Le corps connecté
Grâce aux objets connectés et au développement d’applications web, il est désormais possible d’automesurer certains paramètres physiologiques, de les analyser et de les partager. À l’heure de la démultiplication de ces données personnelles dans les domaines de la santé et du bien-être, quelles répercussions sont attendues au plan individuel, dans la relation médecin-malade et en termes de santé publique ?
Eric Leroy-Terquem - Publié le
Lancé en 2007 en Californie, le mouvement du quantified self (« la quantification de soi »), au départ limité à un public de technophiles, trouve aujourd’hui des applications dans la prévention médicale et le suivi des maladies chroniques. Grâce au développement d’objets connectés bardés de capteurs (montre, bracelet, balance…) et à la très large diffusion des supports mobiles (smartphone, tablette), il est désormais possible de mesurer toutes sortes de données sur son propre corps, mais aussi d’analyser leur évolution et de les partager en ligne. Avec aujourd’hui près de 100 000 applications « santé et bien-être » et 1,7 milliard d’utilisateurs dans le monde annoncés pour 2017 par la Commission européenne, ce nouveau marché de la santé mobile soulève d’importantes questions : quel sera l’impact en termes de santé individuelle et publique ? Et comment va-t-on assurer la protection de ces données personnelles d’un nouveau genre ?
Les adeptes de l’automesure
Effet de mode ou révolution sociétale ? Mesurer les données issues de notre organisme à l’aide d’outils connectés renvoie à des pratiques très diverses...
Avec 17 millions de bracelets connectés et de montres « intelligentes » commercialisés dans le monde en 2014, l’expression quantified self (« la quantification de soi ») commence à entrer dans les mœurs. Cette pratique, qui consiste à mesurer, analyser et partager ses propres données corporelles au moyen d’un smartphone (ou d’une tablette) et d’appareils connectés, compte de plus en plus d’adeptes. Grâce aux quelque 100 000 applications « santé et bien-être » disponibles sur les plateformes mobiles, on peut aujourd’hui suivre l’évolution de son activité physique, de son poids, de son sommeil, de sa glycémie, de sa fréquence cardiaque, de sa pression artérielle… voire de son humeur ! Selon une récente enquête*, les personnes qui s’automesurent ont pour objectif soit d’augmenter une performance, en particulier sportive ; soit de suivre un paramètre à risque, comme le taux de glycémie pour les diabétiques ; soit de suivre leur activité physique pour rompre avec un mode de vie trop sédentaire. Les données collectées peuvent ensuite être partagées avec l’entourage proche, le médecin, les contacts sur les réseaux sociaux, ou encore avec tous les utilisateurs d’une même application.
La naissance du quantified self
« On ne peut pas améliorer ce qu’on ne peut pas quantifier », tel est le credo de ce mouvement dédié au suivi des données personnelles et lancé en 2007 par deux journalistes américains du magazine Wired, Gary Wolf et Kevin Kelly. Il a ensuite essaimé dans une centaine de villes dans le monde, où se sont constitués des groupes locaux. À Paris, industriels, chercheurs et utilisateurs se réunissent régulièrement depuis 2011 à l’occasion de rencontres thématiques, qui peuvent être consacrées au design des objets connectés, à des applications en domotique ou au quantified self plus spécifiquement féminin…
Les objets connectés au corps
Du carnet au smartphone
L’automesure a connu ces dernières années une croissance fulgurante avec l’arrivée des supports mobiles et des objets connectés bardés de capteurs.
L’automesure ne date pas d’hier. Avant l’ère du numérique, les patients utilisaient un carnet pour noter leurs relevés de pression artérielle ou de glycémie. Et dans les années 1930, certains athlètes étaient déjà équipés de podomètres (compteurs de pas) ! L’automesure a toutefois connu un essor considérable depuis l’arrivée des smartphones et tablettes, qui peuvent servir à la fois de télécommande des objets connectés et d’interface de visualisation des données. Ces supports mobiles ont permis d’automatiser les mesures, mais aussi de les archiver et d’analyser leur évolution. Enfin, la mesure de ce type de données n’aurait pas été possible sans la miniaturisation et la baisse du coût des capteurs (de 60 dollars en 2005 à 17 dollars en 2012). Considérée comme l’ancêtre du quantified self, la pratique du lifelogging consiste, quant à elle, à stocker toutes les informations possibles sur sa vie, sous forme de textes, photos ou vidéos, sans forcément une volonté de mesure. Pour Antoinette Rouvroy, chercheuse belge en philosophie du droit à l’université de Namur, ces pratiques renvoient à une quête d’éternité et au post-humanisme, ce courant de pensée selon lequel les nouvelles technologies permettraient « d’augmenter » l’être humain, pour le rendre plus performant, voire éternel.
Data visualisation
Pour les adeptes de l’automesure, pas question d’être envahis de données !
Google et Apple l’ont bien compris en sortant, en 2014, une nouvelle version de leur système d’exploitation pour smartphone, qui permet désormais de centraliser toutes les données « santé et bien-être » de l’utilisateur. Il est possible d’en extraire certaines sur une période choisie ou d’établir des corrélations entre les différents paramètres mesurés. Pour les industriels, ces nouvelles interfaces sont le support de nouvelles offres commerciales : la mise en relation de sociétés partenaires avec les utilisateurs afin de leur proposer des services liés.
Le marché du « quantified self »
Objectif performance
Dans le domaine du sport et de la forme, les outils connectés sont le plus souvent utilisés dans un objectif damélioration de la performance. Baptisée My Santé Mobile, une étude réalisée en France en 2013 par IDS Santé auprès de 1 000 personnes a d’ailleurs montré que le port d’un bracelet connecté pouvait avoir une influence sur l’activité physique (2 000 pas de plus par jour en moyenne) et le poids (perte de 4 kilos en moyenne pour les personnes en surpoids). De fait, les responsables de NutriNet-Santé, un programme de recherche sur les comportements alimentaires de 250 000 personnes vivant en France, ont annoncé en juin 2014 leur intention de recueillir les données personnelles issues d’objets connectés.
Des données captées à notre insu ?
Il y a peu, le blogueur Robert Scole prédisait que les futurs téléphones seraient capables d’identifier les activités de leurs propriétaires grâce aux capteurs présents dans l’appareil et de proposer des services dédiés… On y est presque ! Lancée en janvier 2013, l’application Moves identifie automatiquement le mode de déplacement de l’utilisateur du smartphone (marche, vélo ou course à pied). Elle ne propose pas encore de services liés, mais elle a été rachetée par Facebook, spécialiste de la publicité ciblée, en avril 2014.
Surveiller un paramètre à risque
Surveiller un paramètre à risque Les outils connectés peuvent contribuer au suivi de certaines maladies chroniques qui nécessitent des mesures fréquentes. Ainsi, un tensiomètre connecté permet de vérifier l’horaire des mesures, un critère important dans le suivi de l’hypertension artérielle. Dans le cas du diabète, un lecteur de glycémie connecté sert non seulement à calculer la bonne dose d’insuline, mais aussi à suivre l’évolution des courbes de glycémie au cours du temps. Seul bémol, les maladies chroniques touchent surtout des personnes âgées. Or, en France, seules 6 % d’entre elles possèdent un objet connecté dédié à la santé, d’après le « baromètre de l’innovation », un sondage réalisé par BVA en février 2014.
Où vont toutes les données ?
La technologie du cloud computing, qui a émergé dans les années 2000, permet de déporter en ligne, sur des serveurs dédiés, le stockage et le traitement des données, donc d’économiser de la mémoire dans le support mobile (tablette ou téléphone). Ici, des serveurs hébergés dans le centre de données de Google, à Council Bluffs, dans l’Iowa, aux États-Unis.
Traquer la réaction aux séismes…
Dans la nuit du 24 août 2014, la Californie a été frappée par un séisme de magnitude 6, le plus important depuis 25 ans. Le lendemain, l’entreprise américaine Jawbone, qui fabrique des outils connectés, mettait en ligne une analyse des données récupérées à partir des bracelets portés par des habitants de la région, et qui révélait la qualité de leur sommeil. Comme on pouvait s’y attendre, les personnes résidant à proximité de l’épicentre du séisme ont été les premières à se réveiller et les dernières à se rendormir. Pas de révélation donc, mais une illustration de l’exploitation des données personnelles par l’entreprise qui les stocke.
Quelle protection des données ?
Partage sur les réseaux sociaux, stockage en ligne... La protection des données issues des objets connectés expose à des risques de piratage.
Potentiellement révélatrices de l’état de santé de l’utilisateur, les données relevées par un pèse-personne connecté ou par un capteur d’activité physique appartiennent aujourd’hui aux éditeurs d’applications et aux fabricants d’outils connectés. Contrairement aux données médicales numérisées, encadrées de façon très stricte*, ces données d’un nouveau genre ne bénéficient d’aucune protection formelle. Dans un récent rapport**, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) s’inquiète notamment de leur anonymisation. En 2013, l’association américaine Privacy Rights Clearinghouse a pointé que la majorité des applications santé et forme n’offraient pas de garantie de confidentialité suffisante***, les données permettant parfois une identification des utilisateurs par des tiers. En juillet 2014, le groupe américain Symantec a révélé que les bracelets connectés commercialisés par les leaders du marché (Fitbit et Jawbone) présentaient des failles de sécurité, avec une géolocalisation et une interception des données possibles. Quant au partage des données sur les réseaux sociaux, la Cnil conseille d’utiliser un pseudonyme, de ne pas automatiser le partage de ces informations vers d’autres services, et d’effacer ou de récupérer les données quand un service n’est plus utilisé.
Que dit la loi ?
Directeur des technologies et de l’innovation à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), Gwendal Le Grand rappelle les risques associés à la mise en ligne de données numériques personnelles et appelle à une modernisation du cadre juridique européen pour prendre en compte cette évolution.
L’évolution de la relation médecin-patient
Dépassé, le concept de e-santé (santé en ligne), place à la m-santé (santé mobile) ? Cela dépendra notamment de son succès auprès des médecins.
Si la majorité des applications santé affiche un objectif de prévention, certaines maladies chroniques (insuffisance cardiaque ou respiratoire, diabète) font l’objet d’une autosurveillance connectée depuis une quinzaine d’années dans le cadre de la télémédecine. Cependant, il s’agissait jusqu’à présent de « dispositifs coûteux, dans le cadre de protocoles très encadrés, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la mode actuelle du quantified self », explique le Dr Nicolas Postel-Vinay, directeur du site automesure.com. D’après lui, les applications et outils connectés grand public pourraient faciliter le suivi de ces maladies, à condition de veiller à la qualité des capteurs et des programmes utilisés (pour éviter de fausses mesures). Sans oublier que — outil connecté ou pas — la qualité d’une mesure dépend avant tout du geste effectué par le patient : un tensiomètre, par exemple, doit être bien positionné et la mesure doit être prise de façon régulière, au repos. Pour garantir la fiabilité des applications, des démarches de certification ont déjà été lancées aux États-Unis, par l’Association des hôpitaux de la région de New York, et au Royaume-Uni, par le National Health Service. Reste à savoir quel sera l’impact de ces nouvelles pratiques dans le rapport patient-soignant. En 2013, seuls 8 % des médecins français utilisateurs de smartphone avaient déjà recommandé une application santé à leurs patients.
Le quantified sex
Le quantified sex La sexualité se quantifie aussi ! Il existe des sextoys connectés permettant de mesurer le nombre de mouvements, la dépense énergétique et la durée d’un rapport sexuel. Si de tels dispositifs peuvent prêter à sourire, Emmanuel Gadenne, co-fondateur de Quantified Self Paris et auteur d’un guide pratique sur le sujet, défend l’utilité de tels outils : « Ils peuvent très bien présenter un intérêt ponctuel pour une personne qui douterait de sa sexualité. Celle-ci peut en effet comparer ses performances à celles des autres utilisateurs de l’application... ».
Des risques de dérives
Surveillance, discrimination, récupération de données par les assurances... Les usages des objets connectés soulèvent de nouvelles questions.
Donner l’illusion d’une démarche scientifique sans faille, risquer de rendre suspects ceux qui ne s’automesurent pas, discriminer les utilisateurs pas assez performants… Outre ces divers motifs d’inquiétude recensés par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), des initiatives ponctuelles ont démontré l’existence de dérives possibles liées à l’usage des nouveaux objets connectés. Début 2013, l’assurance maladie a ainsi décidé de subordonner le remboursement des soins aux patients victimes d’apnée du sommeil à l’utilisation d’un appareil équipé d’un dispositif de télésurveillance permettant au médecin de savoir si son patient se conforme bien au protocole édicté. Une évolution retoquée par le Conseil d’État le 14 février 2014, mais qui révèle le possible détournement des objets connectés à des fins de contrôle. La tendance de certaines entreprises — telles que Virgin HealthMiles ou Yahoo — à équiper leur personnel de bracelets connectés est également une source de préoccupation. La démarche, qui se justifie généralement par des défis ludiques visant à favoriser l’activité physique du personnel, permet à l’entreprise de négocier à la baisse ses frais d’assurance santé pour le personnel…
Une complémentaire santé « branchée »
En juin 2014, l’assureur français Axa a lancé la première offre de complémentaire santé liée à un objet connecté. Les mille premiers souscripteurs ont reçu un capteur d’activité du fabricant Withings, leader français dans ce secteur avec un jeu-concours à la clé : ceux qui faisaient plus de 7 000 pas par jour pendant un mois gagnaient des bons d’achat pour des soins de « médecines douces ». Axa a ensuite précisé n’avoir eu accès qu’à l’identité des seuls participants ayant effectué le nombre de pas requis, mais l’initiative a connu un fort retentissement médiatique.
Des capteurs à l’intérieur du corps ?
Des chercheurs de l’École polytechnique de Lausanne ont mis au point un implant à placer sous la peau du patient, qui serait capable d’analyser la présence de certaines substances dans le sang et de transmettre les données en direct au médecin. Dans le même esprit, l’entreprise américaine Proteus Digital Health teste actuellement une pilule connectée à ingérer qui enverrait des informations telles que le rythme cardiaque, la température du patient, l’heure de la prise d’un médicament… Selon une enquête menée en juin 2014 par le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) auprès de 2 000 personnes, 76 % des Français ne sont pas prêts à s’équiper d’un capteur sous la peau. Pour combien de temps encore ?