Le nourrisson a une sensation extrêmement vague de sa surface corporelle, ainsi que de la place qu’il occupe dans l’espace… Seuls des stimuli sensoriels – particulièrement le toucher – peuvent progressivement former sa « conscience de soi ». C’est en explorant ce processus que des chercheurs de l’université de Londres, dont le travail est paru le 19 octobre dans la revue Current Biology, ont pu mettre en évidence que l’expérience sensorielle des nourrissons différait sans doute de ce qu'on imaginait jusqu'à présent. S’ils sont capables de ressentir une chatouille sur l'orteil, en effet, les bébés de moins de six mois ne l'associent pas à la personne ou à l’objet qui le provoquent, car ils ne perçoivent pas le toucher comme une sensation provenant d'un stimulus extérieur.
Pour en arriver à cette déduction surprenante, les chercheurs anglais ont tout simplement chatouillé les pieds croisés et décroisés de 20 nourrissons de quatre à six mois. Les résultats observés ont été comparés à ceux obtenus de façon similaire chez des adultes.
À la naissance, les nouveau-nés doivent relier l’expérience de la stimulation tactile vécue in utero à celle qu’offre leur nouvel environnement spatial, et donc l’accorder avec la vision, l’ouïe et l’odorat. Pour les scientifiques, la seule manière de recueillir leur ressenti ou leurs perceptions, c'est de guetter les réactions corporelles. En l’occurrence, lors de cette expérience, les chercheurs ont orienté les réponses des bébés par des stimuli tactiles réalisés à l’aide de vibrations mécaniques. Des vibreurs ont donc été activés lorsque les jambes des bambins étaient croisées et décroisées. Puis, chaque fois que le pied bougeait, les chercheurs l’ont noté.

Des résultats contre-intuitifs

Les résultats sont étonnamment contre-intuitifs : les bébés de moins de quatre mois se trompent moins souvent que les adultes et les bébés de six mois dans l’identification de l’origine de la sensation. En d’autres termes, ils déterminent mieux l'endroit où ils ont été touchés avec les pieds croisés. Avec les jambes décroisées, les deux groupes remuent les « bons » orteils, à savoir ceux qui ont été chatouillés. En revanche, avec les pieds croisés, les bébés les plus jeunes bougent le pied effectivement stimulé 70 % du temps, contre 50 % pour les enfants âgés de six mois, c'est-à-dire une fréquence pas supérieure à celle du hasard, soulignent les chercheurs !
Les réactions au toucher des bébés de six mois (comme des adultes) s’expliquent par la maturité de leur cerveau : « L’absence d'erreur d’appréciation chez les bébés de quatre mois indique qu’ils agissent de façon simplifiée », explique Andrew Bremmer dans Current biology, co-auteur de l’étude.
Les chercheurs en déduisent qu’avant six mois, « les chatouilles sont perçues comme des effleurements sur le corps sans relation avec ce que les bébés voient ni entendent, ni peut-être même l'odeur qu'ils sentent ». Ils ignorent la provenance du stimulus. « Ils traitent une stimulation juste sur la partie chatouillée de leur corps. Ils auraient donc une représentation des stimulations tactiles très "égocentrée", c'est-à-dire centrée sur les sensations de leur corps », analyse la neuroscientifique Fleur Lejeune, spécialiste des prématurés à l'université de Genève.
Inspirée par ces résultats inattendus, l'équipe anglaise compte poursuivre ses recherches afin d'approfondir la manière dont les bébés construisent leur « conscience de soi ».