Insectes : un déclin inéluctable ?
Les insectes disparaissent à un rythme alarmant, menaçant l’ensemble des écosystèmes. Pourtant, des solutions existent.
Enquête de Sébastien Fragoso - Publié le , mis à jour le
En janvier 2020, dans la revue Nature Ecology & Evolution, 70 chercheurs de 21 pays tirent la sonnette d’alarme : il est urgent d’agir, les populations d’insectes s’effondrent dans le monde entier. Plus du tiers des espèces pourrait ainsi disparaître dans les prochaines décennies. Les insectes ont survécu à tous les épisodes d’extinction de masse mais font aujourd’hui face à de nouvelles menaces, où les activités humaines et le changement climatique occupent la première place. Cette « apocalypse des insectes » est longtemps passée inaperçue. S’ils sont parfois mal aimés, considérés comme insignifiants ou nuisibles, les insectes sont indispensables aux écosystèmes et à notre propre survie. Comment répondre à ce déclin massif et généralisé ? Tour d’horizon des connaissances actuelles et des solutions proposées.
Un déclin sans précédent
Dès les années 1990, les scientifiques suspectent l’ampleur de l’extinction. Mais en apporter la preuve demande du temps.
Ceux qui empruntaient l’autoroute des vacances il y a des années se souviennent : il fallait fréquemment s’arrêter sur une aire de repos afin de nettoyer le pare-brise, des insectes s’y étant écrasés en nombre. Aujourd’hui, un automobiliste parcourt des centaines de kilomètres sans rencontrer ce problème. Le « syndrome du pare-brise » traduit une triste réalité : les insectes se portent mal, comme le démontre, en 2017, l’étude dite « de Krefeld » (1). Dans les réserves naturelles situées à proximité de cette ville allemande, des entomologistes amateurs ont collecté des insectes volants sur une période de près de 30 ans. Avec une conclusion sans équivoque : en trois décennies, leur biomasse a reculé… de 76 % ! Un effondrement spectaculaire qui fera l’effet d’une bombe médiatique. En 2019, cette étude est intégrée dans une vaste synthèse de 73 publications qui dresse un bilan de l’état des insectes à travers le monde depuis 50 ans (2). Certaines de ces observations sont parfois critiquées, car restreintes à des exemples locaux ou manquant de données. Mais cet ambitieux travail confirme la gravité de la situation, même si elle est parfois nuancée : en avril 2020, une méta-analyse montre que les insectes d’eau douce sont de plus en plus nombreux depuis trente ans (3). À l’échelle mondiale, plus de 40 % des espèces d’insectes sont en déclin ou menacées d’extinction, soit deux fois plus que les vertébrés. Parmi les espèces les plus affectées figurent les lépidoptères (papillons), les hyménoptères (abeilles, fourmis), les coléoptères (scarabées, coccinelles), ou les odonates (libellules). Bref : nous vivons l’épisode d’extinction le plus grave depuis celui des dinosaures.
Le piège Malaise, un instrument privilégié
Mise au point par l’entomologiste suédois René Malaise dans les années 1930, la tente Malaise est utilisée pour collecter les insectes volants, marcheurs et sauteurs. Une fois pris dans ses filets, ils se dirigent vers une ouverture située au sommet, puis tombent dans un cylindre contenant de l’alcool. Les insectes sont ensuite pesés et identifiés pour le suivi des effectifs (évolution de la biomasse et du nombre d’individus) et de la diversité (variété et fréquence d’apparition des espèces). Les entomologistes de l’étude de Krefeld ont ainsi capturé 40 à 80 millions d’insectes – un trésor qui documente leur déclin en Allemagne depuis 27 ans.
Le silence des oiseaux
Le déclin des insectes entraîne celui des oiseaux, dont 60 % sont insectivores. Le printemps sera-t-il « silencieux », comme le prophétisait l’écologiste américaine Rachel Carson dès les années 1960 ? En France, les divers programmes de suivi dévoilent une régression vertigineuse : en moyenne, en 17 ans, un tiers des oiseaux a disparu de nos campagnes ! La chute est plus marquée encore chez les espèces propres aux plaines agricoles – peu présentes dans d’autres types d’habitats – comme l’alouette, une observation qui accuse directement nos modes de production agricole. Dans des cascades d’extinctions secondaires, l’érosion des insectes affecte ainsi l’ensemble du vivant.
Pourquoi disparaissent-ils ?
Les causes probables du déclin des insectes sont multiples. Mais si la liste en est connue, il est difficile de les hiérarchiser.
L’activité humaine a profondément modifié le paysage. L’urbanisation, l’agriculture ou les réseaux de transport se développent au détriment des habitats naturels des insectes et des corridors écologiques. Dans ce paysage fragmenté, les communautés survivent dans des îlots qui les rendent plus vulnérables aux parasites, aux maladies ou aux aléas météorologiques. La culture du prix bas a encouragé le développement de l’agriculture intensive. Or les insecticides et pesticides causent des dommages considérables aux insectes, surtout lorsqu’ils sont utilisés en combinaison. Ils renforcent la virulence des parasites ou des maladies, à l’instar des néonicotinoïdes qui affaiblissent le système immunitaire des abeilles, lorsqu’ils ne les rendent pas tout simplement incapables de retrouver le chemin de la ruche. Les intrants azotés favorisent quant à eux la croissance de l’herbe au détriment des fleurs : ces grandes étendues herbeuses qui parsèment le paysage sont de véritables « déserts verts ». En gagnant les cours d’eau, les produits agricoles perturbent aussi les habitats aquatiques indispensables à la reproduction de nombreuses espèces. À cette liste s’ajoutent la pollution industrielle, lumineuse ou sonore, le changement climatique, et la prolifération d’espèces exotiques ou parasites, souvent introduites – volontairement ou non – par l’Homme. Difficile, pour les scientifiques, de déterminer le poids respectif de chacun de ces facteurs, et donc de les hiérarchiser. Mais nous en savons bien assez pour envisager des solutions.
Les sombres effets de la lumière artificielle
Au cœur de la nuit, une multitude d’insectes volants s’agitent dans le halo d’un éclairage urbain. Habitués à s’orienter par rapport à la Lune, ils se retrouvent piégés dans l’orbite de cette lumière et, avant le lever du soleil, un tiers d’entre eux sera mort. Longtemps négligée, la lumière artificielle nocturne est désormais considérée comme un facteur important du déclin des insectes. En affaiblissant les pollinisateurs nocturnes, elle fragilise la production de fruits qui affecte à son tour les pollinisateurs diurnes. Les solutions sont pourtant faciles à mettre en œuvre : privilégier les éclairages à intensité réglable ou à détection de mouvement, éviter la dispersion du cône de lumière… ou éteindre la lumière.
L’agriculture intensive sur le banc des accusés
D’après Sánchez-Bayo, chercheur à l’origine de la vaste synthèse de 2019, nos pratiques agricoles, et en particulier l’utilisation de pesticides, constituent un facteur majeur du déclin des insectes. Les grandes surfaces dédiées aux monocultures, où les herbes sauvages sont éliminées, limitent la diversité des espèces pouvant y vivre. En fragmentant le paysage, elles réduisent la dispersion des insectes et fragilisent la diversité génétique de communautés isolées. Les fauchages et labours intensifs détruisent les œufs présents dans le sol. Les scientifiques appellent donc aujourd’hui à repenser l’ensemble du système agricole, du mode de production à la consommation.
La ville, au service de la biodiversité ?
La ville détruit la biodiversité, mais peut aussi s’en faire l’alliée lorsqu’elle abrite des initiatives favorables à la continuité écologique.
En France, les villes occupent 22 % du territoire. Avec leurs espaces bétonnés, leur éclairage constant et leurs activités humaines foisonnantes, elles semblent peu propices à l’épanouissement des insectes. Pourtant de nombreuses espèces ont su s’en accommoder, voire y trouver refuge. D’abord parce que les villes sont des îlots de chaleur. La température y est plus élevée que dans la campagne environnante, avec des écarts allant de 3 à 10 °C. Ensuite, parce que les parcs et balcons offrent des parterres fleuris toute l’année, à l’image de la ville de Paris qui se flatte d’abriter 1316 espèces de plantes. Une étude* démontre d’ailleurs que les banlieues françaises, à la végétation variée, abritent une plus grande diversité d’abeilles que les campagnes – bien qu’elles y soient moins nombreuses. À l’inverse, d’autres travaux révèlent que la ville appauvrit la biodiversité : une même essence d’arbre, par exemple, abrite moins de vie en ville qu’à la campagne. L’écologie urbaine propose donc des mesures pour rendre la cité plus accueillante : créer des « coulées » vertes, des points d’eau, et garantir la continuité écologique entre sites naturels, pour permettre aux insectes de circuler librement. La ville d’Oslo ne s’y est pas trompée. En 2015, elle crée la première « autoroute à abeilles » en incitant les particuliers à fleurir les balcons et les entreprises à végétaliser les toits. Objectif : garantir aux abeilles et autres pollinisateurs la présence de bosquets et de fleurs mellifères tous les 250 mètres environ. Une initiative qui sensibilise aussi les citadins aux enjeux environnementaux.
L’autoroute défiée par le pique-prune
Au début des années 2000, Osmoderma eremita défraye la chronique : la présence de ce coléoptère protégé entraîne la suspension du chantier de construction de l’autoroute A28 entre Le Mans et Tours. Le chantier s’achève après six ans de discussions et le pique-prune devient un symbole de la protection de l’environnement. Vingt ans après les faits, il reste menacé. Les arbres parfois centenaires qui l’abritent disparaissent peu à peu, or ce paysage sert aussi de refuge à des espèces de chauves-souris, rapaces et écureuils. Scarabée rare, le pique-prune est une « espèce parapluie » : les batailles menées en son nom bénéficient à tout un pan de la biodiversité.
Des solutions pour inverser la tendance
Le déclin est spectaculaire, mais réversible. Les insectes peuvent reconquérir un territoire lorsque les mesures adéquates sont prises.
En janvier 2020, une équipe internationale de chercheurs propose une feuille de route pour enrayer le déclin des insectes*, à commencer par un recours moindre aux pesticides et fertilisants et la diversification des techniques d’agriculture et d’élevage afin de mieux tenir compte des spécificités locales. Plusieurs études montrent en effet que des mesures aussi simples que la restauration d’aires naturelles ou la plantation de fleurs et de haies peuvent accroître sensiblement la productivité des zones agricoles. Plus largement, les chercheurs soulignent que l’hétérogénéité du paysage et la connexion d’espaces naturels entre eux facilitent la reproduction et la dispersion d’espèces plus nombreuses. Aujourd’hui, le tracé des routes et voies ferrées ménage d’ailleurs des « couloirs de vie », c’est-à-dire des passages permettant à la faune de circuler d’un bord à l’autre. Les citadins peuvent aussi agir pour les insectes : d’abord en plantant des fleurs sur les balcons, à condition qu’il s’agisse de plantes locales ou sauvages adaptées aux communautés, plus nutritives que les plantes ornementales. En privilégiant, ensuite, dans la mesure du possible, les produits issus de l’agriculture biologique. Parallèlement, les scientifiques demandent l’établissement de toute urgence de la liste des herbivores, détritivores, parasitoïdes, prédateurs et pollinisateurs à conserver de façon prioritaire. Un travail qui doit nourrir – espère l’équipe scientifique – d’ambitieux programmes de surveillance à l’échelle mondiale.
Un hôtel pour les insectes
Quelques morceaux de bois, des tiges creuses, un peu de mousse ou de foin, des pommes de pin… les hôtels à insectes visent à favoriser la biodiversité dans les jardins publics ou privés, en fournissant à une large variété d’espèces un abri où dormir, se reproduire et hiberner. Les nichoirs individuels de petite taille peuvent être préférés aux grandes structures qui attirent davantage les prédateurs et les parasites. Si l’efficacité de ces hôtels n’a pas été démontrée, ils restent un moyen fascinant d’observer la vie des insectes, chez soi ou dans un parc en pleine ville. À condition, bien sûr, qu’y poussent aussi des fleurs.
Des incertitudes liées au climat
Le changement climatique est un facteur clé de l’évolution du milieu naturel. Quitte à en multiplier les inconnues.
Les scientifiques se sont longtemps interrogés sur le rôle du changement climatique dans le déclin des insectes. En 2018, une étude (1) réalisée dans les forêts tropicales de Porto Rico semble trancher : des entomologistes y mettent en évidence une chute de la biomasse d’insectes depuis 1970 atteignant 80 % dans la canopée et 98 % au sol ! Ces forêts n’ont a priori pas été affectées par l’activité humaine directe, mais les auteurs soulignent que les températures y ont en moyenne grimpé de 2 °C. De fait, les changements de température et d’humidité peuvent décaler les périodes de floraison des plantes, au risque de les désynchroniser des périodes d’activité de leurs pollinisateurs. C’est déjà le cas dans les montagnes du Colorado, où certaines plantes fleurissent avant que les bourdons ne sortent d’hibernation. Le réchauffement climatique bouleverse aussi la distribution géographique des plantes, insectes, prédateurs et pathogènes. Si certaines espèces conquièrent de nouveaux territoires, comme des papillons que l’on retrouve désormais jusqu’en Europe du Nord, les espèces des régions froides ou montagneuses voient leurs zones d’habitat se réduire. Plus fréquents, les épisodes de chaleur intense menacent plantes et animaux, à l’instar du bourdon, dont le déclin a été étudié par des chercheurs canadiens : en Amérique du Nord, les sites d’habitat de ces hyménoptères se sont réduits de moitié entre 1901 et 2014 (2). Difficile de prévoir la résilience et l’adaptation des écosystèmes face à de tels bouleversements…
La transhumance des abeilles
À l’approche du printemps, des camions sillonnent les routes américaines, une étonnante cargaison à leur bord : des ruches, qui franchissent parfois plus de 4500 kilomètres pour rejoindre les immenses champs d’amandiers californiens. Avec 320 000 hectares dédiés à cette culture intensive, l’activité des pollinisateurs naturels est devenue largement insuffisante. Les agriculteurs mobilisent donc les deux tiers des ruches des États-Unis dans une transhumance coûteuse en vies d’abeilles. Et pour réduire les coûts, des entreprises développent aujourd’hui des drones pollinisateurs, pour une agriculture… sans abeilles.
Ruches en ville, une fausse bonne idée pour la biodiversité ?
La réponse tout en nuance de Benoit Geslin, maître de conférences à l’université Aix-Marseille