Viande artificielle : une utopie alimentaire ?
Au début de l'année, des chercheurs néerlandais annonçaient être sur le point de produire un steak de viande in vitro, envisageant même la possibilité d’un développement industriel à grande échelle. La viande artificielle est-elle vraiment sur le point d’entrer dans les rayons des supermarchés ?
Clara Delpas - Publié le
Principale source de protéines animales pour l’homme, l’élevage fait l’objet de nombreuses critiques. La « production » d’animaux coûte plus à la planète que celle des végétaux. En dégageant du méthane, les vaches participent au réchauffement de l’atmosphère. On sait aussi que la viande peut être porteuse de nombreuses substances toxiques ou contaminantes (dioxines, pesticides, prions…), et qu’elle est suspectée d’augmenter les risques de cancer. Sans compter les conditions de vie souvent décriées des animaux destinés à l’abattage.
Face à toutes ces préoccupations climatiques, environnementales et éthiques, les nouveaux « écocitoyens » du monde sont incités à diminuer leur consommation de viande. Mais ils pourraient aussi être amenés à se tourner vers une viande entièrement produite en laboratoire. C’est ce qu’ont annoncé les chercheurs de l’équipe de Mark Post, de l’université de Maastricht, au dernier congrès de la Société américaine pour l’avancement des sciences qui s’est tenu à Vancouver.
Des cellules souches à la viande
Pourquoi si peu d’engouement en France du côté de la recherche sur la viande in vitro ? Jean-François Hocquette, Directeur de Recherche à l’Unité de Recherche sur les herbivores de l’INRA. © Pierre Maraval, pour l"exposition "1000 chercheurs parlent d"avenir" (2011)
Certains tissus vivants comme le sang ou les os contiennent des « cellules souches », des cellules capables de se régénérer. Les muscles contiennent également de telles cellules, baptisées « myoblastes ». Dans les années 1990, ces dernières étaient au cœur des recherches pour traiter les patients atteints de maladies musculaires. En leur transférant les myoblastes d’un donneur compatible, un muscle sain se reconstituait. Mais la technique était lourde, comparable à une greffe. Et face à son manque d’efficacité, elle a fini par être abandonnée.
Cependant, à l’université de Maastricht, aux Pays-Bas, des chercheurs ont eu l’idée d’utiliser ces mêmes myoblastes afin d’obtenir directement du muscle, autrement dit de la « viande in vitro » ou encore de la « viande artificielle »…
Prélevés sur un animal mort ou vivant (par biopsie), des extraits de tissu musculaire sont fractionnés, puis placés dans des boîtes de Pétri et recouverts de collagène. Leur milieu nutritif – en l’occurrence du sérum de cheval – est enrichi en facteurs de croissance, en nutriments énergétiques, en acides aminés, en hormones ainsi qu’en antibiotiques et en antifongiques afin d’éviter toute contamination.
Après une semaine d’incubation, les cellules souches se multiplient puis finissent par fusionner. Des dispositifs d’élongation leur permettent de se contracter et de se relâcher afin d’acquérir des caractéristiques similaires à celles des fibres naturelles. Au final : un amas de cellules incolores et insipides, des fibres musculaires, certes, mais sûrement pas de la viande !
Le goût de la viande est-il imitable ?
Jean-François Hoquette, directeur de recherche à l’Unité de Recherches sur les Herbivores de l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique), demeure sceptique : « La viande artificielle ne semble pas pour l’instant vouée à de grands développements. D’abord parce que ce qu’il est possible aujourd’hui de produire n’est guère qu’un agglomérat de cellules musculaires, ne ressemblant ni tout à fait à du muscle, ni tout à fait à un steak. D’autre part, parce qu’il est encore moins possible de le produire en très grande quantité pour nourrir des milliards d’êtres humains ! »
Car les fibres musculaires seules ne peuvent donner qu’un tissu sans flaveur, ni jutosité, ni tendreté, ni couleur. Autant de qualités qui caractérisent la viande et sont définies par la présence, au sein du tissu de fibres musculaires, d’adipocytes, de capillaires sanguins et d’une trame conjonctive… Sans tous ces éléments, pas de viande saignante ou à point !
La viande est-elle si importante d’un point de vue nutritionnel ? Jean-François Hocquette, Directeur de Recherche à l’Unité de Recherche sur les herbivores de l’ INRA © Pierre Maraval
Autre point essentiel, cette viande de laboratoire manque de maturation. En effet, sitôt morts, les muscles d’un animal deviennent rigides. Et la viande met un certain temps avant de pouvoir être consommée : la « maturation » de la viande (ou attendrissage) dure habituellement plusieurs jours ou semaines chez le bovin, le temps que l’acide lactique et les enzymes musculaires parviennent à attendrir la viande afin de la rendre comestible… une biochimie subtile, qui dépend de l’évolution du pH de la viande et de la température de refroidissement de la carcasse, et qui va également influer sur le goût de la viande.
Un steak durable ?
Quelles sont aujourd’hui les pistes développées par l’INRA pour améliorer la production de viande ? Jean-François Hocquette, Directeur de Recherche à l’Unité de Recherche sur les herbivores de l’INRA. © Pierre Maraval
Pour pouvoir fabriquer de la viande synthétique, il est nécessaire de disposer… d’animaux, morts ou vifs, car l’approvisionnement en cellules souches musculaires impose de disposer de muscles d’animaux à biopsier. Bien sûr, à terme, la production de viande artificielle pourrait passer par des cellules souches embryonnaires, reproductibles à l’infini qui, parce qu’elles sont totipotentes, peuvent se différencier en tout type de cellules. Mais pour l'heure, aucun chercheur ne sait comment fabriquer un steak en dirigeant la prolifération infinie de ces cellules souches embryonnaires, prolifération qui risque par ailleurs d’être précurseur de cancer.
Malgré tout, la viande synthétique suscite l’engouement du gouvernement néerlandais qui a alloué à l’équipe de Mark Post la somme de 2 millions de dollars dès 2005 pour mener à bien ses recherches. Un financement complété cette année par une subvention de 330 000 dollars provenant d'un donateur anonyme. Pour l'heure, la phase de mise au point de la viande in vitro rend le steak hors de prix : le premier spécimen - imminent selon l’équipe néerlandaise - devrait avoisiner les 250 000 euros !
Pourrait-on trouver une autre piste que la viande in vitro ? Jean-François Hocquette, Directeur de Recherche à l’Unité de Recherche sur les herbivores de l’ INRA © Pierre Maraval
Au final, il n'est pas sûr que la production de viande synthétique soit économiquement rentable. Ni que son empreinte écologique soit moindre, les usines de biotechnologie dépensant aussi de l’énergie pour fonctionner. L’association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) a pour sa part promis en 2008 1 million de dollars à la première équipe qui parviendrait à mettre au point une viande synthétique indistinguable d’une vraie viande, d’ici le 30 juin 2012. Une somme que l’organisation pensait ne jamais avoir à débourser tant la viande synthétique semblait en 2008 relever de la science-fiction. Il n’en est plus de même aujourd’hui, même si, en l’état actuel des recherches, la viande in vitro est loin d’être consommable : bourrée d’antibiotiques et d’hormones, aucun consommateur soucieux de sa santé ne pourrait en vouloir…
Moins chère que la viande d’élevage ?
Sans même prendre en compte le coût de construction des laboratoires ni le coût du travail des chercheurs qui y travailleront, des estimations (*) ont tenté de chiffrer le coût de production de la viande synthétique. Selon ces estimations, 1 tonne de substrat permettrait d’obtenir 193 kg de viande in vitro. Le coût de la tonne de viande synthétique pourrait ainsi avoisiner les 3000 à 3500 euros… À titre de comparaison, le coût de production d’une tonne de viande de poulet de batterie est près de deux fois moindre (1880 €).
(*) Source : In Vitro Meat Consortium - Etudes préliminaires économiques (mars 2008)
Adieu veaux, vaches, cochons ?
Peu à peu, les biotechnologies entrent dans le quotidien par la porte des supermarchés. La viande clonée s’y trouve déjà. Depuis 2008, cette dernière a fait son apparition sur le marché européen, sans qu’il y ait d’ailleurs de quelconque obligation d’étiquetage. En effet, la technique du clonage, comme celle de la fabrication synthétique ne repose pas sur un transfert de gène, et ne débouche pas sur un organisme génétiquement modifié.
La viande in vitro changera-t-elle la société ? Jocelyne Porcher, sociologue, chargée de recherches à l’INRA et auteur d’un essai « Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle » paru aux éditions la découverte. © DR
Aujourd’hui, la promotion de la viande in vitro par les défenseurs des animaux ouvre un vrai débat de société. Depuis le néolithique, l’homme élève des animaux pour s’en nourrir, en échange d’une relation de protection et des soins qu’il leur prodigue. Certes, l’élevage traditionnel a parfois cédé la place à l’insoutenable industrie de la production animale. Pour autant, Jocelyne Porcher, sociologue à l’INRA, s’alarme de la facilité avec laquelle les biotechnologies parviennent à faire accepter leurs techniques, avec le soutien inconditionnel des associations de protection animale. La viande in vitro est en effet loin d’être une solution absolue : elle ne fait que pousser la chaîne de production de la viande au point ultime de sa rentabilité qui est de parvenir à se passer purement et simplement des animaux, et par là, à faire « préférer le “vivant” industriel à la vie, c’est-à-dire le vivant sans la vie ». Selon elle, le retour à l’élevage traditionnel suffirait, pourtant, à résoudre les problèmes éthiques liés à l’approvisionnement en viande. Mais il ne servirait pas la croissance des industries des biotechnologies…