Banni depuis une centaine d’années pour ses effets psychoactifs, le cannabis fait un retour en force dans la pharmacopée. En étudiant de près cette plante, les scientifiques distinguent désormais la substance tant prisée par ses adeptes, le THC (delta9-tétrahydrocannabinol), des nombreux autres cannabinoïdes (en particulier le CBD, cannabidiol) dont ils commencent tout juste à percer les effets thérapeutiques. Des recherches sont menées tous azimuts pour comprendre leur mode d’action, mettre au point les variétés de cannabis les plus adaptées à chaque pathologie, voire développer des médicaments dérivés de ces cannabinoïdes. Du soulagement de la douleur au traitement éventuel de certains cancers, les perspectives sont immenses mais les essais cliniques encore peu nombreux. Sans attendre les résultats des études, de nombreux patients atteints de maladies graves pratiquent l’automédication à la recherche le plus souvent d’un effet antalgique ou anti-nauséeux. Demain, les propriétés inédites du cannabis rangeront-elles cette plante dans la catégorie des médicaments utiles ? Ou bien son statut de drogue interdira-t-il la banalisation de son usage en médecine ?

En France, des médicaments autorisés mais non commercialisés

Le Sativex – mélange de THC et CBD en spray destiné aux patients atteints de sclérose en plaques – est le seul médicament à base de cannabis à avoir reçu, en France, une autorisation de mise sur le marché (en 2014). Mais il n’est toujours pas commercialisé faute d’accord sur le prix entre le laboratoire Almirall et l’État. Les malades doivent donc l’acheter au prix fort à l’étranger. Trois autres médicaments sont accessibles à condition que le médecin demande une autorisation temporaire d’utilisation nominative (procédure exceptionnelle) : le Marinol (THC) et le Cesamet (THC) contre les nausées induites par les chimiothérapies ; l’Epidiolex (CBD) contre certaines formes d’épilepsie.

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© AP/SIPA

Des propriétés thérapeutiques

Le cannabis est principalement utilisé pour atténuer les douleurs dues à certaines maladies graves comme la sclérose en plaques, le sida ou le cancer.

Cette plante n’est pas seulement une drogue. Elle a aussi des effets thérapeutiques grâce aux nombreux cannabinoïdes qui la composent. Dans les pays qui l’autorisent, elle peut être consommée à l’état naturel (huile et herbe de cannabis) ou sous forme de médicament (spray, gélule, comprimé) pour soulager des douleurs provoquées par certaines maladies : sclérose en plaques, sida, cancer... En France, le cannabis est classé comme stupéfiant en raison de la substance psychoactive (le THC, delta9-tétrahydrocannabinol) qu’il contient, et qui altère le comportement. À ce titre, sa culture et sa consommation sont interdites. Cependant, si les variétés vendues à usage récréatif peuvent contenir jusqu’à 20 % de THC, d’autres variétés se caractérisent par un taux de THC très faible et par la présence de CBD (cannabidiol), qui a l’avantage d’avoir des effets thérapeutiques (notamment calmants ou anti-inflammatoires) sans être psychoactif. La loi française autorise la culture de ces variétés de cannabis qui contiennent moins de 0,2 % de THC. Un bémol toutefois : seules les graines et les tiges peuvent être valorisées, ce qui intéresse les industriels du chanvre textile, mais moins le secteur médical, car c’est à partir des fleurs qu’on extrait les cannabinoïdes. Il n’est donc pas facile de se procurer ces variétés à des fins thérapeutiques. Malgré un sévère rappel à l’ordre par la Mildeca (1), les boutiques qui, en France, vendent depuis peu du cannabis à moins de 0,2 % de THC, continuent, pour l’heure, de s’approvisionner dans des pays où la législation sur la culture du chanvre est plus souple : Suisse, Luxembourg, Pays-Bas…

(1) Mildeca : Mission interministérielle contre les drogues et les conduites addictives

Le « père » de la recherche sur le cannabis

En 1964, le chimiste israélien Raphael Mechoulam isole le principe psychoactif de la marijuana (herbe de cannabis), le THC (delta9-tétrahydrocannabinol), ce qui le rendra mondialement célèbre. Il note des effets très différents selon les individus et la dose, sans comprendre comment le THC agit. Au milieu des années 1980, une équipe américaine découvre le mode d’action : dans le système nerveux central, le THC se fixe sur des récepteurs qui se lient normalement à des molécules fabriquées par l’organisme : les endocannabinoïdes. En 1992, la même équipe israélienne isole la première de ces molécules, l’anandamide, produite en réponse à un signal de douleur.

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© Jack Huez/AFP

Des malades expérimentateurs

Des malades testent sur eux-mêmes les effets thérapeutiques du cannabis et partagent leurs expériences sur les réseaux sociaux.

Alors que les connaissances scientifiques sur le cannabis sont encore fragmentaires, de nombreux patients y ont déjà eu recours. Même dans les pays où le cannabis médical est autorisé, les médecins qui le prescrivent disposent de peu d’informations. On connaît malgré tout la composition des principales espèces de cannabis : par exemple, l’espèce Indica est concentrée en THC (la substance psychoactive) et pauvre en CBD (cannabidiol), contrairement à la Sativa ; la Ruderalis est, quant à elle, quasiment exempte de THC. Autre difficulté pour rationaliser les prescriptions : l’efficacité des produits varie beaucoup selon l’origine, le mode de consommation (inhalation, vaporisation, ingestion) et l’individu. Dans la pratique, certains usagers expérimentent sur eux-mêmes les effets du cannabis et peuvent parfois témoigner sur les réseaux sociaux de l’efficacité supposée de telle variété dans telle indication. Une source d’information précaire mais qui peut s’avérer utile pour d’autres patients. Pour leur part, des associations, comme l’Union francophone pour les cannabinoïdes en médecine, exercent une veille médicale afin de recenser les études les plus sérieuses et favoriser la diffusion d’ouvrages pour aider patients et médecins (1). Au bout du compte, un certain empirisme règne dans l’usage du cannabis à des fins thérapeutiques. Et il n’est pas toujours facile de poser une frontière étanche entre ceux qui souhaitent promouvoir le cannabis médical et les partisans de la légalisation du cannabis hors raisons médicales.

(1) Par exemple : Chanvre en médecine, Dr Franjo Grotenhermen (Édition Solanacée, 2017) Infographie : Julien Tredan-Turini

Premiers essais cliniques

L’administration de cannabis dans le cadre d’essais cliniques effectués auprès de malades n’en est qu’à ses débuts.

Pour étudier les propriétés thérapeutiques du cannabis, les laboratoires de recherche travaillent surtout sur des cellules animales ou humaines. Les essais cliniques avec des patients sont encore rares. L’efficacité du Sativex a été démontrée dans une étude publiée en 2014 avec des patients souffrant de douleurs neuropathiques. 128 patients ont reçu un mélange de THC et de CBD (delta9-tétrahydrocannabinol et cannabidiol) en spray, et 118 ont reçu un placebo. Une diminution significative de la douleur et une amélioration de la qualité du sommeil ont été notées dans le premier groupe. Dans le domaine du cancer, la société canadienne Tetra Bio-Pharma démarre en 2018 des essais cliniques de phase 3 sur 946 patients atteints de cancer en phase terminale avec le PPP001, un mélange de THC et CBD à inhaler. L’objectif est d’atténuer leurs douleurs, qui ne sont plus soulagées par la morphine. Autre exemple : l’Epidiolex (CBD pur), développé par GW Pharmaceuticals et utilisé pour traiter certaines épilepsies, a déjà fait l’objet de plusieurs études. La plus récente impliquait 120 patients (enfants et jeunes adultes de 2 à 18 ans) atteints d’une forme rare et sévère d’épilepsie, le syndrome de Dravet. Résultat : on a noté une réduction moyenne des crises convulsives de 39 %, contre 13 % pour le groupe placebo. Déjà autorisé en France, il pourrait être prochainement autorisé par la FDA (Food and Drug Administration) aux États-Unis.

Un pas de plus pour la France

Le 26 juin 2019, la France adopte des modalités pour expérimenter le cannabis à visée thérapeutique auprès de patients. Après le feu vert de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ASM) et du Ministère de la Santé, l’expérimentation devrait démarrer début 2020. Elle est prévue pour durer deux ans.

Le contrôle qualité, enjeu de santé publique

Il existe de multiples façons d’ingérer le cannabis à des fins médicales. On peut le fumer, l’inhaler, le vaporiser, prendre des gélules, des comprimés… Le spray, qui est l’une des formes les plus utilisées, permet d’évaporer les cannabinoïdes sans combustion des matières végétales : la vapeur ne contient pas de monoxyde de carbone, de goudron, ni d’autres produits toxiques présents dans la fumée. La qualité du cannabis étant devenue un véritable enjeu médical, des entreprises commercialisent des kits permettant de vérifier la composition des traitements dérivés de cette plante.

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© Xinhua/ZUMA/REA

Demain, traiter le cancer avec du cannabidiol ?

Les recherches menées au laboratoire sur le CBD font espérer une nouvelle piste de traitement contre le cancer.

La découverte inattendue, il y a dix ans, que le cannabis pouvait provoquer chez la souris le « suicide » des cellules cancéreuses a suscité un immense espoir. Et explique que de nombreuses équipes dans le monde travaillent désormais sur les effets du cannabis contre le cancer et les métastases. Comme Pierre-Yves Desprez, chercheur français au California Pacific Medical Center (San Francisco) qui, avec son collègue américain Sean McAllister, ont découvert que le CBD (cannabidiol) inactivait le gène ID-1 responsable de la migration des métastases dans l’organisme. Selon lui, « le CBD pourrait donc être efficace dans tous les cancers où le gène ID-1 joue un rôle actif (sein, cerveau, prostate…) en stoppant la migration des cellules cancéreuses ». À la publication de ces résultats en 2007 (1), des malades traités par chimiothérapie ont aussitôt commencé à prendre du CBD, ce qui a semble-t-il potentialisé les effets de leur traitement médicamenteux. « Nous cherchons maintenant à voir jusqu’à quel point il est possible de diminuer la chimiothérapie si l’on administre du CBD, explique Pierre-Yves Desprez. Mais tout cela est testé sur l’animal ou sur des cellules humaines en culture, pas encore sur des malades ». Le CBD serait-il dans le cannabis la part du produit qui présente tous les bénéfices, sans risque d’accoutumance ni effets psychoactifs ? Ils sont nombreux à espérer ce graal. « Mais attention à ne pas en faire une poudre de perlimpinpin, prévient Pierre-Yves Desprez, le choix des molécules et du dosage est très important. »

(1) Molecular Cancer Therapeutics, novembre 2007

En quête d’un bon plant

Dans le monde, de plus en plus de laboratoires s’attellent à la mise au point de nouvelles variétés de cannabis médical ou de nouvelles combinaisons de cannabinoïdes. On peut citer Phytoplant en Espagne, Bedrocan aux Pays-Bas, GW Pharmaceuticals en Angleterre ou Insys Therapeutics aux États-Unis. Il faut dire qu’avec une centaine de cannabinoïdes présents dans chaque plant, les spécialistes des croisements ont de quoi innover ! Objectif : trouver pour chaque pathologie « la » variété la plus efficace et le dosage le plus adapté.

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© Matt Nager/REDUX-REA

Des milliards d’euros à la clef

Annoncé comme lucratif, le marché du cannabis médical est en pleine
expansion. En Europe, la République tchèque est le premier producteur de CBD.

36 milliards d’euros par an : c’est ce que pourrait représenter le marché européen du cannabis thérapeutique d’ici cinq ans, selon une étude du groupe londonien Prohibition Partners. Outre le commerce de variétés contenant du THC (le produit psychoactif), se profile un marché juteux pour le cannabidiol (CBD), dépourvu d’effet psychotrope et qui ne crée pas de dépendance. Des produits à base de CBD prolifèrent donc sous forme de gélules, tisanes, liquide pour cigarettes électroniques, baumes cosmétiques, huiles alimentaires… En Europe, la République tchèque est devenue le premier pays producteur de CBD. Sélection des variétés, culture, vente : les perspectives liées au marché du cannabis médical sont importantes. Résultat, certaines régions y voient une opportunité de développement. La Grèce vient de légaliser le cannabis médical en mettant en avant son climat, très favorable à la culture de la plante, et estime le chiffre d’affaires entre 1,5 et 2 milliards d’euros. La France est déjà le premier producteur européen et le deuxième mondial (derrière la Chine) de chanvre industriel. Mais pour permettre la culture de cannabis médical, il faudrait changer la loi française car celle-ci ne permet pas la valorisation des fleurs de chanvre qui contiennent le CBD.

Des médicaments sous contrôle de l’État ?

L’usine néerlandaise Bedrocan est le principal fournisseur de cannabis médical en Europe, avec cinq variétés de fleurs commercialisées, compressées sous forme de granules ou administrées sous forme de spray. Ces produits sont déjà distribués dans certaines pharmacies européennes – pas en France – au titre de l’usage compassionnel, notamment pour des malades atteints de cancer ou de sida. En Italie, c’est une usine pharmaceutique dépendant des autorités militaires qui fournit les pharmacies avec une première variété médicale (FM2) contre la douleur, contenant 6 % de THC (delta9-tétrahydrocannabinol) et 8 % de CBD (cannabidiol).

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© Bedrocan International

Cannabis sur ordonnance en Israël

En Israël, 25 000 patients se soignent avec du cannabis médical. Rationaliser la prescription est devenu la priorité de David Meiri, directeur du laboratoire biologie du cancer et cannabis, au Technion (Israël).