Enfin ! Après quatre années de retard, Ariane 6 à décollé ce 9 juillet depuis le pas de tir EL4-4 en Guyane française. Haute de 56 m, avec une poussée au décollage de 8400 kilonewtons (kN), son moteur principal Vulcain 2.1 flambant neuf – une amélioration de ceux d’Ariane 5 – a offert le spectacle d’un nouveau feu sur Terre, à base d’un mélange d’oxygène et d’hydrogène liquide. Après 2 minutes et 15 secondes de vol, ses deux boosters à poudre latéraux (des étages ayant brûlant un carburant solide) se sont détachés pour retomber en mer. Puis, c'est au tour de l’étage supérieur de se détacher 5 minutes et 26 secondes plus tard. Il est pour sa part équipé du moteur Vinci, réallumable. C’est cet étage qui s'est placé en orbite, avant de libérer sa charge utile : une quinzaine de « CubeSats », de petits satellites conçus par des étudiants de l’Agence spatiale européenne (ESA), Cat-4, un satellite climatique, ainsi qu’ISTSat-1, satellite de suivi des avions. Les prochains vols pourront embarquer bien plus d’instruments, jusqu’à 4,5 tonnes contre seulement 900 kg environ sur ce vol d’essai. Les premiers satellites ont été largués une heure après le décollage, avant de réaliser un dernier allumage des moteurs Vinci au bout de 2 heures et 37 minutes de vol, permettant à la fusée de se désintégrer sans laisser de débris. 

Deux Ariane pour le prix d’une

Ariane 6 existe en deux versions distinctes. Ces deux versions servent à diversifier la gamme commerciale, selon le poids des satellites et l’orbite ciblée. Celle lancée le 9 juillet est la version « 62 ». Dotée de deux propulseurs latéraux, les boosters, elle est capable d’emporter 4,5 tonnes en orbite géostationnaire (c’est-à-dire en position fixe par rapport à un site précis), ou 10 tonnes en orbite basse de 300 à 2000 kilomètres. La deuxième est sa version lourde, « Ariane 64 ». Cette fois, ce sont quatre boosters latéraux, pour aller jusqu’à 11,5 tonnes en orbite géostationnaire et 20 tonnes en orbite basse. Toutes deux font toutefois la même hauteur, 62 mètres, et le même diamètre.  

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Ariane 62 (à gauche) et Ariane 64 (à droite) © ArianeGroup

Les forces toujours réelles de l’Europe

Imaginez une fusée dont le moteur est allemand, le premier étage français, le second anglais et les systèmes de guidage italiens. C’est le pari fou – et réussi – de l’Europe spatiale. Elle naît en 1963 avec la coopération initiale de la France, du Royaume-Uni, puis de l’Allemagne. La France est alors la troisième à rejoindre les États-Unis et l’Union soviétique sur le podium des puissances spatiales, grâce aux lancements réussis de la fusée-sonde Véronique depuis la base d’Hammaguir, dans le désert algérien en 1950. 

Le programme s’envole avec l’arrivée d’Ariane en 1979. Un nom inspiré du fil qui guida Thésée dans le labyrinthe du Minotaure, et qui conduit à son tour les Européens vers la réussite. La fusée enchaîne les succès au gré de ses évolutions. Les Européens accèdent à l’indépendance spatiale, envoyant des satellites sans l’aide des grandes puissances, déployant ainsi des outils d’observation et de géolocalisation et bénéficiant d’atouts militaires précieux. 

L’envoi de satellites militaires laisse ainsi peu à peu la place aux envois privés, satellites de communication en tête. De quoi développer de grandes industries européennes : les groupes Airbus et Thalès figurent aujourd’hui au panthéon des plus grandes entreprises spatiales et effectuent des commandes pour le monde entier, États-Unis inclus. À elles deux, elles emploient des milliers d’Européens (40 000 pour Airbus, 7 700 pour Thalès), quand l’Esa, à elle seule, emploie près de 2200 scientifiques, pour un budget annuel de près de 6,5 milliards d’euros (en 2021) – l’équivalent d’un billet de cinéma par an et par citoyen européen –, le tout réparti sur huit sites dans sept pays.

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© Esa - S. Corvaja

Le site idéal de Kourou

Après l’abandon de la base française d’Hammaguir en Algérie, c’est le site de Kourou, en Guyane française, qui a été choisi. Un emplacement de choix malgré sa distance au continent européen : placé à l’équateur, il permet de lancer à moindre coût en utilisant la rotation de la Terre. C’est idéal pour les satellites géostationnaires ! 

De nos jours, le site se privatise. En plus de lancer Ariane 6, le site historique de Diamant-1 est en travaux de réhabilitation par le Cnes, à hauteur de 50 millions d’euros, pour accueillir des lanceurs privés. 

Une Union fragilisée par la guerre

L’Europe spatiale a toujours été ouverte à tous les horizons. Elle participe ainsi aux missions lunaires Artemis, avec la Nasa américaine. Elle envoie aussi des sondes avec la Jaxa japonaise, ou la Chine, et travaille sur des instruments du programme Chang’e. 

Mais, depuis février 2022, elle a perdu l’un de ses alliés historiques : l’Agence spatiale russe Roscosmos. L’ampleur du conflit en Ukraine a conduit à un boycott massif et réciproque. De nombreuses missions spatiales en font les frais. À commencer par ExoMars (devenu Rosalind Franklin), le rover martien européen. Son atterrisseur était à la charge de la Russie, comme son lancement… Il sera finalement lancé aux États-Unis en 2028. 

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Vue d’artiste du rover ExoMars de l’Esa (premier plan) et de la plate-forme scientifique russe (arrière-plan) sur Mars © ESA/ATG medialab

Les déboires de l’Europe spatiale

Le lancement réussi d’Ariane 6 est un véritable soulagement pour l’Europe spatiale. Car, sous ce succès, se cache un « désastre » : l’Europe a perdu son accès à l’espace pendant douze longs mois, depuis le 5 juillet 2023, exactement, et le lancement de la dernière Ariane 5. Au point de devoir lancer des satellites stratégiques, comme les Galileo, système de GPS européen, via des lanceurs Falcon 9 de SpaceX, et donc américains ! 

Que s’est-il passé ? Les raisons sont complexes. Selon de hauts dirigeants d’ArianeGroup, la cause est surtout liée aux événements mondiaux. Crise Covid en 2020, guerre en Ukraine en 2022, pénuries de matériaux critiques… En réalité, la concurrence internationale n’a pas souffert autant que l’industrie européenne. D’autres voix, plus critiques, accusent surtout la gestion administrative, qui mise souvent sur la réduction des coûts ou des calendriers irréalistes. Ainsi la décision d’arrêter la production d’Ariane 5 a été donnée dès 2014, alors même qu’Ariane 6 n’en était qu’au stade de l’ébauche !

Enfin, on peut accuser un certain manque d’ambition. Seuls neuf lancements sont prévus pour Ariane 6 par an. Contre près de 114 prévus par SpaceX, uniquement sur 2024. Dont certains par des partenaires historiques : le 30 juin dernier, on a appris qu’Eumetsat, pourvoyeur de satellites météo sur de nombreuses Ariane 5, a finalement choisi la Falcon 9 de Space X plutôt qu’Ariane 6.

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Site Safran Spacecraft Propulsion à Vernon © Safran

Le modèle géographique critiqué

L’industrie spatiale européenne va-t-elle abandonner son modèle du retour géographique ? Ce dernier est au centre de toutes les critiques. Il impose, en résumé, de récompenser chaque pays à hauteur de son financement. Dit autrement, les industries qui construisent les lanceurs, moteurs et autres pièces de fusées sont réparties dans toute l’Europe… Ce qui, mathématiquement, multiplie les frais de transport, et décuple des équipes identiques (administratif, ingénieurs ou communicants). Face à des fusées construites de A à Z en un lieu, comme celles de SpaceX au Texas, le modèle n’est plus viable financièrement.

Véga-C, l’atout plume devenu vilain petit canard

Dans le sillage d’une demande croissante pour des lancers de petite masse est né le frère cadet d’Ariane : Vega. Ce lanceur de 35 mètres de haut, contre 62 pour Ariane 6, peut envoyer 2,2 tonnes en orbite. Une nouvelle version a vu le jour, Véga-C. Hélas, ce nouveau lanceur, fabriqué par Avio, groupe industriel italo-ukrainien, enchaîne les échecs. En décembre 2022, son premier lancement commercial échoue. Pire : en 2023, Avio a « égaré » deux réservoirs… Ils seront retrouvés, écrasés dans une décharge ! Désormais, le divorce semble acté entre ArianeEspace (qui commercialise les vols) et Avio.

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© Esa-Cnes-Arianespace

Du public au privé, l’industrie spatiale se réorganise 

Autrefois réservée aux grandes industries et à une poignée d’États, l’industrie spatiale est devenue « abordable ». Le coût du kilo envoyé a chuté de 54 000 dollars dans les années 2000 à seulement 2 700 dollars début 2020 ! Les satellites s’envolent donc désormais par constellation, plutôt qu’à l’unité ou en duo. 

Une révolution due tout d’abord à la miniaturisation : grâce aux progrès technologiques, il n’est plus nécessaire d’expédier plusieurs tonnes sur un seul satellite (qui peut d’ailleurs mal fonctionner ou être perdu). L’envoi groupé de « CubeSats », de petits cubes bourrés d’électronique capables de communiquer entre eux, s’avère plus avantageux pour les industries de communication. 

Une révolution ensuite due à la réussite d’un nouveau modèle économique, avec une concurrence privée capable de « casser » les prix. SpaceX, mais aussi Blue Origin, Rocketlab, Virgin, United Launch Alliance, sont autant de nouvelles entreprises de lanceurs côté États-Unis, qui surfent sur cette vague commerciale très rentable. Ce n’est pas tout. Les « à côtés » se privatisent également : des sites de lancements sont désormais vendus « clés en main », la start-up française Flying Whalesoffre un service de dirigeable pour acheminer les pièces de fusées, tandis que chaque partie des pièces des moteurs ou des réservoirs sont construits par une multitude d’industriels. Le temps du spatial « réservé aux grands États » semble bel et bien révolu. 

Des sites de lancement sur le vieux continent

Lancer des fusées depuis l’Europe ? Ce sera bientôt possible ! Si le site de Kourou reste optimal pour les gros lanceurs, comme Ariane 6, des sites au nord de l’Europe présentent un intérêt orbital. Andoya en Norvège, El Arenosillo en Espagne, Kiruna en Suède, ou même Sutherland en Écosse : les petites bases spatiales fleurissent. L’idée étant de vendre ces sites aux nombreux micro-lanceurs, vu l’explosion du marché de micro-satellites. Loin de l’équateur, ces bases peuvent viser l’orbite polaire (en tirant vers le nord), une trajectoire idéale pour balayer l’ensemble du globe.

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Une vue du port spatial norvégien d'Andøya © Isar Aerospace
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© Esa-Jacky Huart

Des cargos pour ravitailler l’orbite

Le marché du transport orbital se développe. Qu’il s’agisse d’y envoyer des touristes, ou du ravitaillement vers les stations spatiales publiques ou privées. Côté américain, SpaceX ou Boeing sont ainsi capables d’expédier du cargo. En Europe, deux entreprises, The Exploration Company et Thales Alenia Space, viennent d’être sélectionnées pour construire des cargos réutilisables. 25 millions d’euros leur sont attribués, pour un vol d’essai d’ici 2028. Pendant ce temps, l’Esa conserve son projet Space Rider, une capsule capable de réaliser des expériences en orbite.

Le tournant manqué du tout réutilisable 

Alors que SpaceX réussit à récupérer ses étages de lanceur depuis 2016, ceux d’Ariane 6 s’abîment en mer. Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas choisi des lanceurs réutilisables ? En  juin dernier, le directeur des transports de l’Esa, Toni Tolker-Nielsen, affirmait dans un entretien que « le réutilisable ne se justifiait pas » étant donné « le peu de lancements spatiaux prévus ». Il est vrai qu’Ariane 6 se spécialisera dans les lancements lourds, qui ont déjà fait la force d’Ariane 5, car même si le marché s’est déplacé vers les microsatellites, les « lourds » demeurent une pièce de choix. 

Mais de nombreux analystes contestent cette stratégie, qui semble oublier que le marché est désormais saturé de micro-satellites. En réalité, le réutilisable a longtemps été à l’étude en Europe. Hermès fut ainsi un projet avorté de navette spatiale, et donc réutilisable. Elle sera finalement annulée en 1992. Plus récemment, le projet Adeline devait permettre de récupérer les moteurs du premier étage, les plus lourds et plus coûteux, à l’aide d’un module pouvant atterrir comme un avion. Un projet là encore abandonné. De nos jours, le réutilisable s’appelle Themis, un démonstrateur développé par ArianeGroup, pouvant décoller et atterrir. Ce prototype sert de base à la start-up MaiaSpace, filiale d’ArianeGroup, qui cherche à produire un moyen-lanceur réutilisable d’ici à 2028. Quant à ArianeNext, la future « Ariane 7 », elle devrait théoriquement posséder un étage réutilisable… d’ici à 2040. 

Falcon 9, la fusée la plus rentable au monde ?

Le 12 avril 2024, une fusée Falcon 9 bien particulière décollait de Floride. Car ce modèle « B1062 », simple premier étage de Falcon 9 « Block 5 », rentrait sur Terre après sa vingtième réutilisation. Un exploit, pour cet étage de 25 tonnes (à vide) sur 47 mètres de hauteur, d’autant qu’il était impensable voici dix ans à peine ! Ce lanceur doté de neuf moteurs Merlin fonctionne avec un mélange d’oxygène liquide et de kérosène, un cocktail qui aura fait ses preuves. Désormais, les équipes de SpaceX visent trente réutilisations.

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© SpaceX