Voiture autonome : révolution en route ?
Véritable robot roulant, le véhicule du futur bouleversera la mobilité des hommes et des marchandises, la sécurité routière et l’espace urbain. Il permettra de désengorger les villes et de réduire la pollution, si toutefois il est électrique et, surtout, partagé.
Enquête de Barbara Vignaux - Publié le , mis à jour le
Plusieurs constructeurs automobiles font le pari de l’irruption dans les prochaines années d’une innovation technologique majeure appelée à transformer radicalement la mobilité des humains et des marchandises. Annoncée par les dispositifs d’assistance à la conduite apparus il y a trente ans, la révolution de la voiture autonome est, de fait, déjà engagée. Mais elle sera sans doute beaucoup plus progressive que les déclarations triomphales des constructeurs ne le laissent parfois supposer : un long chemin sépare le véhicule actuel du futur robot roulant connecté 100 % électrique. À terme, toutefois, cette seconde révolution des transports – après le passage de l’hippo- à l’automobile – bouleversera la société dans bien des domaines : sécurité routière, espaces urbains, pollution de l’air et notre relation même à la mobilité et au transport… Passage en revue des études en cours et des arguments avancés par partisans et détracteurs.
Les États-Unis pionniers
C’est aux États-Unis qu’a été parcourue la plus longue distance en roulage autonome à ce jour : plus de 8 millions de kilomètres rien que pour Waymo, la filiale auto de Google, pionnière en la matière. Parmi les initiatives les plus audacieuses, la possibilité offerte aux clients d’Uber d’utiliser un véhicule autonome à Pittsburgh, en Pennsylvanie (suspendue après l’accident fatal de Tempe, en mars 2018). Cet État américain est apprécié des expérimentateurs, car la réglementation n’oblige pas à tenir le volant pour conduire (la présence d’un conducteur derrière le volant est en revanche obligatoire). Mais les expériences se multiplient aussi aux Pays-Bas, en Allemagne, au Japon, au Royaume-Uni et à Singapour.
De l’automobile au robot roulant
Hippo-, auto- et bientôt cerveau-mobile : le véhicule autonome se trouve au cœur de la seconde grande révolution des transports.
Finis la belle carrosserie et le moteur rugissant, voici venue l’ère du robot roulant connecté ! « On est passé de l’hippomobile à l’automobile, du cheval au moteur. Avec la voiture autonome s’annonce l’époque du cerveau – en l’espèce, de l’ordinateur. C’est la seconde grande révolution dans les transports », résume Fawzi Nashashibi, chercheur à l’Inria. Par véhicule autonome, on désigne le véhicule capable de rouler sur tous les types de voies sans intervention du conducteur. Il est en germe dans les automatismes embarqués (ADAS pour l’acronyme anglais) qui équipent désormais la plupart des véhicules : direction assistée, ABS, boîte de vitesse automatique, GPS intégré, caméra de recul… D’autres sont plus récents, comme le stationnement automatique, offert sur des modèles haut de gamme, ou le système anticollision. Le véhicule autonome se décline aussi sous la forme de navettes, déjà en circulation en France et ailleurs. À terme, il sera connecté – c’est le fameux « niveau 5 » dans l’échelle de l’automatisation automobile – et dépourvu de volant ou de pédale, car capable de manœuvrer seul. Il se nourrit ainsi des développements les plus sophistiqués de l’intelligence artificielle, avec ses forces et ses faiblesses : comment doter une machine du sens commun que possède l’Homme ? Un être humain interprète sans peine la situation d’une voiture à l’arrêt devant lui : accident, feu rouge au loin, déchargement de marchandises… Il adapte son comportement en conséquence, choisissant d’attendre ou d’avancer. Quid d’un robot ? Ce n’est que l’une des nombreuses questions soulevées par l’avènement du « cerveau-mobile ».
Un taxi collectif
« Les voitures autonomes ne constitueront un véritable progrès que si elles sont moins nombreuses que les véhicules conventionnels actuels », estime Sylvie Landrieve, co-directrice du Forum Vies Mobiles. Et donc, si elles sont partagées, et à l’origine d’un cercle vertueux : réduction du trafic, de la pollution de l’air et de l’emprise urbaine de l’automobile. À cet égard, le développement récent du covoiturage – pratiqué par plus de 60 % des Français – et de l’autopartage sont des signes encourageants. Le projet Autonom Cab de la PME lyonnaise Navya s’inscrit dans ce mouvement : commandé par une application en ligne, il peut accueillir jusqu’à six passagers.
Pas de chauffeur ? Pas si simple !
L’engouement médiatique tend à le faire oublier : il faudra des années avant que les conditions de roulage des voitures 100 % autonomes soient réunies.
Hors expérimentation, aucun pays n’autorise aujourd’hui la conduite sans chauffeur. Pour cause : il faut d’abord en définir les risques – sécurité sur les routes ou cyber-piratage par exemple – et les modalités : réglementation routière, aménagement des infrastructures urbaines, contrats d’assurance adaptés… La sécurité routière est l’un des principaux arguments des partisans de la voiture autonome (1), qui rappellent que 90 % des accidents de la route (près de 60 000 en France en 2017, avec 3 700 décès) sont d’origine humaine. Cela étant, les véhicules semi-autonomes actuels ne sont pas non plus sûrs à 100 %, comme l’ont montré les premiers accidents, mortels ou non, les impliquant. Les causes sont diverses : un défaut de logiciel est, semble-t-il, à l’origine du décès d’une cycliste fauchée par un taxi Uber, en mars 2018, à Tempe, en Arizona. Mais l’excès de confiance du conducteur est parfois en cause, et donc son incapacité à reprendre la main si nécessaire, comme dans l’accident, par chance sans gravité, d’une Tesla en mai 2018, en Californie. Ces accidents – moins bien tolérés socialement que ceux d’origine humaine – rappellent en outre que l’identité du responsable juridique n’est pas tranchée : conducteur, fabricant, concepteur du logiciel ? Quant à la certification, doit-elle porter sur chacun des dispositifs embarqués (radar, lidar), sur le logiciel de conduite ou sur le véhicule lui-même ? Quel kilométrage, et dans quelles conditions, devra avoir parcouru une voiture en phase de test pour être certifiée ? Google se félicite des longues distances parcourues par ses voitures, mais certaines d’entre elles ont été verbalisées… pour rouler trop lentement.
Quels usages, à quel horizon ?
L’avènement du « 100 % autonome » pourrait s’effectuer par l’évolution progressive du parc mondial existant et de ses fonctions d’assistance à la conduite (ADAS). La voiture particulière très partiellement autonome (niveau 2) pourrait ainsi être commercialisée dès 2020. En revanche, la voiture 100 % autonome et connectée ne sera sans doute pas sur les routes avant 2050 ou 2060, voire plus tard encore (1). Entre ces deux dates, trois usages du véhicule autonome, déjà à l’essai, se seront démocratisés. Pour les véhicules particuliers, la fonction automatique sera d’abord réservée à la conduite sur voies à chaussées séparées de type autoroute, puisque la vitesse y est stable et le nombre d’obstacles limité. De leur côté, les navettes permettront dans un premier temps de couvrir des trajets non desservis par d’autres modes de transport, dans des sites fermés tels que les aéroports, campus ou sites industriels, ou dans des zones résidentielles mal ou peu desservies. Elles pourraient plus tard prendre la suite des bus actuels, moyennant, peut-être, une baisse de tarif – le salaire du conducteur représentant la moitié du coût du transport – mais au risque d’une aggravation du chômage. Modulaires, ces petites navettes pourraient s’assembler ou se détacher selon l’horaire et donc l’affluence. Enfin, des robots-taxis high-tech, sans conducteur, éventuellement collectifs, pourraient être appelés depuis une application en ligne et séduire, rien qu’en France, les 5 à 6 millions d’usagers de VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur, type Uber). D’ici là, des infrastructures intelligentes et connectées devront avoir été aménagées : chaussées, feux rouges, panneaux de signalisation…
Les voitures, mais pas seulement
Ambulances, camions-poubelles, camionnettes de livraison, tracteurs agricoles, navettes sur sites privés, fourgonnettes postales, engins industriels ou taxis volants : le véhicule autonome et semi-autonome se décline déjà de multiples manières – dans les faits et dans les projets. Pour se démocratiser, chacun de ces usages possibles devra trouver un modèle économique viable – et recruter des professionnels qu’il reste encore à former. Sur la photo, le camion autonome de Volvo dans la mine de Kristineberg, dans le nord de la Suède, à 1300 mètres sous terre.
La France leader pour les navettes
La stratégie nationale pour le véhicule autonome a été annoncée en mai 2018. Elle doit encourager les expérimentations, déjà nombreuses, menées en France.
Des véhicules « hautement automatisés » sur les routes françaises d’ici deux ans, c’est l’ambition du gouvernement, avec un roulage de véhicules de niveau 3 dès 2020 et de niveau 4 dès 2022 (voir infographie). Entre fin 2014 et avril 2018, 26 autorisations d’expérimentations ont été accordées pour la voiture particulière et plus de 200 000 kilomètres parcourus sans accident matériel ou corporel (1). Quant aux navettes collectives (2), elles ont fait l’objet d’une quinzaine d’expérimentations dans tout le pays. Avec ses deux constructeurs leaders, Navya et EasyMile, la France est d’ailleurs bien placée. Parmi les projets, un service de mobilité à la demande accessible au grand public – la première expérience de cette ampleur : dix kilomètres sur le technopôle de Rouen. Le gouvernement prévoit aussi l’adaptation du code de la route et des règles de responsabilité, un aménagement des infrastructures routières pour les rendre interactives, ainsi qu’un accroissement de 50 % du nombre d’apprentis dans la filière automobile d’ici 2022. « La France a tous les atouts pour être à la pointe de cette transformation technologique, estime, confiant, le directeur du pôle de compétitivité Mov’eo, Marc Charlet : constructeurs automobiles, équipementiers, universités, laboratoires de recherche, PME et start-ups, collectivités territoriales volontaires pour tester de nouvelles solutions de mobilité. Peu de pays bénéficient d’un écosystème aussi complet ». Cela étant, tous les grands pays industrialisés sont engagés dans une course en partie menée par les géants du web… dont aucun n’est français.
Des transports plus verts
Les transports représentent un quart des émissions mondiales de gaz à effet de serre – d’où l’avantage supposé de la voiture autonome, nourrie à l’électricité plutôt qu’au pétrole. En France, l’objectif gouvernemental est de quintupler les ventes de véhicules 100 % électriques d’ici 2022, pour atteindre 150 000 unités. Cette réputation « verte » est à nuancer au regard des processus actuels de fabrication de ces automobiles, coûteux en énergie, et de l’usage intensif de lithium pour les batteries. Mais de nouvelles avancées technologiques – batteries à hydrogène ? – pourraient « verdir » davantage les véhicules électriques.
Rêve ou cauchemar ?
Scénario idyllique ou réaction de rejet : la voiture autonome suscite des fantasmes contradictoires, révélateurs des craintes et espoirs qu’elle soulève.
Côté pile, un univers souriant : une cité sûre, pacifiée, écologique, délestée de ses immenses parkings et de ses embouteillages chronophages. Côté face, un monde cauchemardesque : une ville tentaculaire peuplée de véhicules vides (ou presque) aux trajectoires absurdes, de conducteurs épiés par un Big Brother omniscient et d’ouvriers au chômage… C’est peu de dire que la voiture autonome cristallise espoirs et craintes les plus extrêmes. Et pour cause : les arguments qui lui sont favorables se retournent aisément à sa charge. À l’instar d’une meilleure organisation urbaine : puisqu’un véhicule individuel est en moyenne stationné 95 % de sa durée de vie et que les infrastructures routières occupent la moitié de l’espace citadin, la voiture autonome et partagée, toujours sur les routes, libérerait un espace considérable, susceptible d’être dévolu à des parcs ou à des logements. Sauf si l’automobiliste décide d’acquérir, outre son véhicule habituel, une voiture autonome capable de conduire les enfants à l’école ou aux activités du mercredi, moyennant… l’occupation d’une place de parking supplémentaire. Autre exemple : le temps de trajet désormais disponible pour travailler ou se reposer. D’un côté, il permettrait un meilleur équilibre entre vies professionnelle et privée. De l’autre, ce temps ainsi libéré rendrait plus supportable l’allongement des durées de trajets, et donc l’installation des familles en zone périurbaine, loin du centre-ville. Au prix de la construction de nouvelles routes et d’un étalement urbain accru. Qu’il existe des visions aussi opposées n’est sans doute pas très étonnant : c’est le lot de toute révolution.
Données publiques… et privées
Le véhicule 100 % autonome sera ultra-connecté aux autres véhicules, aux infrastructures routières, au cloud (données et logiciels stockés et accessibles en ligne)… Les données (cartes, météo, trafic) et programmes (logiciels de conduite) pourront ainsi être actualisés facilement. Mais cela présente deux risques. Le piratage : aux États-Unis, des chercheurs en sûreté informatique ont réussi à prendre le contrôle de plusieurs véhicules semi-autonomes. Et la protection des données privées : nombre et identité des passagers, dates et heures de prise en charge, itinéraires pourront être enregistrés – sinon exploités – par les applications en ligne de robots-taxis ou les fournisseurs de logiciels comme Google.
Constructeurs et géants du web
Les constructeurs sont concurrencés par les géants du web, forts de leur savoir-faire en matière de collecte et de gestion de données.
Waymo (Google), Apollo (Baidu), Mobileye (Intel), Apple ou Microsoft : tous les géants du web ont investi le secteur du véhicule autonome. Ils ne construiront sans doute jamais de véhicules, mais pourront vendre des services de connexion et des données numériques. Or, à terme, selon l’Inria, la valeur ajoutée du secteur automobile proviendra à 70 % des logiciels embarqués. Bien sûr, les acteurs traditionnels du secteur automobile s’intéressent de près au sujet, au premier rang desquels General Motors, Daimler, Ford, Honda, Nissan/Renault… Avec des alliances entre eux, à l’instar du réseau 5GAA qui réunit des constructeurs allemands et des opérateurs de télécommunication pour étudier les liens entre infrastructures routières et véhicules grâce à la future 5G (qui succèdera à la 4G). En 2015, un consortium allemand (Audi, BMW et Daimler) a par ailleurs racheté Here, le système de cartographie de Nokia, pour ne pas dépendre de Google. Coût de la transaction : 2,8 milliards d’euros… Autour de ces acteurs, anciens et nouveaux, se développe une myriade de start-ups spécialisées : navettes pour Navya, logiciels de conduite pour nuTonomy etc. Enfin, les opérateurs de transport, comme Keolis ou la RATP en France, ainsi que les collectivités locales, participent activement aux expérimentations, à l’instar de La Rochelle où ont eu lieu les premiers tests de navettes autonomes, dès 2011, conduits par l’Inria. Nul ne veut rester à l’écart des développements d’un secteur aussi stratégique que l’automobile, avec quelque 100 millions d’unités annuelles vendues dans le monde (2 millions d’unités en France).
Des boîtes noires comme dans les avions ?
Préconisé pour déterminer les responsabilités en cas d’accident, l’usage de boîtes noires soulève des questions de sécurité et d’éthique, explique Fawzi Nashashibi, chercheur à l’Inria.