Dans le Grand Nord canadien, au Nunavik, une équipe de scientifiques collecte des données inédites sur le pergélisol. L’enjeu est immense. En effet, ce sol, qui était gelé en permanence, commence à dégeler. Ce qui pose problème aux communautés inuites qui vivent dans la région arctique, de nombreuses infrastructures posées sur ce sol gelé se trouvant fragilisées. Mais ce n’est pas tout. Le dégel du pergélisol aurait une autre conséquence, climatique cette fois : il pourrait amplifier le réchauffement de la planète. Car en dégelant, le pergélisol libère des gaz à effet de serre (méthane, dioxyde de carbone). Pour mieux comprendre les liens entre l’évolution du pergélisol et le changement climatique, l’équipe a donc effectué un certain nombre de mesures... L’avenir dira s’il s’agit, ou non, d’une véritable « bombe à retardement climatique ». Pour l’heure, retour sur cette aventure scientifique et humaine.

En Arctique, la glace fond, en mer comme sur terre

L’effet le plus visible du réchauffement climatique est la fonte de la banquise (glace de mer) au pôle Nord : sur cette image, on voit l’étendue médiane pour la période 1981-2010 (ligne jaune) et la surface de la banquise au 13 septembre 2017. Selon certains scénarios, la glace pourrait avoir totalement disparu en été dans l’océan Arctique dès 2050. Mais on enregistre aussi une diminution rapide de la superficie occupée par la banquise en hiver. Sur terre, le sol gelé en permanence, le pergélisol, commence à dégeler, et on assiste à un recul généralisé des glaciers.

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© National Snow and Ice Data Center

En route vers le pôle Nord

Pour mieux connaître le rôle joué par le pergélisol dans le climat terrestre, une équipe de scientifiques est partie à l’autre bout du monde.

Pour suivre au plus près l’évolution du pergélisol, un laboratoire a été créé en janvier 2011 à l’initiative du Canada qui, avec 40 % de son territoire recouvert par ces sols gelés, fait partie des pays les plus concernés. Issue d’un partenariat entre l’université Laval (ville de Québec) et le CNRS en France, l’unité Takuvik emploie des dizaines de chercheurs. Climatologues, géophysiciens, biologistes, spécialistes de l’environnement, ingénieurs… toutes les compétences sont mobilisées sur le terrain pour collecter des données inédites sur le pergélisol. Mais la tâche n’est pas simple, car les zones à explorer sont immenses et difficiles d’accès. Le site retenu par l’équipe est Umiujaq (latitude 56° nord), un village inuit situé sur la côte est de la baie d’Hudson, à 1 000 kilomètres au nord de la ville de Québec. Objectif des chercheurs : identifier les facteurs (température de l’air, vitesse du vent, manteau neigeux, couvert végétal…) qui accélèrent le dégel du pergélisol. Mais aussi étudier les plans d’eau (mares de thermokarst, dans le jargon scientifique) issus du dégel du pergélisol. Ces mares sont en effet colonisées par des microorganismes qui favorisent la production de gaz à effet de serre (méthane, dioxyde de carbone). Il y a urgence à collecter toutes ces données, car, faute de publications scientifiques, les projections à long terme dans les modèles des climatologues ne prennent toujours pas en compte les émissions de gaz à effet de serre liées au dégel du pergélisol. Avec le risque de sous-estimer le réchauffement planétaire à venir.

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© Yann Bourdelas

Umiujaq, dans le Nunavik canadien

Les chercheurs effectuent leurs mesures à proximité d’Umiujaq, un village inuit de 470 habitants. Les maisons sont construites sur pilotis pour permettre au froid hivernal de rafraîchir le sol afin de limiter le dégel du pergélisol. Car lorsqu’il se produit, le sol devient instable et fragilise les fondations des bâtiments, les routes ou encore les pistes d’atterrissage indispensables au ravitaillement de ces populations isolées. Les données acquises par les scientifiques sont donc de première importance pour les populations inuites qui doivent adapter leur mode de vie.

Coup de chaud sur l’Arctique !

Les régions arctiques qui entourent le pôle Nord se réchauffent deux fois plus vite que le reste de la planète.

C’est un fait avéré, notre planète s’est réchauffée depuis le début de l’ère industrielle : la température moyenne à la surface de la Terre a augmenté de 0,90°C en 130 ans. Les activités humaines qui libèrent des gaz à effet de serre dans l’atmosphère sont la cause principale de ce réchauffement. Celui-ci n’est pas uniforme : il est plus marqué dans l’hémisphère nord que dans l’hémisphère sud et il est maximal aux hautes latitudes. Ainsi les régions arctiques qui entourent le pôle Nord se réchauffent deux fois plus vite que le reste de la planète. En novembre 2016, la température de l’air en Arctique a dépassé de 15 à 20°C les normales saisonnières mesurées depuis cinquante ans. En profondeur, le sol affiche en moyenne 2°C de plus qu’il y a quinze ans. Dans le même temps, la surface de la banquise (glace de mer) diminue rapidement. Comme la glace réfléchit le rayonnement solaire vers l’espace – tandis que la mer l’absorbe en grande partie –, moins de glace signifie encore plus de chaleur absorbée. Les régions arctiques subissent donc plus intensément les effets du réchauffement climatique. Dans ces territoires en pleine mutation, un phénomène préoccupe de plus en plus les scientifiques : le sol gelé en permanence (1) – appelé pergélisol ou permafrost – commence à dégeler. Or il renferme de la matière organique qui pourrait remonter vers l’atmosphère sous forme de gaz à effet de serre (méthane, dioxyde de carbone). Le dégel du pergélisol risque-t-il d’accentuer le réchauffement climatique en cours ? Des scientifiques tentent de répondre à cette question en auscultant ces sols gelés.

(1) Pour être plus précis, le pergélisol est la partie du sol située sous la surface qui ne dégèle pas pendant au moins deux années consécutives.

Mesures tous azimuts

Cette tour d’instruments est équipée de sondes de température et d’humidité, d’anémomètres pour mesurer la vitesse du vent et de capteurs optiques pour étudier les propriétés thermiques de la neige et du sol. Tout au long de l’année, elle mesure de façon autonome l’évolution journalière des conditions météorologiques, la conductivité thermique du manteau neigeux en hiver, et la hauteur de la neige ou de la végétation, et ce grâce à la télédétection par laser (lidar). Toutes ces mesures visent à suivre, à l’aide de modèles numériques, l’évolution du pergélisol et de son environnement au cours du temps afin d’identifier les facteurs qui accélèrent son dégel.

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© Simon Rozé
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Le sol gelé en permanence, le pergélisol (ou permafrost), constitue 20 % des terres émergées de la planète, principalement aux pôles et dans les régions montagneuses.
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© Universcience

Le drone au service des scientifiques

Mobile, le drone permet des mesures dans des endroits non couverts par la station instrumentée. Il utilise la télédétection par laser pour suivre l’évolution du manteau neigeux et du couvert végétal. Résultat de toutes ces mesures : il y a de plus en plus d’arbustes à cause du réchauffement. Les branches des arbres retenant la neige, cela s’accompagne d’une augmentation de l’épaisseur du manteau neigeux, ce qui accélère le dégel du pergélisol. En effet, la neige est un bon isolant thermique et contrairement à ce que l’on pourrait penser, plus il y a de neige en hiver, plus le sol se réchauffe car il est à l’abri du froid.

La preuve du dégel du pergélisol

Ces plans d’eau ou mares de thermokarst sont issus du dégel du pergélisol. Photographiés ici au nord d’Umiujaq, ils se multiplient dans les régions subarctiques. Or ces mares favorisent le développement de bactéries à l’origine de réactions de conversion du carbone stocké dans le pergélisol vers d’autres formes de gaz à effet de serre comme le méthane et le dioxyde de carbone. Ces mares pourraient donc amplifier l’effet de serre et aggraver le réchauffement climatique en cours. Même si l’ampleur du phénomène n’est pas encore connue à l’échelle mondiale, certains scientifiques tirent déjà la sonnette d’alarme.

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© Yann Bourdelas
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© Universcience

Des microalgues envahissantes

Les mares issues du dégel du pergélisol sont de véritables bouillons de culture. De retour au laboratoire à l’université Laval de Québec, les spécialistes d’eau douce (limnologistes) vont analyser les échantillons prélevés dans le Grand Nord canadien. Un type de microalgues prolifère et focalise l’attention des scientifiques : les cyanobactéries. Elles envahissent les mares en été et servent de nourriture aux bactéries en hiver. Apparues sur Terre bien avant les plantes, ces microalgues sont capables de se développer dans les milieux les plus extrêmes.

L’Arctique suscite bien des convoitises !

Pour Marcel Babin (directeur de l’unité Takuvik), l’Arctique mobilise la communauté scientifique pour des questions environnementales mais aussi les États pour des intérêts géostratégiques.

Des chercheurs nomades...

Dans le Nunavik, en plus de la station instrumentée située tout près du village d’Umiujaq, les chercheurs effectuent des mesures plus au nord, dans les zones sauvages du Parc national Tursujuq, le plus vaste (superficie de 26 000 km2) du Québec. En hiver, les scientifiques, tout comme les Inuits, se déplacent en motoneige. Mais le reste de l’année, l’hélicoptère est utilisé pour rejoindre les sites les plus éloignés. Sinon, vu l’absence de route, c’est le bateau puis la marche.

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© Simon Rozé
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© Simon Rozé

Pergélisol en carotte

Le chercheur français Florent Dominé (1) examine une carotte de pergélisol qu’il vient d’extraire du sol. Celle-ci va lui permettre d’obtenir des informations sur la composition du pergélisol grâce notamment à l’analyse des sédiments contenus dans cet échantillon. Ici, la dernière carotte forée à plus de 3 mètres de profondeur provient d’une nappe phréatique gelée lors du « petit âge glaciaire », une période particulièrement froide survenue au Moyen Âge. Dans les régions les plus froides de l’Arctique canadien, le pergélisol peut atteindre jusqu’à 700 mètres d’épaisseur, et son âge est beaucoup plus ancien.

(1) Membre du laboratoire Takuvik, ce chercheur du CNRS a initié le projet APT (Acceleration of Permafrost Thaw by Snow-Vegetation Interaction), qui regroupe huit laboratoires français et canadiens. Ce projet est financé par la fondation BNP-Paribas.