Selon une récente étude, 75 % des miels du monde sont contaminés par des néonicotinoïdes, une classe de molécules chimiques aux propriétés neurotoxiques. En vingt-cinq ans, ces produits sont devenus les insecticides les plus utilisés sur la planète et se retrouvent partout dans notre environnement. Contrairement à la plupart des autres insecticides qui sont épandus dans les champs en cas de présence de ravageurs, les néonicotinoïdes sont le plus souvent appliqués directement sur les semences, à titre préventif. Ils imprègnent ainsi la plante tout au long de sa vie. De nombreux travaux pointent du doigt leur responsabilité dans le déclin constaté des populations d’abeilles et autres pollinisateurs. Plusieurs pays cherchent désormais à les interdire sur leur sol. En France, après d’intenses négociations, le gouvernement a finalement décidé d’interdire, à compter du 1er septembre 2018, l’ensemble des néonicotinoïdes, avec des dérogations possibles jusqu’en 2020.

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© David Shutterland/Getty

Gros bourdon chez les abeilles

Les trois quarts des miels du monde contiennent des traces de néonicotinoïdes. Tel est le résultat d’une analyse de quelque 200 pots de miel par une équipe franco-suisse (1). Les contaminations les plus fréquentes et les plus élevées se retrouvent dans les miels d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie. Dans près de la moitié des cas, les concentrations dépassent le seuil minimum connu pour engendrer des effets négatifs chez les abeilles, diminuant ainsi leurs capacités d’apprentissage et de butinage. Les concentrations mesurées restent toutefois très largement en dessous des niveaux autorisés pour la consommation humaine.

(1) Science,6 octobre 2017

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Sources : Sciences, 6 octobre 2017, Environ.Sci. Polut. Res. , 5 nov. 2017, "Alerte aux néonicotinoïdes dans nos assiettes !", 2013.

Au commencement était la nicotine

Plus connus sous leurs noms commerciaux (Cruiser, Poncho, Gaucho), les néonicotinoïdes agissent sur le système nerveux central des insectes.

Comme leur nom l’indique, les néonicotinoïdes sont de nouvelles molécules analogues à la nicotine. « L’effet insecticide » de la nicotine contenue dans les feuilles de tabac est connu depuis le xviie siècle. Des chimistes ont amélioré sa capacité de nuire aux insectes en y ajoutant un atome de chlore, qui empêche une métabolisation rapide par l’organisme. Résultat : les néonicotinoïdes se fixent sur les mêmes récepteurs du système nerveux central que la nicotine, mais alors que cette dernière est dégradée en quelques heures, ils y restent fixés de manière irréversible. Ils entraînent chez les insectes exposés une excitation permanente des cellules nerveuses (neurones) et donc des modifications comportementales, une baisse de la fertilité, un affaiblissement du système immunitaire, voire une paralysie conduisant à la mort. Mis sur le marché au début des années 1990, ces insecticides sont les plus utilisés au monde. Ils enrobent souvent les semences (maïs, tournesol, betterave…), mais peuvent aussi être épandus, par exemple dans les champs de colza ou sur les arbres fruitiers. Dans tous les cas, ces insecticides sont dits « systémiques » : absorbés par la plante, ils sont transportés par le système vasculaire vers les racines, les feuilles, les fleurs et même le pollen ou le nectar. Or cet effet dure tout au long de la croissance de la plante, si bien qu’à tout moment, si un insecte s’aventure à la grignoter, il se trouve exposé aux effets toxiques de l’insecticide.

Insectes volants : chronique annoncée d’une disparition ?

En près de trente ans, l’Allemagne a vu sa population d’insectes volants chuter de plus de 75 % (1). Cet effondrement a été mis en évidence grâce à un suivi des quantités d’insectes dans 63 aires protégées du pays depuis 1989, à l’aide de tentes dites Malaise (photo). En cause : les modifications des paysages, l’exploitation agricole accrue, le changement climatique… et les insecticides. Ce résultat est particulièrement inquiétant au regard du rôle des pollinisateurs dans la reproduction des plantes sauvages et même dans la production agricole : en moyenne, les rendements augmentent de 30 % lorsque plus de trois espèces de pollinisateurs butinent une même parcelle (2).

(1) PlosOne, 18 octobre 2017

(2) Science,22 janvier 2016

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©Xavier Desmier/Gamma-Rapho

Des effets toxiques au-delà des insectes

De plus en plus d’études montrent les effets dévastateurs des insecticides néonicotinoïdes sur les pollinisateurs, mais également sur d’autres animaux.

Pour leurs partisans, les néonicotinoïdes sont moins toxiques pour l’environnement que les autres insecticides. En effet, ils ciblent les récepteurs nicotiniques, lesquels sont plus nombreux chez les insectes que chez les mammifères ou les oiseaux, qui seraient ainsi épargnés. Ils sont efficaces même à très faibles doses. Et ils sont rarement épandus, ce qui est censé limiter leur dissémination dans l’environnement. En réalité, ces produits présentent les défauts de leurs qualités. Afin qu’ils puissent être transportés par la sève de la plante, ils sont solubles et se retrouvent ainsi dans les eaux de ruissellement, les rivières et les nappes phréatiques. En outre, les plantes sont entièrement, et durablement, imbibées de ces neurotoxiques dont le goût attire toutes les familles d’insectes : les ravageurs des plantes, mais aussi les abeilles, les coccinelles, les papillons, etc. Enfin, leur dose létale est plusieurs milliers de fois inférieure à celle des autres insecticides. Ainsi, en laboratoire, l’ingestion chronique de néonicotinoïdes — dans une proportion équivalente à celle présente dans les plantes traitées — entraîne la mort de la moitié des abeilles en 30 jours seulement (1). Même aux doses les plus infimes, les études révèlent des effets délétères sur les insectes exposés de manière constante. Enfin, contrairement à ce qu’ont longtemps affirmé leurs défenseurs, ces insecticides affectent d’autres animaux : vers de terre, fourmis, mollusques, poissons, reptiles, grenouilles, oiseaux, rats, souris, lapins… (2).

(1) Science, 14 novembre 2014

(2) Environ Sci Pollut Res, 9 novembre 2017

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©A. Varma/National Geographic Creative

Des tests toxicologiques inadaptés

Sous serre et en laboratoire, les expériences montrent les effets délétères des néonicotinoïdes sur les capacités de communication et d’apprentissage, la prise alimentaire, la locomotion, l’immunité et la fertilité des abeilles, même à très faibles doses. Or les tests toxicologiques réglementaires réalisés en vue de l’homologation des produits ne prennent pas en compte les effets chroniques de ces faibles concentrations : ils se concentrent sur la toxicité aiguë des produits sur de courtes périodes.

Quels effets sur la santé humaine ?

Plus d’un quart de siècle après leur mise sur le marché, on manque encore d’études sur la toxicité de ces insecticides pour l’être humain. Très peu d’études évaluent les effets des néonicotinoïdes sur la santé humaine.

L’analyse de l’ensemble des publications scientifiques entre 2005 et 2015 n’en a en effet repéré que huit (1). Quatre études pointent les conséquences potentielles développementales ou neurologiques d’une exposition chronique à faibles doses : malformation congénitale du coeur (tétralogie de Fallot), anencéphalie (absence partielle ou totale de cerveau et de crâne à la naissance), augmentation du risque d’autisme et de troubles musculaires, dégradation de la mémoire. Des effets morbides contestés par les fabricants mais reconnus par l’Autorité européenne de sécurité des aliments qui a déclaré, en 2013, que « deux néonicotinoïdes, l’acétamipride et l’imidaclopride, pouvaient avoir une incidence sur le développement du système nerveux humain ». Chez l’animal, les études montrent que certains de ces produits agiraient comme perturbateurs endocriniens ou pourraient être cancérigènes (2). Dès 2002, l’Agence américaine de protection de l’environnement a d’ailleurs classé le thiaclopride en catégorie 2 (substances suspectées d’être cancérigènes pour les humains). Alors que 100 % des fruits et légumes (sauf les nectarines et les tomates) contiennent au moins une trace de néonicotinoïdes aux États-Unis (3) et que 90 % des Japonais testés en 2014 étaient positifs à quatre néonicotinoïdes (4), on ignore toujours leur impact réel sur notre santé.

(1) Environ Health Perspect, février 2017

(2) Environ Sci Pollut Res, 9 novembre 2017

(3) J Agric Food Chem., 16 juin 2014

(4) J Occup Health, 5 novembre 2014

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Sources : UNAF (Union nationale de l’apiculture française) ; UIPP (Union des industriels de la protection des plantes) Infographie : Julien Tredan-Turini

Le feuilleton de l’interdiction

Entre le monde agrochimique qui promeut leur usage et les apiculteurs ou les écologistes qui demandent leur interdiction, la bataille reste rude.

Prenant acte de la multiplication d’études à charge pour les néonicotinoïdes, la Commission européenne décrète un moratoire partiel en 2013. Trois molécules (1) sont ainsi interdites sur la plupart des cultures mais restent autorisées pour traiter les betteraves, certaines céréales d’hiver (blé tendre, orge fourragère) et les cultures sous serre – moins accessibles aux pollinisateurs. Cette décision, censée être provisoire le temps pour les États membres de l’Union européenne de légiférer, durera cinq ans. Le Corporate Europe Observatory a enquêté sur l’influence des fabricants (notamment Syngenta et Bayer) dans cette longue attente de décision. Outre les pressions exercées sur les commissaires européens, plus de la moitié des chercheurs membres des groupes de travail sur les néonicotinoïdes connaissaient un conflit d’intérêts (2). Mais en avril 2018, un nouveau vote a lieu à l’issue duquel les États membres décident de prolonger ce moratoire et de le généraliser à toutes les cultures de plein champ. Seul l’usage sous serre reste autorisé. En France, le gouvernement a décidé d’interdire, à compter du 1er septembre 2018, tous les insecticides et semences contenant une ou plusieurs substances actives de la famille des néonicotinoïdes. Un amendement voté en avril 2018 étend cette interdiction à l’ensemble des substances chimiques possédant des modes d’action identiques : les analogues de néonicotinoïdes qui étaient sur le point de prendre la relève sont donc également concernés par cette décision. Des dérogations sont toutefois possibles jusqu’en 2020.

(1) L’imidaclopride, la clothianidine et le thiaméthoxam

(2) La fabrique du mensonge, Stéphane Foucart, Ed. Denoël, 2013

Quelles alternatives en agriculture ?

Il est sans doute possible de se passer des néonicotinoïdes sans que la productivité ni le revenu des agriculteurs s’en trouvent affectés.

Les néonicotinoïdes sont utilisés de manière préventive pour éviter l’attaque des parcelles par les insectes ravageurs. « C’est un peu comme si on utilisait des antibiotiques en prévention », explique Jean-Marc Bonmatin, chimiste et toxicologue au Centre de biophysique moléculaire (CNRS). Pour limiter l’usage des néonicotinoïdes, une première solution consisterait à ne les utiliser qu’en cas de besoin : non plus en enrobant les semences, mais en pulvérisant les champs attaqués par les ravageurs. Soit, par exemple, moins de 5 % des parcelles de maïs en Europe (1). Autre solution, la rotation des cultures. Ainsi, la chrysomèle, l’un des principaux ravageurs du maïs, pond ses oeufs dans le sol et ne se multiplie l’année suivante que si du maïs est de nouveau planté sur la même parcelle : en changeant de culture, on empêche son développement. L’utilisation de filets ou de pièges à phéromones permettent aussi de diminuer les attaques d’insectes (2). Selon l’Anses, des alternatives non chimiques existent pour 78 % des usages agricoles de néonicotinoïdes (3). Enfin, une expérience menée en Italie suggère une alternative d’ordre socioéconomique. Depuis 2014, plusieurs dizaines de maïsiculteurs versent chaque année entre 3 et 5 euros par hectare à un fonds mutualisé, « soit entre sept et dix fois moins que la somme nécessaire pour barder l’hectare de maïs d’une armure chimique », précise l’agronome italien Lorenzo Furlan. Ce fonds permet d’indemniser les agriculteurs dont l’exploitation est attaquée par des insectes.

(1) Environ Sci Pollut Res, 3 octobre 2014

(2) Environ Sci Pollut Res, mars 2018

(3) Rapport Anses, 30 avril 2018

Des effets discutables sur la productivité

« Les agriculteurs pourraient voir leurs récoltes chuter de 15 à 40 % en fonction des cultures », a déclaré l’agrochimiste Bayer en réaction à l’interdiction des néonicotinoïdes par le gouvernement français. Une affirmation qui reste à démontrer. D’ailleurs, auc une baisse de rendement n’a été constatée en Europe après l’instauration du moratoire partiel de 2013. Mieux : la production de graines oléagineuses (colza, tournesol, soja…) a affiché un taux record en 2014. En outre, certaines études montrent que le coût des insecticides grève la rentabilité financière des exploitations.

Sources : EPA; EEA; Journal of Applied Ecology, 13 juin 2013; Environ Sci Pollut Res, mars 2018

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Quels sont les problèmes posés par l’homologation des néonicotinoïdes ?

L’analyse de Jean-Marc Bonmatin, chimiste et toxicologue au Centre de biophysique moléculaire (Orléans, CNRS).

Durée : 1 min 10

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©C. Nuridsany & M. Perennou/SPL/Cosmos

L’efficacité de la lutte biologique

La lutte biologique consiste à utiliser les ennemis naturels des espèces nuisibles pour limiter voire prévenir leurs dégâts. Il peut s’agir d’insectes (les coccinelles dévorent les pucerons), de bactéries (Bacillus thuringiensis s’attaque aux larves de la spongieuse, une chenille ravageuse d’arbres) ou de champignons (Beauveria bassiana tue par exemple les acariens). D’après une étude menée en France sur 120 000 hectares de maïs, l’utilisation du trichogramme, un insecte parasite de la pyrale du maïs, est aussi efficace que l’épandage d’insecticides chimiques en cas d’infestation moyenne (1). Toutefois, cette technique comporte certains risques, comme la prolifération de ces espèces.

(1) Données Inra/Biotop