Quand on évoque l'idée de nourrir la planète grâce aux insectes, on pense souvent à ça... ou encore à ça. Mais en réalité, aujourd'hui, en France, il s'agit essentiellement de ça : de la farine et de l'huile pour nourrir les animaux. Les premiers fourmillements de l'élevage industriel d'insectes en France, pionnière dans le domaine, remontent aux années 2010. Henri Jeannin, qui élève déjà à l'époque des vers de farine pour les parcs zoologiques et les animaleries de tout l'Hexagone, se souvient.
- Dans les années 2010, il y a eu beaucoup de gens qui voulaient se lancer, mais dans l'alimentation humaine, avec des projets plus ou moins bien ficelés, des fois un peu loufoques. J'ai eu beaucoup de gens qui venaient taper à ma porte.
- Il y a eu une dynamique qui s'est confirmée jusqu'à aujourd'hui. Il y a en France plus d'une vingtaine de start-up. En Europe, il y en a une soixantaine. À l'échelle internationale, il y a plus de 300 entreprises dans cette nouvelle filière. La France est effectivement leader avec les Pays-Bas sur ces questions de valorisation de l'insecte comme source protéique.
Quatre insectes riches en protéines mais aussi en lipides et en fibres, peuvent légalement être exploités en France pour l'alimentation animale : le criquet, le grillon, la mouche soldat et le ténébrion. Et si les sociétés Inovafeed et Agronutris ont opté pour la mouche soldat noire, la société Ynsect a tout misé sur le tenebrio molitor ou ténébrion meunier.
- Pourquoi choisir le scarabée tenebrio molitor ? Parce que c'est un insecte qui ne vole pas, qui ne saute pas et qui est facilement gérable, qui vit en communauté. Donc, quand on le met dans un bac, il reste dans le bac et il reste avec ses congénères. Et tout se passe bien parce que c'est dans sa nature d'être dans ce mode-là. En termes d'apport protéinique, l'intérêt que présente le scarabée molitor, c'est qu'il a plus de 70 % de protéines.
- Il y a d'autres insectes qui sont déjà élevés mais qui présentent des difficultés comme le grillon. Il y a eu des rétrovirus, des choses comme ça. Le ver de farine, moi qui l'ai élevé depuis plus de 20 ans, il est relativement résistant.
- Ici, on se trouve dans le cœur de la ferme verticale. On peut le voir sur quinze mètres de haut. On a l'ensemble de nos palettes avec les bacs dans lesquels se trouvent les scarabées à différentes étapes de leur vie, entre les larves, les œufs, les jeunes adultes et les adultes. On observe en même temps quelques parasites qui vivent dans la même configuration. Le nom de tenebrio molitor : “tenebrio”, c'est les ténèbres, parce que ça aime bien les ténèbres et que ça vit comme ça dans la nature.
Dans cette ferme pilote située près de Dole, quelque 800 millions de têtes sont élevées sur une surface d'occupation au sol minimum, avec un bilan carbone négatif. Et ici, tout est automatisé : l'élevage, le triage et le nourrissage. Les quatre premières semaines de leur vie, les larves sont nourries de légumes, de carottes notamment, riches en eau. Par la suite, le régime alimentaire des vers de farine et des adultes est composé à plus de 90 % de son de blé, un coproduit de l'industrie meunière.
- C'est top comme ça... C'est consommé...
Lorsque les vers arrivent à maturité, 5% d'entre eux sont conservés pour assurer le renouvellement du cheptel, tandis que 95 % sont étuvés, stérilisés puis transformés en farine et en huile. Deux ingrédients qui entreront dans la composition de farines pour poissons d'élevage ou de croquettes pour chats et chiens.
- Elle a des caractéristiques proches de l'huile de tournesol. Ça sent l'huile.
Et comme ici, rien ne se perd, tout se transforme, déjections et restes d'aliments sont transformés en fertilisant et en méthane.
- Tout n'est pas réglé. Il y a un certain nombre de verrous qu'il faut continuer à lever, à savoir les questions d'élevage à grande échelle. Le régime alimentaire : comment formuler de façon optimale des repas adaptés à l'insecte pour son développement, sa croissance, mais également pour produire des protéines de qualité ? Autre difficulté qu'il va falloir surmonter : celle du prix de ces dérivés, notamment de farine. Aujourd'hui, la farine d'insecte est beaucoup plus chère que la farine de poisson ou la farine de soja, qui sont des filières conventionnelles. Même si l'objectif n'est pas de concurrencer ces filières traditionnelles, mais de venir en complémentarité.
Toutefois, on peut s'attendre à ce que les prix baissent face à la croissance du secteur. En Europe, le volume de production d'insectes comestibles devrait environ doubler sur la période 2019-2026 pour atteindre 235 000 tonnes par an. Et en France, les nouvelles usines fleurissent, à l'image de la toute nouvelle ferme verticale d'Ynsect, implantée près d'Amiens, qui envisage de produire environ 20 000 tonnes de farine par an pour l'alimentation animale. Et puis, la loi change. En 2021, l'Europe a en effet autorisé l'utilisation d'insectes transformés dans l'alimentation des volailles et des porcs, mais aussi l'utilisation des ténébrions, des criquets et des grillons dans l'alimentation humaine.
- Nous travaillons actuellement avec les services vétérinaires et les services de l'Etat pour pouvoir justement acter une législation qui nous permette de vendre notre protéine d’insecte à destination de la nourriture pour l'Homme. L'idée, c'est de proposer, comme on peut le faire en Hollande par exemple, un ingrédient rentrant dans la composition de barres énergétiques pour les sportifs, pour les personnes âgées, pour les personnes en carence, ou sous forme de milkshake ou toute autre forme cuisinable.
Près de 3 millions de tonnes de protéines d'insectes pourraient être produites en Europe d'ici 2030 et 20 000 emplois créés grâce à ce nouveau secteur. Mais les produits à base d'insectes destinés à l'alimentation humaine resteront très certainement minoritaires dans un premier temps, occupant des marchés de niche en raison d'une barrière financière mais aussi psychologique.