En pleine présentation du Model X, le SUV électrique de Tesla Motors, son PDG Elon Musk s’autorise une petite pique à l’adresse de ses concurrents automobiles. Nous sommes en effet le 29 septembre 2015, quelques semaines après l’énorme scandale des logiciels tricheurs de contrôle pollution de Volkswagen. Toute l’industrie automobile polluante est embarrassée : Elon Musk sait qu’un coup est à jouer. Une partie entière de sa présentation porte donc sur… la propreté de l’air. « C’est un sujet un peu polémique, s’amuse-t-il innocemment, mais nous avions prévu ces fonctionnalités bien avant les récents événements ! » Les rires dans la salle montrent que le doute est permis, mais qu’importe, le coup médiatique est réussi. Tesla va jusqu’à proposer un Bioweapon defense mode, un bouton tout à fait réel qui filtrera l’air à l’intérieur du véhicule, même en cas d’apocalypse chimique ou d’attaque biologique ! Le message est limpide : Tesla Motors n’émet pas d’émissions polluantes et vous protège même contre celles de vos concurrents !

Elon Musk présente le Model X, SUV électrique connu pour ses « Falcon Wings ». Le milliardaire semble toujours aussi mal à l’aise dans ce type d’exercice, mais son public lui reste conquis. Un effet Apple ?
Le message a toutes les chances d’être bien reçu en cette fin d’année 2015 placée sous le signe du climat. Prévue début décembre à Paris, la COP21 affiche ses promesses et l’intérêt du public s’aiguise petit à petit. L’entreprise Tesla Motors occupe une place de choix dans ce secteur : tout comme l’illustre scientifique dont elle s’inspire, Nikola Tesla, elle mise tout sur l’électrique. Avec ses voitures électriques et ses batteries domestiques, Tesla compte en effet dominer le marché énergétique d’un avenir pas si lointain. Un futur dans lequel chaque voiture serait électrique, sans conducteur, et où les réseaux devront maîtriser le stockage d'énergie. Un scénario de science-fiction ? Loin de là, car Tesla mise sur sa mise en œuvre d’ici à 2030...

Modèles S et X, électrons libres de l’automobile

Si vous êtes passé par la gare de Lyon, à Paris, au mois d’août 2015, vous êtes certainement tombé sur une présentation de Tesla. Leur voiture la plus célèbre, la berline modèle S, y était présentée au public – qui pouvait bien sûr en profiter pour passer commande. L’œil des badauds y était attiré par un détail étrange : le capot avant s’ouvrait sur un vaste espace vide, sans moteur. Naturellement, on se dirige vers le coffre afin de voir si le moteur s’y trouve, mais là encore, un espace de rangement complètement vide. Une surprise de taille pour les conducteurs de diesels et autres véhicules à essence, qui préfigure de la révolution à venir dans notre conception des automobiles.
« Tout cela fait partie de notre “plan secret” en trois phases », confie Charles Delaville, communicant chez Tesla Motors France. Un plan dicté par Elon Musk, le PDG de Tesla, sur une note de blog à l’entreprise en 2006. « L’idée était d’abord de prouver notre savoir-faire électrique », poursuit le responsable. Ainsi en 2008 naît la Roadster, une voiture de sport électrique très performante, produite en petit nombre. Très chère, aussi, mais l’objectif n’était pas tant de la vendre que de prouver la capacité de Tesla à la concevoir.

Du haut de gamme au grand public

« Nous sommes désormais dans la deuxième étape, celle des modèles haut de gamme X et S », indique M. Delaville. Le modèle S, sorti en 2012, est une berline haut de gamme ayant pour particularité la présence interne d’un écran tactile de 17 pouces. Sur l’écran s’affichent les nombreuses options (caméra de recul, GPS, navigateur internet). Sans oublier la suspension adaptative, les portières qui s’ouvrent lorsque le conducteur approche, ou encore les poignées rétractables...
Bref, une flopée de gadgets, dont on devine l’origine chez l’excentrique Elon Musk. Une petite folie qui n’empêche pas les résultats. Le dernier « sous-modèle » en date, le P85D, s’est vu décerner une grande quantité d’éloges et de vidéos flatteuses, comme celle de l’émission Turbo en France. Vient ensuite le Model X, un SUV qui arrivera sur le marché dans les prochains mois, avec cependant deux ans de retard sur la date prévue.

Une fois encore, le véhicule mise sur le haut de gamme avec un coût élevé (130 000 dollars environ), mais avec une volonté résolument avant-gardiste, comme le prouve la présence des Falcon Wings : des portes à ouverture verticale capables de repérer l’environnement pour ne rien cogner et de s’ouvrir y compris à proximité de voitures garées. « La phase 3 de notre plan consiste à apporter un véhicule électrique performant au grand public », précise M. Delaville. Ce Model 3 visera la barre des 35 000 dollars, le prix moyen d’un véhicule aux États-Unis. Celui-ci sera le porte-étendard de Tesla Motors pour s’imposer à une plus large échelle et sortir de son image de constructeur pour riches.

Une victoire sans résistance ?

Le grand public est-il prêt à investir dans une voiture électrique ? De nombreux clichés, interrogations légitimes et peurs subsistent, en partie promus par l’industrie pétrolière qui a tout intérêt à retarder l’arrivée de ces modèles. A contrario, nombre d’observateurs jugent la victoire des voitures électriques inévitable.
En effet, elles surpassent largement leurs ancêtres sur de nombreux points. Tout d’abord, la performance. Les moteurs électriques ont un rendement nettement supérieur à celui d’un moteur à combustion limité par les lois de la thermodynamique et ses cycles définis : l’électrique l’emporte à plus de 80 % face à 20 % de rendement. Aussi – et c’est lié – le coût de l’énergie requise pour un « plein » est-il largement inférieur, puisque l’électricité est moins onéreuse que le pétrole. Sans oublier un « détail » environnemental : le pétrole est forcément une énergie fossile, alors que l’électricité peut être renouvelable. Vient ensuite le plaisir de la conduite, point sensible pour de nombreux conducteurs. Ils apprécieront sans aucun doute les accélérations imbattables des moteurs électriques, qui sont directement reliés aux roues et n’attendent pas une combustion lente pour démarrer. Les voitures Tesla vont même plus loin avec des modes d’accélération Insane (« fou furieux ») qui permettent de passer de 0 à 60 km/h en trois secondes. Les vidéos d’utilisateurs montrent leur surprise face à cette pointe de vitesse aussi immédiate que silencieuse.

L’accélération Insane des Tesla permet aux conducteurs de ressentir une poussée d’adrénaline d’ordinaire réservée aux propriétaires de voitures de luxe. Les voitures électriques devraient offrir cette sensation au grand public d’ici dix ans.
Reste le point noir des voitures électriques, qui inquiète encore les consommateurs : les recharges longues et impossibles dans des zones reculées. Étant donné le manque de motivation des autorités publiques, Tesla a pris les devants avec son réseau de superchargeurs. Ces bornes sont réparties stratégiquement du nord au sud des États-Unis ainsi qu’aux quatre coins de l’Europe. La recharge est bien plus rapide que sur une prise domestique, le Model S peut ainsi se recharger à 80 % (soit 200 km d’autonomie) en 40 minutes. Et cela... gratuitement ! Tesla vous propose donc d’amortir le coût de ses modèles par une énergie potentiellement gratuite. Une prime de lancement ? « Non, nous comptons réellement maintenir cette gratuité sur le long terme ! » promet le communicant de Tesla, M. Delaville. De nombreux usagers ont déjà transmis les « romans photos » de leurs voyages gratuits en Europe ou d’une frontière à l’autre.

Un avenir sans conducteur ?

Tesla innove également sur les technologies de bord. « Les propriétaires d’un Model S depuis septembre 2014 ont automatiquement reçu le pilotage automatique de leurs véhicules », explique Charles Delaville. Automatiquement ? Oui, car Tesla intègre à ses véhicules un système d’exploitation semblable à celui qui équipe les smartphones Apple ou Android. La mise à jour 7.0 permet d’ajouter la fonctionnalité d’une conduite sans volant sur certaines routes et autoroutes. Elon Musk vient d’ailleurs de promettre que la 7.1 permettra à la voiture d’entrer et sortir du garage seule. Cette introduction du software (les logiciels) dans le hardware (les composants physiques) est l’une des plus profondes modifications actuelles de l’automobile.
Plus importante même que le passage à l’électrique ? C’est la thèse de Tony Seba. Ce conférencier de la Silicon Valley fait état dans son livre Clean Disruption of Energy and Transportation d’une théorie qui aurait semblé folle il y a encore dix ans. D’ici à 2030, explique-t-il, le parc automobile sera non seulement électrique mais encore totalement autonome. Bref, des voitures sans chauffeurs. Tony Seba décrit un avenir qui laisse rêveur : fin de la propriété privée des voitures, réduction du parc automobile de 80 % et remplacement des parkings en ville par des parcs. Mais sa thèse de départ est-elle fondée ?
Voyons les nouveaux venus de l’industrie automobile. Tesla donc, qui s’est créé avec l’objectif de prendre la tête de la transition. En France, Carlos Ghosn, pour Renault, s’est engagé à commercialiser un modèle d’ici 2018. Mais les poids lourds – que bien peu de monde imaginait sur ce marché voilà dix ans – seront Google et Apple. Car si les géants actuels maîtrisent la technologie rutilante des véhicules à moteur, la conception d’un logiciel pour permettre à une voiture de rouler sans conducteur est une tout autre histoire. Selon Tony Seba, « l’avenir automobile appartient donc aux entreprises issues du monde de l’informatique […] ; les géants du secteur actuel n’ont d’autre choix que de s’adapter pour survivre ».

Une Gigafactory pour produire les batteries en rythme

Reste le critère essentiel pour convaincre les familles les plus modestes : le prix. Les modèles actuels restent très chers (plus de 70 000 euros pour la Tesla Model S et 130 000 euros pour le Model X). Si le prix devient similaire à celui des modèles à pétrole, pour des performances comparables et un coût de revient inférieur (un moteur électrique a très peu de pièces), à quoi bon acheter une voiture conventionnelle ?
Le coût repose en grande partie sur les batteries : ces pièces représentent 30 à 40 % du prix final du véhicule. Tesla utilise les modèles lithium-ion qui, avec un très bon rapport énergétique pour un faible volume, sont idéaux pour les véhicules. Leur coût baisse d’environ 20 % tous les deux ans.
Les innovations technologiques et les fabrications à la chaîne pourraient suffire à réduire les coûts jusqu’à un niveau convenable d’ici cinq à dix ans. Mais Elon Musk semble trouver le temps long. Le PDG de Tesla a donc lancé un projet pharaonique (comme d’habitude) : la Gigafactory. Une giga-usine dont la superficie initiale, un kilomètre de long sur 430 mètres de large (imaginez six tours Eiffel mises à plat dans un rectangle) pourra être doublée, voire triplée, par l’ajout d’étages et de bâtiments. Cette usine sera entièrement dédiée à la production en masse de batteries.

Avec un investissement de 5 milliards de dollars (dont 2 investis par Panasonic et 1,3 de réduction de taxes par l’État du Nevada où l’usine est installée), Tesla mise gros. Si le développement des véhicules électriques tarde, la concurrence plus puissante aura le temps de s’adapter et pourrait couler Tesla Motors. Imaginez simplement le marketing redoutable d’Apple lorsque leur voiture électrique sortira... L’entreprise a donc pris les devants. Avec la Gigafactory, le coût des batteries pourrait chuter de 13 % ! Selon Tesla, « d’ici 2020, elle atteindra sa capacité maximale et produira plus de batteries au lithium-ion par an qu’il n’en était produit dans le monde en 2013 ». L’usine débutera sa production dès 2017, à moins d’un retard imprévu auquel sont par ailleurs habituées les sociétés d’Elon Musk (SpaceX, sa société spatiale, a souffert de nombreux lancements en retard).

PowerWall, batterie révolutionnaire ?

Bâtir une gigantesque usine uniquement pour fabriquer des batteries automobiles vous semble-t-il démesuré ? De fait, la Gigafactory aura également un autre objectif : commercialiser des batteries à usage domestique et professionnel. Deux modèles de batteries lithium-ion à fixer sur un mur seront produits : le PowerPack, destiné aux entreprises qui souhaitent stocker et revendre leur énergie ; et le PowerWall, réservé aux particuliers, annoncé au prix d’environ 3 700 euros. Ces deux nouvelles cordes à l’arc (électrique) déjà très étoffé d’Elon Musk ont une grande ambition : révolutionner les réseaux électriques. Mais est-ce vraiment une si bonne idée que d’inonder le marché de batteries de stockage ?
Pour un spécialiste du secteur électrique européen (qui a préféré rester anonyme afin de ne pas engager la parole de sa société), l’idée n’est pas mauvaise, mais ne suffira pas : « Ce stockage distribué n’est pas compétitif aujourd’hui sur le réseau européen, sauf s’il répond en même temps à un autre besoin comme la mobilité ».
Pour comprendre son point de vue, il faut partir du fonctionnement de nos réseaux électriques. « La première chose à savoir, c’est que les besoins, pour ce type de batterie, varieront selon les continents, explique-t-il. Aux États-Unis, secteur visé par Tesla, le réseau peut être moins dense qu’en Europe. Certaines zones reculées, comme de petites villes en Alaska, peuvent trouver un intérêt à stocker l’énergie, pour s’alimenter en cas de panne par exemple. » Le réseau européen, lui, n’a rien à envier à son homologue états-unien : « Au contraire, il est l’un des plus robustes au monde ! » De ce fait, les batteries PowerWall ne présenteront que peu d’intérêt pour pallier des pannes trop rares, ou aux impacts déjà très réduits.

Stockage et solaire

Quid du stockage d’énergie ? Tesla met en avant la capacité du PowerWall à soulager le réseau face aux « pics » de consommation, le soir. Mais à cet égard aussi, l’Europe est bien placée. « Au Japon, en revanche, la rapidité des montées de charge et le souci de disposer de ressources bien réparties – vu la fréquence des séismes – ont motivé le déploiement de batteries. En France et en Europe, le réseau électrique est très maillé et l’intérêt du PowerWall reste limité », estime le spécialiste.
Par ailleurs, l’avenir des réseaux électriques est désormais placé sous la lumière du photovoltaïque, avec la pénétration fracassante des réseaux européens par l’énergie solaire. « Avec ses 35 GW de panneaux solaires installés, contre 5 GW pour la France, l’Allemagne est largement en avance sur nous », confie l'expert. La baisse du coût des panneaux solaires laisse présager leur développement massif en Europe. Et avec des batteries couplées aux panneaux solaires, a priori plus besoin de craindre les pics de production solaire qui seront amortis en bonne partie. 
« S’il y a un effet d’emballement dans le développement des panneaux solaires, il vaudrait mieux que quelques personnes s’équipent de batteries, avant qu’elles ne se généralisent à tout le réseau ». Des batteries Tesla ? « Pourquoi pas ? mais si les batteries lithium-ion de Tesla sont très compactes, idéales pour des voitures, d’autres technologies existent pour le stockage stationnaire », confie l’ingénieur. Les lithium-ion sont en effet désavantagées par rapport aux batteries plus imposantes, mais moins chères, comme celles au sodium-soufre ou encore les nouveaux volants cinétiques. « Pour un immeuble, il vaut clairement mieux avoir une grosse batterie située en sous-sol plutôt qu’un PowerWall par appartement ».
Tesla miserait donc sur l’emballement du solaire avec son PowerWall. N’oublions pas un dernier détail : Elon Musk est également l’un des présidents de SolarCity, une entreprise conceptrice de… panneaux solaires. Le plan de Tesla apparaît donc en pleine lumière : la firme mise sur une révolution rapide de l’énergie, qu’elle tente d’accélérer. Le destin de Tesla peut ainsi être rapproché de celui de ses batteries : aujourd’hui chargées à bloc, elles doivent être employées rapidement sous peine d’être déchargées et remplacées.