Un éléphant tué pour ses défenses toutes les 15 minutes, c’est le chiffre alarmant annoncé lors du dernier congrès de l'Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) qui s'est tenu à Hawaï début septembre. À cette occasion, un texte exhortant la communauté internationale à mettre purement et simplement un terme à tous les marchés de l’ivoire a été adopté, au grand dam de certains pays africains et asiatiques. À l’initiative de la Namibie et du Zimbabwe, une résolution assouplissant l’interdiction du commerce de « l’or blanc » (décidée en 1989 et durcie en 2008 pour protéger l’éléphant menacé par le braconnage) sera proposée lors de la prochaine convention sur le commerce international des espèces sauvages menacées d’extinction (Cites) qui se tient du 24 septembre au 5 octobre à Johannesburg. Ces pays, en effet, ne se satisfont plus des dérogations déjà accordées : chasse aux trophées, commerce en quantité limitée et quelques rares ventes légales et encadrées de stocks d’ivoire et de produits issus des éléphants, autorisées au Zimbabwe, en Namibie, mais aussi au Botswana et en Afrique du Sud. Ces quatre pays d’Afrique australe concentrent 80 % de la population d’éléphants.
C’est dans ce contexte que des biologistes de l’université d’Aberdeen et de Stirling, au Royaume-Uni, ont réfléchi à une possible exploitation durable des populations d’éléphants. Modéliser les variations d’une population d’éléphants pour mieux la gérer et préserver ces pachydermes de l’extinction à laquelle ils semblent condamnés aujourd’hui, tel est l’objet d’une étude parue dans la revue Current Biology du 15 septembre 2016.

Une production durable possible ?


« Avant même de nous demander si nous devons lever l’interdiction actuelle sur le commerce de l’ivoire, il est indispensable de savoir combien d’ivoire une population d’éléphants peut produire de façon durable », explique Phyllis Lee, biologiste à l’université de Stirling et co-auteur de l’étude. Avec son collègue, David Lusseau, elle a réalisé une modélisation permettant d’estimer la variation au cours du temps du nombre d’individus d’une population donnée d'éléphants. Les deux chercheurs ont pris en compte le genre de l’animal – les mâles produisent en général davantage d’ivoire que les femelles – leur âge – plus il est élevé, plus la production d’ivoire croît –, et la manière dont l’ivoire est récolté ainsi que les diverses stratégies de prélèvement et fixation de quotas.
Mais si le modèle fonctionne, il reste inapplicable. Sur une population de référence de 1 360 éléphants, en effet, 100 à 150 kilogrammes d’ivoire seulement pourraient être récoltés. Concrètement, pour maintenir une population en bonne santé, cela signifierait prélever un grand mâle chaque année, explique David Lusseau. « Aucune chance de répondre à la demande actuelle ! », ajoute-t-il. À titre de comparaison, 55 tonnes d’ivoire de contrebande ont été saisies dans le monde en 2014 et 32 tonnes en 2015, selon le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW).
Quelque 144 000 éléphants d’Afrique, près d’un tiers de la population, ont disparu entre 2007 et 2014, conséquence directe du braconnage. Le taux de déclin s’est accéléré et atteint actuellement 8 % par an selon l’enquête « The great Elephant census », un recensement aérien réalisé sur trois ans dans 18 pays.

Une demande dopée par les ventes de stocks

L’autorisation de vente de stocks avait été décidée pour la bonne cause par la Cites. Les ressources ainsi obtenues devaient en effet aller à la préservation des éléphants et favoriser une baisse de la demande d’ivoire et du braconnage. Or, « la principale conséquence des ventes de stock est de donner l’impression aux consommateurs que le commerce de l’ivoire a été ou sera légalisé, produisant une spirale de la demande et une augmentation du braconnage », dénonce Phyllis Lee. Et elle n’est pas très optimiste sur la suite : « Tant que les profits seront au rendez-vous, le braconnage ne disparaîtra pas. Malgré tout, il ne faut pas lever l’interdiction du commerce de l’ivoire. Cela aurait des conséquences catastrophiques sur la population d’éléphants dans toute l’Afrique y compris celle d’Afrique du Sud actuellement bien protégée ».
Ce n’est pas l’avis de la Namibie, du Zimbabwe et de l’Afrique du Sud. Ces pays estiment avoir suffisamment bien géré leur population d’éléphants pour pouvoir légitimement en tirer profit. Ils aimeraient conclure des accords bilatéraux, avec le Japon par exemple, pour vendre des stocks d’ivoire brut sans devoir solliciter l’accord de la Convention – laquelle n’a d’ailleurs plus autorisé de vente de stock depuis 2008 du fait d’un moratoire qui renforce l’interdiction. Or, en 2017, cette résolution bloquante doit tomber, « d’où la pression actuelle de certains pays pour assouplir les règles », explique Jacques Rigoulet, vétérinaire au Muséum national d’histoire naturelle et expert pour la convention de Washington (Cites) depuis 20 ans.

Les stocks d’ivoire, qu’en est-il ?

Certains pays possèdent des stocks constitués d’ivoire prélevée légalement sur les populations d’éléphants. La dernière vente de stock, a été organisée en 2008 pour remercier la Chine de son effort de lutte contre le trafic d’ivoire. Les 108 tonnes d’ivoire provenait d’opérations de limitations de populations ou de défenses d’animaux morts d’Afrique du Sud, du Zimbabwe, de Namibie et du Botwana.
Soucieux de combattre la contrebande, les membres de la Coalition pour l’éléphant d’Afrique (CAE) – une trentaine de pays africains – n’hésitent pas à brûler les leurs, à l’instar du Kenya, où 105 tonnes d’ivoire ont été incinérées lors d’une cérémonie à Nairobi le 30 avril 2016. Quant au Botswana, il a interdit le commerce d’ivoire  il y a trois ans et même l’exportation de trophées de chasse. Résultat : le pays connaît une baisse significative du braconnage. À l’instar des États-Unis et de la Chine, la France a interdit tout commerce d’ivoire sur son sol, hormis quelques dérogations concernant certains objets « travaillés », c’est-à-dire sculptés, formés ou transformés. L’arrêté en ce sens a pris effet le 17 août 2016.

Seule solution : freiner la demande


Comme l’a montré la dernière convention de l'UICN à Honolulu, les tensions restent vives entre les pays favorables à une interdiction pure et simple du commerce de l’ivoire et ceux sensibles aux considérations économiques. « Mais il faut envoyer un signal clair aux braconniers, commerçants et consommateurs : le commerce légal de l’ivoire, c’est terminé», préconisent Phyllis Lee et David Lusseau. Il faudra ensuite s’efforcer d’interrompre le commerce illicite et « éduquer » le consommateur pour réduire la demande, puis enfin protéger les éléphants et leur habitat en associant les populations locales. « Nous devons montrer qu’un éléphant vivant a plus de valeur qu’un cendrier en ivoire», défend David Lusseau.
C’est d’ailleurs le sens d’une autre proposition qui sera présentée devant la Cites fin septembre. « Dix-neuf pays, dont la France et dix pays africains, demandent le reclassement des éléphants en annexe 1, comme c’était le cas en 1989. Dans le jargon de la Convention, cela consiste à interdire le commerce international des éléphants, l’espèce étant menacée », explique Jacques Rigoulet. Quant à la levée de l’interdiction du commerce légal de l’ivoire, elle reste peu probable, estime t-il, car très peu consensuelle.

Le mammouth, espèce « protégée »?


Autre point à l’ordre du jour du prochain Cites : le sort de l’ivoire de mammouth, qui pourrait devenir la première espèce disparue figurant sur la liste des espèces protégées. L’objectif ? Mettre fin à la commercialisation, légale celle-ci, de son ivoire. Conservés dans le pergélisol sibérien, les restes de mammouth – et l’ivoire, en particulier – refont surface à la faveur du réchauffement climatique. Plusieurs centaines de tonnes de défenses de mammouths ont ainsi été prélevées ces dernières années. La vente et l’exportation de leur ivoire sont légales et parfois considérées comme une alternative éthique au commerce de l’ivoire d’éléphant. Revers de la médaille : il est pratiquement impossible de distinguer à l’œil nu l’origine des deux types d’ivoire. Si bien que de l’ivoire d’éléphant, issu du braconnage, peut être facilement dissimulé dans des stocks d’ivoire de mammouth, légal pour l’instant. La fin de sa commercialisation fait craindre à certains experts une intensification du braconnage des éléphants.