En Europe, les premières usines à insectes pour nourrir les animaux

Dans le monde, la consommation humaine d’insectes (ou entomophagie) repose généralement sur la collecte en milieux naturels, quoique de petits élevages se soient aussi établis dans des pays où cette pratique est courante.

C’est un mouvement bien différent que voit naître actuellement le continent européen : la production industrialisée d’insectes. Financé à grand renfort de levées de fonds, ce mouvement s’étend à d’autres continents, avec des start-up aux États-Unis, en Afrique du Sud ou en Tunisie. En Europe, il est surtout porté par des leaders français : ces dernières années, les entreprises de biotechnologie Innovafeed, Ÿnsect et Agronutris ont levé respectivement 450, 500 et 100 millions d’euros. Ce marché innovant a éclos à la faveur de la récente législation européenne autorisant la commercialisation de certains insectes : huit espèces pour l’alimentation animale et quatre espèces destinées à la consommation humaine (le ver de farine en 2021, puis le grillon domestique, le criquet migrateur et l’été dernier, le scarabée Buffalo). L’entomophagie demeurant anecdotique, cette industrialisation naissante vise deux marchés principaux. D’une part, les animaux d’élevage, les poissons, et plus récemment, les volailles et les porcs ; et d’autre part, les animaux de compagnie, les farines à base d’insectes offrant des protéines très digestes de bonne qualité. Dans les faits, les marchés les plus porteurs aujourd’hui sont ceux de la « pet food » et de l’engrais agricole naturel, fabriqué à partir des déjections d’insectes. Les insectes sont donc encore loin d’occuper les étals de nos supermarchés !

Ÿnfarm, la plus grande ferme verticale au monde, à Amiens

Comme les autres start-up, principalement françaises, Ÿnsect ne dispose pour le moment que de sites pilotes, mais prépare la mise en service d’une usine à Amiens, la première d’échelle industrielle. Haute de 36 mètres, étendue sur 45 000 m², elle sera la plus grande ferme verticale au monde. Objectif, à terme : produire 200 000 tonnes d’ingrédients par an, surtout des farines et huiles dérivées de la larve du ténébrion meunier (Tenebrio molitor), un coléoptère qui affectionne les farines de céréales. Les marchés visés sont l’alimentation animale et la fertilisation agricole. Pari réussi : les deux premières années de production de la future usine sont d’ores et déjà vendues.

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En cours de construction à Amiens, la ferme d’Ÿnsect sera la première de dimension industrielle © Fred Haslin/Le Courrier Picard/MAXPPP
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Infographie : Julien Tredan-Turini

L’allergie, le principal risque sanitaire

Tous les insectes ne sont pas comestibles : sur près d’un million d’espèces décrites, seules 2000 sont consommées.

En effet, toutes ne sont pas faciles à collecter ; et certaines sécrètent des composés toxiques. S’agissant des espèces à commercialiser, c’est l’Autorité européenne de sécurité des aliments qui teste l’innocuité pour la santé des animaux, des humains et des écosystèmes. Les précautions à prendre sont les mêmes que pour les autres aliments d’origine animale : les insectes doivent être en bonne santé ; exempts de parasites, virus ou bactéries ; exempts aussi de polluants environnementaux tels que métaux lourds, résidus de pesticides et d’antibiotiques. Une fois ces risques chimiques et biologiques écartés, reste le risque d’allergie. En effet, les insectes sont des arthropodes et contiennent les protéines allergènes que l’on retrouve chez les acariens, crustacés ou mollusques, à l’instar de la tropomyosine. Quant à la transmission de maladies zoonotiques, le risque est plus faible qu’avec les autres animaux d’élevage, les insectes étant plus éloignés de l’Homme du point de vue évolutif. Reste la question de l’invasion biologique. Si le danger existe, il est limité dans les conditions actuelles de dimensionnement et de densité des élevages et même quasiment nul s’agissant d’une espèce locale comme le ténébrion meunier, déjà présent partout. Quant à Hermetia illucens ou mouche soldat noire, élevée par Innovafeed et Agronutris, elle s’est adaptée à nos contrées il y a longtemps. Seuls les criquets pourraient présenter un risque pour les cultures, car si les nuées ravageuses sont rares en Europe, réchauffement et sécheresse pourraient favoriser les invasions.

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Tagliatelles à la farine de larves de mouche soldat noir, pesto et basilic © Reuters / Sumaya Hisham

Bientôt des insectes au menu ?

Selon une récente étude américaine, six personnes sur dix seraient prêtes à tester des substituts végétaux comme des steaks de soja, mais seulement un quart d’entre elles goûteraient des protéines d’insectes. Pourtant, leur éventail de saveurs – goût sucré des larves d’abeilles ou acidulé des fourmis – fournit un potentiel d’innovation gastronomique valorisé dans des restaurants d’Asie et d’Amérique latine. Cela étant, le patrimoine culinaire n’est pas immuable – en atteste le succès du sushi en Europe. En outre, l’urgence environnementale pourrait plaider en faveur des insectes, surtout chez les jeunes. Sans compter que broyés en farine, les insectes inspirent une moindre répugnance.

Eau, surface, gaz à effet de serre : des atouts environnementaux

Comparée à l’élevage du bétail, l’entomoculture présente d’indéniables avantages : elle requiert moins d’eau – les insectes pouvant s’hydrater à partir de leur alimentation – et moins de surfaces agricoles.

En outre, elle émet 2 à 10 fois moins de gaz à effet de serre, d’après la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), avec un rapport de 10 à 100 fois moins si l’on compare vers de farine et porcs. Autre avantage : la fécondité, le taux de croissance et le taux de conversion alimentaire élevés des insectes. Comme ils sont à sang froid, les insectes n’ont en effet pas besoin d’énergie pour maintenir leur température interne et convertissent efficacement leurs aliments (et même des résidus organiques !) en protéines : il faut 1,7 kg d’aliments pour produire 1 kg de grillons, contre 10 kg pour produire 1 kg de bœuf. Les insectes pourraient donc utilement remplacer ou suppléer les protéines animales dans l’alimentation humaine. Cela étant, l’efficacité de transformation des insectes dépend beaucoup de la qualité de l’aliment qui est leur est donné. Mais la FAO recommande aussi l’entomoculture à grande échelle pour nourrir le bétail et réduire l’empreinte environnementale des filières animales. Le recours aux insectes semble assez évident dans la pisciculture : les poissons sont aujourd’hui principalement nourris de farine de poisson sauvage. Et absorbent ainsi 25 % de la pêche mondiale ! S’agissant des porcs et de la volaille, remplacer les tourteaux de soja d’origine sud-américaine réduirait le transport et son coût carbone et permettrait d’économiser de l’eau et des terres agricoles.

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Le guano de vers de farine peut être utilisé comme fertilisant naturel en agriculture biologique © Invers

Tout est bon dans le ténébrion

Un intérêt majeur de l’entomoculture est le recyclage des biodéchets, dont près de 20 millions de tonnes sont produits chaque année en France. Les insectes sont capables d’extraire les nutriments des restes de cantines, des coproduits de l’industrie agroalimentaire (déchets valorisables issus de la transformation, comme le son ou la mélasse), des invendus de la distribution, des rebuts des récoltes. En outre, leurs déjections, riches en azote, constituent un fertilisant naturel ; la vente d’engrais représente d’ailleurs la part la plus importante du chiffre d’affaires actuel du secteur. Enfin, la chitine des carapaces peut être valorisée dans l’industrie pharmaceutique, les cosmétiques ou le traitement des eaux.

Alimentation, énergie : les défis verts de l’industrialisation

Élever des insectes à grande échelle pour verdir l’élevage conventionnel : c’est possible, mais sous conditions.

S’il s’agit de nourrir porcs et volailles, des omnivores pouvant se contenter d’une alimentation végétale, les insectes doivent être alimentés avec des résidus organiques qui ne peuvent pas être directement donnés aux animaux d’élevage. En cas contraire, on ne ferait qu’ajouter un maillon à la chaîne alimentaire. Aujourd’hui, les éleveurs recourent aux coproduits des industries voisines – céréales, sucre et amidon – pour nourrir leurs insectes. Mais ce modèle vertueux résistera-t-il à l’essor du secteur ? Les biodéchets locaux ne seront-ils pas remplacés par des matières nobles, ce qui concurrencerait la production aux fins d’alimentation animale et humaine ? Le second défi lié à l’industrialisation est la consommation d’énergie. Les étapes de transformation comme le séchage sont énergivores, ainsi que la ventilation en cas de température élevée (les larves, en se frottant les unes aux autres, dégagent de la chaleur) ou en cas d’effluves odorants (mouche soldat noire). À l’heure actuelle, la production d’un kilogramme de protéines d’insectes comestibles requiert moins d’énergie que celle de protéines de bœuf, mais plus que celle de protéines de poulet. Cela étant, les jeux ne sont pas faits. Sur son site de Nesle, dans la Somme, Innovafeed teste ainsi une « symbiose industrielle » avec une amidonnerie – pour la matière première – et une centrale de cogénération biomasse – pour la chaleur. Sur ces points comme sur d’autres, le monde académique devra être capable d’évaluer les réalisations affichées par les acteurs privés.

Échange de bons procédés avec les producteurs locaux

Aux antipodes du modèle industriel intégré, où un même site gère toute la chaîne de production depuis l’élevage jusqu’à la transformation, la société auvergnate Invers a adopté un modèle décentralisé pour produire ses croquettes aux insectes. Suivant un cahier des charges fourni par la start-up, les vers de farine sont élevés directement chez les agriculteurs partenaires jusqu’au stade « prêts à la récolte ». C’est un échange de bons procédés : Invers fournit les vers reproducteurs et le débouché commercial, les fermiers les coproduits agricoles et les soins d’élevage.

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© Invers
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Infographie : Julien Tredan-Turini

Les insectes, une source de protéines parmi d’autres

Portée par une population mondiale croissante, plus urbaine et plus riche, la demande en protéines devrait augmenter de 70 % d’ici 2050.

Or l’élevage conventionnel – une des industries les plus polluantes – occupe déjà 70 % des terres agricoles. Toutes les sources de protéines sont donc bonnes à prendre, chacune offrant ses bénéfices nutritionnels et écologiques propres. Si les protéines végétales des légumineuses sont plus avantageuses sur le plan écologique – quoiqu’elles occupent d’importantes surfaces agricoles –, elles le sont moins sur le plan nutritionnel : tous les acides aminés essentiels sont contenus dans les insectes, quand il faut trouver des complémentarités entre protéines végétales pour atteindre cet équilibre. À cela s’ajoutent de nouvelles sources de protéines : algues, fermentation (levures, champignons ou bactéries), viande artificielle… Difficile donc de prévoir ce qui sera vraiment consommé dans les prochaines décennies. Mais les chercheurs sont unanimes sur un point : il est important que l’offre en protéines soit la plus diversifiée possible. Avec leurs bienfaits nutritionnels uniques et leur empreinte environnementale à mi-chemin entre les protéines animales et végétales, les insectes concourront à cette solution complexe, en nourrissant nos animaux de compagnie, nos animaux d’élevage… ou directement les êtres humains.

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La mouche soldat noire est l’un des insectes élevés en Europe © Wirestock / iStock / Getty Images

Quid du bien-être animal ?

Les élevages sont censés offrir des conditions imitant l’environnement naturel et permettant les interactions sociales propres à chaque espèce. Mais la filière n’échappe pas aux interrogations sur le bien-être animal. De récentes études ont d’ailleurs montré que les mouches, moustiques, termites et cafards au stade adulte font bel et bien l’expérience consciente de la douleur. Pour éviter de répéter les erreurs commises dans l’élevage conventionnel intensif, des mesures devront donc être adoptées. Par exemple, abandonner l’abattage des insectes par ébouillantage au profit de la congélation ou de la technique instantanée du déchiquetage. En attendant, la filière n’est soumise à aucune régulation.