À Sechin, la civilisation mésoaméricaine prend un coup de vieux
La découverte au Pérou d'importants vestiges datés de 5 500 ans confirme le degré de développement, à des périodes très anciennes, des cultures préhispaniques. Au point de remettre en question les idées admises sur l'origine des premières grandes civilisations et des villes qui leur sont généralement associées.
Pedro Lima - Publié le
Avant les Moches et les Incas...
Que le Pérou constitue une terre de prédilection pour les archéologues, venus du monde entier en exhumer les trésors, on le savait déjà. Mais la dernière découverte en date ne confirme pas seulement la richesse historique des contreforts andins: elle pourrait remettre en cause la chronologie des premières civilisations américaines, et même au-delà, en faisant de la côte Pacifique méso-américaine l'un des foyers culturels les plus anciens connus à ce jour.
La découverte a pour cadre le site de Sechin, dans le département péruvien d'Ancash. Nous sommes à quelques encablures des plages du Pacifique, à 330 kilomètres au nord-ouest de la capitale Lima. Là, le long de la rivière Casma qui dévale de la Cordillère des Andes, les premiers archéologues péruviens ont découvert dès les années 1930 plusieurs vestiges de temples et de cités préhispaniques. Ils sont enfouis sous une terre sableuse qui donne aux monuments un faux air de collines naturelles. Au total, trois sites ont été exhumés. Situés à deux kilomètres les uns des autres, ils ont été nommés Sechin Alto (Haut-Sechin), Cerro Sechin (Tertre de Sechin) et Sechin Bajo (Bas-Sechin). Les archéologues y ont exhumé depuis une trentaine d'années des constructions monumentales, temples et palais.
La culture de Sechin, bien mystérieuse en l'absence de toute écriture associée, s'est développée lors d'une période appelée par les spécialistes « précéramique », qui se termine environ un millénaire avant notre ère. Les archéologues pensent que les agglomérations de Sechin constituaient les centres politiques et religieux d'une culture basée sur l'agriculture, et dont l'apogée se serait située entre 2 000 et 1 000 ans avant JC… bien avant, donc, l'avènement de civilisations plus connues comme celle des Moches, au début de l'ère chrétienne, ou les Incas, dont l'apogée se situe à l'arrivée des Conquistadors, en 1532. Or, grâce aux fouilles réalisées entre le 15 novembre 2007 et le 15 février 2008 à Sechin Bajo, on sait maintenant que cette culture était bien plus ancienne encore...
Une architecture monumentale
Peter Fuchs, de l'Institut d'études latino-américaines de l'Université libre de Berlin, dirige avec sa collègue Renate Patzschke l'équipe germano-péruvienne de dix personnes travaillant sur ce site depuis 1992. Il raconte : « Cette année, nous voulions fouiller à l'écart d'un grand palais déjà étudié lors des années précédentes, datant de 1 600 ans avant notre ère ». Dès les premières semaines de la fouille, les archéologues mettent au jour d'importants vestiges. Ils révèlent ainsi la présence d'une place circulaire de douze mètres de diamètre, délimitée par des restes de murailles, ainsi que des escaliers et des corridors, construits en briques et en pierres transportées depuis les collines voisines, attestant de l'existence de plusieurs bâtiments ayant jouxté la place.
Leurs dimensions, plus de 100 mètres de long pour l'un, et quarante pour l'autre, attestent de l'importance de la structure mise au jour. Quant aux briques, d'une taille de dix centimètres sur quinze, elles portent encore la trace des doigts de ceux qui les ont façonnées ! Sur le sol de l'un des bâtiments, qui servait vraisemblablement de lieu de culte pouvant accueillir plusieurs centaines de personnes, les archéologues ont retrouvé des milliers de coquilles de moules, ainsi que des restes de foyers. Contrairement aux apparences, il ne s'agit pas, d'après les chercheurs, de restes de repas, mais des vestiges de rites religieux. La forme circulaire de la place, et le soin apporté à la réalisation des bâtiments prouve qu'il s'agissait d'un lieu de cérémonie, où les habitants des environs venaient pratiquer leur culte religieux.
5 500 ans !
En soi, la découverte de ces ruines constitue une belle récompense pour les chercheurs, qui ne s'attendaient pas à exhumer, à proximité des temples déjà connus, de nouveaux vestiges aussi importants. Mais ils ne sont en fait pas au bout de leur surprise. À leur retour en Europe, les archéologues allemands font dater au carbone 14, à l'Université de Heidelberg, vingt-cinq échantillons de matière organique prélevés sur le site, extraits essentiellement de coquilles de moules et de charbon de bois prélevé sur les foyers. Résultat : toutes les dates obtenues sont situés autour de 5 500 ans ! Cette fois, la découverte prend des allures d'événement.
« Cela signifie que nous sommes, à des périodes reculées, en présence d'une société complexe, capable d'ériger des édifices de grande taille. De plus, la qualité et la solidité des murs, et la maîtrise apportée à la fabrication des briques en argile, prouve que les bâtisseurs de Sechin possédaient des compétences techniques et architecturales très poussées », analyse Peter Fuchs.
Les implications de la découverte sont à plusieurs niveaux. Régional, tout d'abord. Avec une telle ancienneté, la cité cérémonielle de Sechin Bajo oblige les archéologues à revoir la chronologie des premières civilisations andines. On pensait que les premières cultures capables d'ériger de tels temples étaient apparues aux alentours de 1 600 avant notre ère, également sur la côte nord-péruvienne. En particulier, le site de Huaynunà, étudié dans les années 1980 indiquait la présence d'un monument, de poteries complexes, ainsi que la maîtrise d'une agriculture à grande échelle. « À Sechin Bajo, les structures découvertes sont plus complexes, et elles apparaissent presque 2 000 ans plus tôt », commente ainsi Peter Fuchs.
L'une des premières cités de l'histoire de l'humanité ?
Mais au-delà, la découverte bouscule des certitudes établies sur la naissance des premières civilisations. Avec ses 5 500 ans au compteur, Sechin Bajo figure en effet désormais parmi les complexes architecturaux les plus anciens connus.
Qu’appelle-t-on une ville en archéologie, et comment les villes apparaissent-elles ? Corinne Castel-Nogrette, chercheuse au CNRS, laboratoire « Archéorient, sociétés et environnements du Proche-Orient ancien » de la Maison de l'Orient et de la Méditerranée à Lyon. © CSI 2008
Pour certains chercheurs, elle constitue ainsi la preuve que des civilisations andines ont su, beaucoup plus tôt que prévu, atteindre le niveau de développement social, économique et technique indispensable à l'élaboration des premiers temples et agglomérations. Un avis émis par exemple par l'archéologue péruvien Walter Alva, découvreur des fameuses tombes des seigneurs de Sipan, pour lequel le Pérou s'affirme, à la lumière de Sechin Bajo, comme « l'un des plus anciens foyers de civilisation du monde ancien, au même titre que le Moyen Orient, et cela sans avoir eu besoin d'influences extérieures ».
Plus mesurée, et peut-être moins sensible aux arguments teintés de fierté nationale péruvienne, l'archéologue allemande co-directrice des fouilles, Renate Patzschke, souligne qu'en l'état actuel des fouilles, « on ne peut pas encore parler de ville à proprement parler, mais plutôt d'un complexe architectural de grande qualité, ce qui est déjà formidable, et entièrement nouveau, pour cette époque ».
Quelles sont les plus anciennes cités connues actuellement au Proche-Orient ? Corinne Castel-Nogrette, chercheuse au CNRS, laboratoire « Archéorient, sociétés et environnements du Proche-Orient ancien » de la Maison de l'Orient et de la Méditerranée à Lyon. © CSI 2008
Alors, Sechin Bajo est-elle en mesure de rivaliser avec les premières cités apparues en Orient ? Du point de vue de l'âge, elle en a le pedigree, puisqu'elle se situe dans la même fourchette que les plus anciennes villes connues à ce jour, dans la région de Sumer, datant de la fin du Ive millénaire avant notre ère. Concernant sa taille et la complexité de son plan d'urbanisme, il est encore trop tôt pour répondre, car une grande partie du site reste à fouiller. Des maisons d'habitation, des rues ou des ruelles jouxtent-elles les temples et la place circulaire exhumés cet hiver ? Début de réponse, dès le mois de novembre 2008, lorsque les archéologues creuseront à nouveau sous les temples de Sechin Bajo. Des temples recouverts intentionnellement d'une épaisse couche de sable, destinée à les protéger des pilleurs de sites qui sévissent au Pérou.