Homo floresiensis : polémique autour d'un (trop) petit cerveau
Depuis l'annonce de sa découverte sur une île indonésienne en octobre 2004, l'homme de Flores n'a cessé de susciter la controverse. Nouvelle espèce pour les uns, individu malade pour les autres… si l'on en croit les dernières études, le débat n'est pas clos.
Olivier Boulanger - Publié le
Un étrange squelette
Mais à qui appartient le petit squelette mis au jour en septembre 2003 par une équipe australo-indonésienne dans la grotte de Liang Bua, sur l'île de Flores ? Depuis l'annonce de la découverte*, la polémique n'a jamais cessé.
Pour ses découvreurs, il s'agit clairement d'un représentant d'une nouvelle espèce d'homme – Homo floresiensis – qui vivait encore il y a seulement 18 000 ans, lorsque nous imaginions que seul subsistait l'homme moderne, à savoir Homo sapiens.
Mais cette interprétation n'est pas partagée par tous. Quelques jours seulement après l'annonce de la découverte, Marciej Henneberg de l'université d'Adélaïde faisait déjà part de ses doutes sur l'identité du squelette : l'homme de Flores lui rappelait un Homo sapiens vieux de 4000 ans découvert en Crète souffrant de microcéphalie, une anomalie morphologique caractérisée par une tête et un encéphale anormalement petits, généralement accompagnée de capacités intellectuelles réduites…
* Nature, vol. 437, p. 1012 (13 octobre 2004).
Nanisme insulaire
L'homme de Flores présente en effet des caractéristiques très étonnantes : « LB1 »*, le principal spécimen mis au jour, ne dépasse pas un mètre de hauteur ! D'après ses ossements, il s'agit pourtant d'un adulte âgé d'une trentaine d'années.
Cette taille atypique peut s'expliquer par un « nanisme insulaire », un phénomène observé chez de nombreux mammifères herbivores (cervidés, hippopotames, éléphants, mammouths…) : isolés sur une île durant plusieurs générations, les animaux voient leur taille diminuer, ce qui s'explique facilement s'il on considère que face à une quantité de nourriture limitée, seuls les plus petits individus (dont les besoins sont moins importants) peuvent survivre.
Pour les australiens Mike Morwood et Peter Brown à l'origine de la découverte, Homo floresiensis aurait subi le même sort. Selon l'hypothèse qu'ils avançaient en octobre 2004, des Homo erectus seraient arrivés sur l'île de Flores il y a 800 000 ans. Leur taille diminuant progressivement, ils auraient évolué vers la forme Homo floresiensis jusqu'à la disparition complète de l'espèce, il y a environ 12 000 ans.
* LB1 = spécimen 1 trouvé à Liang Bua
Un cerveau trop petit
Pourtant, le problème ne touche pas tant la taille d'Homo floresiensis que celle de son cerveau. Mesuré d'après l'endocrâne de LB1, celui-ci est estimé entre 380 et 400 cm³ : le volume d'un pamplemousse, à peine le tiers d'un cerveau d'homme moderne.
Pour Robert Martin, primatologue au Field Museum de Chicago, ces dimensions sont anormales. Si la critique n'est pas nouvelle, elle est cette fois-ci argumentée. Dans une étude publiée en mai sur le site Internet de la revue Science*, le scientifique a comparé les dimensions de différents mammifères nains (ou pygmées) avec des individus de taille normale. Une règle invariable semble émerger de cette étude : toute proportion gardée, le volume du cerveau ne diminue jamais autant que le reste du corps.
En utilisant différents modèles, le chercheur est ainsi arrivé à la conclusion que si Homo floresiensis était bien issu d'Homo erectus, le cerveau de LB1 devrait appartenir à un individu n'excédant pas les 11,9 kg. Or, son poids estimé oscille entre 16 et 29 kg ! En revanche, le chercheur estime, chiffres à l'appui, que ce cerveau anormalement petit pourrait bien appartenir à un homme moderne atteint de microcéphalie.
En mars 2005, l'Américaine Dean Falk, du département d'anthropologie de l'université d'état de Floride à Tallahassee, avait pu modéliser l'endocrâne de LB1, et était arrivée à la conclusion qu'il ne présentait pas les déformations observées habituellement chez les patients victimes de microcéphalie. Robert Martin rétorque que ces déformations sont plus ou moins marquées selon les individus. « Je ne suis pas sûr à 100% qu'il s'agisse de microcéphalie, explique-t-il dans Science, il n'en demeure pas moins que ce cerveau est trop petit. »
* Science, Vol. 312, p. 999b (19 mai 2006)
Un ancêtre incertain
Autre cas de figure compatible avec les travaux de Robert Martin : celui qu'Homo floresiensis dérive d'un ancêtre plus ancien, possédant dès l'origine un cerveau aux dimensions réduites.
En 2004, Mike Morwood et Peter Brown estimaient que cet ancêtre devait être Homo erectus (apparu il y a 1,8 million d'années). Dans son étude menée au début de l'année 2005, Dean Falk était d'ailleurs arrivée aux mêmes conclusions.
Mais depuis, d'autres ossements ont été mis au jour, permettant à la fois de compléter (en partie) le squelette de LB1 mais aussi de retrouver les restes (très partiels) de huit autres individus. Fort de ces découvertes, les chercheurs australiens Mike Morwood et Peter Brown sont revenus sur leur première hypothèse : certes, la taille des dents et la morphologie faciale sont caractéristiques du genre Homo mais la stature et les proportions du corps rappellent plus celles de préhumains : celles d'australopithèques !
Incapable d'élaborer des outils ?
Soit. Homo floresiensis est peut-être issu d'une lignée plus ancienne. Mais alors se pose un nouveau problème : celui de la capacité de cet homme à fabriquer des outils élaborés. « Difficile en effet d'imaginer qu'une lignée préhumaine ait pu développer, parallèlement à l'homme moderne, le même savoir en matière d'outillage », juge Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue à l'institut Max Planck de Leipzig (en Allemagne).
Des pierres taillées ont pourtant été retrouvées dans la grotte Liang Bua. Mais, « la relation entre ces outils et les restes humains n'est pas très claire, » estime le chercheur. « La plus grande partie de cet outillage provient d'une fouille située à une dizaine de mètres de celle où ont été retrouvés les ossements, le seul point commun étant leur profondeur. Tout spécialiste vous expliquera que la stratigraphie dans une grotte est quelque chose de très particulier et que la profondeur, à elle seule, ne peut suffire pour la datation. »
« Continuité technologique »
Pour certains, comme Robert Martin, ces objets particulièrement élaborés pourraient très bien avoir été taillés par des Homo sapiens de passage ou vivant sur l’île.
« Imaginons que l'homme de Flores soit issu d'un ancêtre plus ancien... » Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue à l’institut Max Planck de Leipzig © CSI 2006
Mais dans un article paru le 1er juin 2006 dans la revue Nature, Adam Brumm, de l'université nationale d'Australie, infirme cette hypothèse. Selon le chercheur, il existe des similarités frappantes entre les outils retrouvés à Liang Bua et ceux d'une autre grotte située à 50 kilomètres de là : les 507 outils examinés présenteraient de fortes ressemblances « au niveau de la forme, de l'angle d'attaque et des pierres utilisées ». Or, ces objets sont vieux de plus de 800 000 ans, « preuve » selon le chercheur qu'il existe sur l'île une transmission culturelle de la taille des pierres antérieure à l'apparition d'Homo sapiens (il y a 150 000 à 200 000 ans).
Si cette étude démontre qu'il y a bien eu une industrie lithique sur l'île avant l'arrivée de l'homme moderne, de nombreux chercheurs (y compris ceux défendant farouchement Homo floresiensis) avouent être peu convaincus par cette « continuité technologique » qui se serait maintenue durant des centaines de milliers d'années. Quoiqu'il en soit, elle ne démontre en rien la capacité de l'homme de Flores à développer lui-même son outillage.
En quête d'un nouveau crâne
« Il y a beaucoup d’incohérence dans cette histoire… » Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue à l’institut Max Planck de Leipzig © CSI 2006
Difficile de s'y retrouver entre les arguments des uns et d'autres. Une seule certitude : aucune thèse ne pourra être validée tant que l'on n'aura pas trouvé un nouveau crâne. Certes, des restes (très partiels) de neuf individus ont bien été découverts à Liang Bua, dont une petite mandibule comparable à celle de LB1. Mais aucun crâne autre que celui de LB1 n'a pu être mis au jour.
Il faudra pourtant patienter avant de connaître le fin mot de l'histoire. En raison de vives tensions qui opposent depuis 2004 les scientifiques australiens et les autorités indonésiennes, la grotte de Liang Bua est interdire de fouille par ces derniers jusqu'à nouvel ordre…
Australie-Indonésie : une histoire à rebondissements
Teuku Jacob (74 ans), professeur à l'université Gadjah Mada à Yogyakarta, est une sommité scientifique en Indonésie. Et pour lui, LB1 n'est qu'un homme moderne souffrant de microcéphalie : une thèse qu'il entend démontrer en étudiant de plus près les ossements.
En décembre 2004, il obtient leur transfert dans le sous-sol de son laboratoire : un transfert non consenti par l'équipe australienne et rendu possible grâce à Radien Soejono (le codécouvreur indonésien d'Homo floresiensis) avec la complicité des autorités indonésiennes. Peter Brown dénonce alors un véritable « kidnapping », et laisse entendre que les ossements ne seront sans doute jamais restitués. Le 23 février 2005, après plusieurs semaines d'étude, ceux-ci seront rendus (avec à la clef un os pelvien réduit en miettes), à l'exception de deux os de la jambe destinés à une analyse ADN*.
Les relations entre l'équipe australienne et les autorités indonésiennes demeurent à ce jour particulièrement tendues. D'ailleurs, la grotte de Liang Bua est interdite de fouille jusqu'à nouvel ordre.
* De l'ADN d'homme moderne a pu être trouvé. Il est cependant impossible de savoir si cet ADN est issu de l'homme de Flores ou, plus vraisemblablement, d'une contamination.