La santé ne faisait pas partie des objectifs historiques de la construction européenne. Mais les crises sanitaires, comme celles de la grippe H1N1 ou de la Covid-19, ont montré à quel point certains enjeux de santé nécessitent des mesures communes. D’où la multiplication, ces dernières années, d’initiatives à l’échelle continentale. L’Union européenne (UE) ne se contente plus d’appuyer les politiques nationales : elle dispose de moyens propres de surveillance, d’alerte et d’action de santé publique, adopte des textes contraignants (qualité et sécurité des médicaments) et procède même à des achats groupés comme pour les vaccins. Et cette année, la création d’une agence dédiée aux risques sanitaires, Hera (Health Emergency preparedness and Response Authority) pose un jalon supplémentaire vers une véritable Europe de la santé.

La santé, une priorité récente

Depuis vingt ans, au fil des crises sanitaires, l’Europe étend ses compétences en matière de santé.

Mais celles-ci demeurent limitées. La santé n’apparaît dans aucun des deux traités fondateurs de 1957. Dès 1977, néanmoins, un conseil regroupant les ministres de la santé commence à se réunir, quoique de manière irrégulière. Marquée par plusieurs crises sanitaires – VIH, sang contaminé, vache folle –, la décennie 80 marque un tournant. Avec l’Acte unique, en 1986, la santé publique devient ainsi un « objectif communautaire ». Mais il faudra attendre encore dix ans, et le traité de Maastricht, pour que l’Europe puisse appuyer l’action des pays membres en matière de prévention des « grands fléaux » (maladies transmissibles, cancers, toxicomanie). À compter du traité d’Amsterdam de 1997, elle peut aussi adopter des mesures contraignantes « fixant des normes élevées de qualité et de sécurité » dans les domaines du sang, des organes et autres substances d’origine humaine, auxquels s’ajoutent les médicaments et dispositifs à usage médical dix ans plus tard. « Le grand principe reste le suivant, souligne Anne Bucher, ancienne directrice générale de la santé à la Commission européenne (2018 -2020). L’Europe n’intervient que lorsqu’il existe une valeur ajoutée à la coopération entre États ». Ce qui concerne surtout trois domaines : les crises sanitaires (les virus ne connaissent pas les frontières), les maladies rares (aucun pays ne peut à lui seul couvrir un spectre aussi étendu de pathologies) et la politique pharmaceutique (via le marché unique). À cela s’ajoutent quelques coopérations spécifiques, pour la recherche et la prise en charge du cancer, par exemple.

L’électrochoc de la Covid-19

« La pandémie de coronavirus a souligné la nécessité d’une coordination renforcée au sein de l’UE, de systèmes de santé plus résilients et d’une meilleure préparation aux crises futures. Nous n’abordons plus les menaces transfrontalières pour la santé de la même manière », déclare la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le 11 novembre 2020. Quelque soixante ans après les traités de Rome et dix mois après le début de la crise sanitaire, l’exécutif européen présente un ensemble de propositions ambitieuses pour renforcer le rôle sanitaire de l’Union.

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© E. Ansotte / European Union, 2020

Post-crise : l’amorce d’une politique commune ?

Après un constat de relative impuissance, faute de prérogatives, l’Union entend désormais renforcer son rôle dans le domaine sanitaire.

Jamais l’Union européenne n’avait dû faire face à une crise sanitaire aussi grave. Plus de 84 millions de personnes infectées par le SARS-CoV-2 et 1,5 million de décès avaient été recensés par le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) au 2 décembre 2021 (Royaume-Uni et Turquie inclus). Les uns après les autres, les pays membres ont fermé leurs frontières, restreignant parfois les exportations de masques, voire confisquant des stocks destinés à d’autres lors du transit sur leur sol. Dans le domaine économique, des mesures communes ont rapidement été adoptées : apport de liquidités, autorisation donnée à la mise en place de régimes exceptionnels d’aides publiques… Mais dans le domaine sanitaire, il a fallu attendre juin 2020 pour l’adoption d’actions conjointes, notamment l’achat groupé de vaccins. Dès l’automne, la Commission européenne avance alors une série de nouvelles propositions visant à accroître les compétences de l’Union en matière de sécurité sanitaire. Parmi elles, le renforcement et l’harmonisation des systèmes de surveillance, la mise en place d’un réseau de laboratoires de référence pour le diagnostic et le dépistage, l’audit des systèmes nationaux de préparation aux crises sanitaires. Et surtout, la création, fin 2021, de l’Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire (Hera), chargée à la fois de prévenir une nouvelle épidémie d’origine infectieuse et de mieux gérer une situation d’urgence, en soutenant la recherche et en coordonnant les essais cliniques. Le point de départ d’une véritable « Europe de la santé » ? Les années à venir le diront.

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© Daiano Cristini/Sintesi/SIPA

Achat de vaccins, un succès européen

Dès juin 2020, plutôt que de laisser chaque État membre discuter avec les producteurs de vaccins, la Commission organise la négociation d’achats anticipés partiellement financés sur fonds européens. Grâce à ces achats groupés, le continent s’assure des prix faibles et un accès équitable entre États membres, proportionnel à leur population. Sans cette coopération, les pays les moins riches n’auraient pu bénéficier de ces conditions avantageuses. D’ailleurs, hors Union, c’est grâce à Covax, le mécanisme de l’OMS pour un accès mondial équitable aux vaccins, que les pays balkaniques ont débuté leur campagne vaccinale – mais avec trois mois de retard et peu de doses.

Médicaments : l’impossible stratégie à 27 ?

Si l’Union européenne régule le marché des médicaments, elle peine à résoudre les questions de prix, d’accès et de besoins non couverts.

Les produits de santé relèvent des politiques sanitaires mais aussi du marché unique, raison d’être historique de l’Europe. Or les pays européens se heurtent à des difficultés identiques : innovations médicales coûteuses (jusqu’à plus d’un million d’euros pour une thérapie génique, par exemple), hausse des pénuries de médicaments (en France, les ruptures de stock ont triplé entre 2018 et 2020), dépendance croissante vis-à-vis de la Chine et de l’Inde (qui produisent plus de 80 % de nos médicaments). Or, s’il existe bel et bien un système d’évaluation des médicaments à l’échelle européenne, réalisée par l’Agence du médicament (EMA), les décisions relatives au prix, au remboursement et à la constitution de stocks sont arrêtées au niveau national. D’où des écarts de prix importants et des inégalités majeures d’accès aux traitements selon les pays : alors qu'en Allemagne par exemple la plupart des nouveaux médicaments sont immédiatement disponibles et remboursés , il faut compter plus d’un an en France, en Espagne ou en Italie. Dans le cadre de sa nouvelle « stratégie pharmaceutique », la Commission prévoit donc de réviser la législation sur les médicaments en 2022. Objectifs : garantir des médicaments abordables, sûrs et accessibles à tous, relocaliser une partie de la chaîne d’approvisionnement sur le sol européen et améliorer la transparence sur les prix et les stocks. Il lui faudra toutefois convaincre les pays comme l’Allemagne ou la France, dotés d’un vaste marché intérieur, d’une protection sociale élevée et d’une industrie pharmaceutique nationale, réticents quant à l’harmonisation et la transparence sur les prix.

Une production à relocaliser ?

En 1990, l’Europe produisait 80 % des médicaments consommés sur le continent. Aujourd’hui, ce ratio est inversé : 80 % des médicaments proviennent de Chine et d’Inde. Pour réduire cette dépendance, deux options sont envisagées : constituer des stocks stratégiques ou relocaliser la production des substances pharmaceutiques essentielles sur le territoire européen. Dans cette optique, la nouvelle autorité Hera, créée fin 2021 afin d’être pleinement opérationnelle dès 2022, a pour vocation de soutenir la recherche, le développement et la production de médicaments, vaccins compris.

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© Science Photo Library / Steger, Volker

Des freins persistants

À chaque crise, son sursaut d’initiatives européennes.

Mais des obstacles vers la constitution d’une Europe de la santé plus ambitieuse demeurent. Premier frein à la constitution d’une politique européenne de santé publique : la réticence de certains États à renoncer à leurs prérogatives en matière de santé publique. En second lieu, les actions communes se heurtent à la diversité d’organisation et de financement des soins parmi les États membres. Certains ont des systèmes de santé nationaux comme la France ; d’autres, comme l’Allemagne et l’Espagne, des systèmes régionaux. À l’instar du Danemark, de la Finlande ou de la Suède, certains pays fondent la quasi-totalité de leur offre hospitalière sur les établissements publics, alors que d’autres s’appuient majoritairement sur des structures privées, comme la Belgique ou les Pays-Bas. Quelques pays autorisent les pharmacies en ligne, alors que d’autres les interdisent… Autant de disparités qui rendent impossible l’harmonisation des systèmes de santé. D’ailleurs, les traités européens successifs sur les compétences de l’Union l’ont toujours exclue. Enfin, malgré les nouvelles annonces et ambitions post-Covid, l’Europe consacre toujours moins de 1 % de ses ressources à la santé, l’agriculture et la compétitivité économique accaparant encore plus de 85 % du budget européen. Les ressources humaines, organisationnelles, financières et politiques consacrées à la politique de santé européenne restent donc extrêmement limitées.

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Des réseaux dédiés aux maladies rares

Quelque 30 millions d’Européens sont atteints d’une pathologie rare, mais aucun pays du continent ne dispose à lui seul des connaissances ni des moyens de prendre en charge les 5000 à 8000 maladies rares actuellement recensées. D’où la création en 2017 des réseaux européens de référence, les ERN, qui regroupent plus de 900 unités de soins hautement spécialisées, réparties dans les différents États membres. Ce mécanisme permet de partager rapidement les connaissances et d’accélérer le diagnostic et le traitement des patients.

L’antibiorésistance : un combat collectif

Environ 33 000 morts et un coût de 1,5 milliard d’euros : tel est le fardeau annuel des infections à bactéries résistantes aux antibiotiques en Europe ! Certains États membres font figure de bons élèves (Autriche, Suède ou Allemagne) alors que d’autres (Grèce, Chypre, France) consomment toujours trop d’antibiotiques. Depuis 2017, un Plan d’action européen vise à faire respecter les objectifs mondiaux du bon usage des antibiotiques sur l’ensemble du continent, à mettre en place un réseau de surveillance des bactéries résistantes et à encourager la recherche de nouvelles molécules.

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Un appui financier aux politiques nationales

De manière indirecte, l’Europe contribue aux systèmes nationaux de santé par le fonds UE4Health, doté de 5 milliards d’euros sur la période 2021-2027, et par le biais d’Horizon Europe, son programme de financement de la recherche, y compris médicale. Plus substantiels, les fonds de cohésion et de développement régional appuient ponctuellement des projets locaux de santé ; quelque 7400 projets en ont bénéficié entre 2014 et 2020 (ici, la nouvelle aile d’un hôpital de Riga, en Lettonie). Dans les pays les plus pauvres de l’Union, comme la Roumanie ou la Grèce, ils constituent même la principale source de financement des infrastructures de soins.

Les maladies non infectieuses, parent pauvre de l’Europe de la santé

Les maladies non infectieuses sont le parent pauvre de l’Europe de la santé, explique l’ancienne directrice générale de la santé à la Commission européenne (2018-2020), Anne Bucher.