuelle RDC, et 466 échantillons collectés dans les pays avoisinants (Congo-Brazzaville, Cameroun, Gabon). En scrutant les mutations de ces virus, ils ont pu dresser les arbres phylogénétiques (généalogiques) de ces spécimens, comprendre leur filiation et remonter jusqu’à leur ancêtre commun, un virus « né » dans les années 1920. Des informations qu’ils ont croisées avec les lieux où ces virus ont été trouvés. Ces données génétiques et géographiques donnent ainsi une idée de la trajectoire du virus dans le temps et dans l’espace.

Au bon endroit, au bon moment : Kinshasa, 1920

Jusqu’aux années 1920, les virus HIV des différents groupes restent cantonnés à leurs territoires d’origine. Le Cameroun est alors sous domination allemande. Le commerce de cuivre et d’ivoire devient florissant et de nombreux navires commencent à faire la navette entre le Cameroun et Léopoldville (actuelle Kinshasa), emportant dans leurs « bagages » un passager clandestin : le fameux virus du groupe M. Son arrivée à Kinshasa date des années 1920. À compter de cette date, la ville devient l’épicentre de l’épidémie. Arrivé par bateau, le virus continue son voyage par le train. À l’époque, le réseau ferré est en plein essor et plusieurs centaines de milliers de personnes empruntent le chemin de fer chaque année. Grâce au rail, le virus atteint Élisabethville (l’actuelle Lubumbashi) vers 1937 et deux ans plus tard, Mbuji-Mayi, deux villes qui sont alors d’importants centres miniers.

Migration internationale

Pour retracer l’expansion internationale du virus, il faut s’intéresser aux différentes variantes du virus HIV-1 du groupe M. Car ces variantes, appelées sous-groupes, ont conquis des territoires différents au fil du temps.

Ainsi, le sous-groupe C qui représente actuellement la moitié des infections en Afrique subsaharienne serait d’abord apparu à Mbuji-Mayi. Son expansion sur le continent serait principalement liée aux déplacements des travailleurs migrants. Le sous-groupe B, qui est la variante dominante aux États-Unis et en Europe, serait apparu à Kinshasa autour de 1944. Ce sont des Haïtiens, venus travailler au Zaïre en 1960, qui l’auraient rapporté dans leur territoire natal en 1964, à quelques encablures des côtes américaines.

À partir des années 1960, l'accélération

Jusqu’aux années 1960, l’épidémie avance à bas bruit : le virus HIV-1 du groupe M ne s’est pas encore taillé une place de choix face à ses « concurrents ». Le virus du groupe O connaît une expansion à peu près similaire. La ville de Kinshasa dans les années 1960 fera la différence : la propagation du « M » y connaît une croissance trois fois plus rapide que celle de sa population. Les chercheurs avancent deux explications : le commerce sexuel est plus intense dans la ville que partout ailleurs dans la région, et la stérilisation des seringues utilisées dans les centres médicaux est mal faite. Cette seconde hypothèse est d’ailleurs corroborée par une autre étude qui a montré l’année dernière qu’en RDC, les hommes âgés de plus de 50 ans ont été plus massivement infectés par le virus de l’hépatite C que les autres générations.
Cet itinéraire de voyage, dont la précision de certaines étapes laisse pantois, conserve encore quelques parts d’ombre. De nouvelles pièces – d’autres virus trouvés dans des échantillons anciens de sang et de tissus – pourraient dans le futur en compléter le récit.
* L’équipe internationale qui a conduit l’étude « The early spread and epidemic ignition of HIV-1 in human populations », publiée dans Science, est dirigée par Oliver G. Pybus du département de zoologie de l’université d’Oxford.