La longue course des sportives vers l’égalité
Les femmes sont-elles des sportifs comme les autres ? Assurément non. Peu étudiées à ce jour par les sciences du sport, elles ne bénéficient pas d’une reconnaissance ni d’une visibilité égales aux hommes.
Enquête de Lise Barneoud - Publié le
Femmes et sport, un siècle de combats
Pour la première fois dans l’histoire, les Jeux olympiques de Paris 2024 accueillent autant de sportives que de sportifs. L’emblème de l’événement est d’ailleurs un visage de femme à l’intérieur d’une médaille d’or. Cette valorisation inédite des sportives reflète un mouvement social plus large : « Il n’y a jamais eu autant de femmes sportives qu’aujourd’hui », se félicite l’historienne Cécile Ottogalli. Plusieurs facteurs expliquent une telle dynamique : le succès des politiques publiques en faveur du sport féminin, les injonctions à pratiquer une activité physique durant la scolarité ou l’attention croissante des femmes à leur état de santé. L’aboutissement d’une route très longue : lors des Jeux parisiens de 1900, seuls 2 % des athlètes en lice étaient des femmes ! À l’époque, elles ne sont autorisées à concourir que dans cinq disciplines : le tennis, la voile, le croquet, l’équitation et le golf. Pierre de Coubertin, le fondateur des Jeux modernes, considérait en effet que le rôle des femmes était « avant tout de couronner les vainqueurs ». Quelque 125 ans plus tard, la parité est certes atteinte en termes de participation. Mais elle dissimule des inégalités persistantes dans les pratiques, le financement des sports, la médiatisation et la représentation des femmes parmi les encadrants et les dirigeants des instances sportives. « L’infériorité des femmes dans le sport reste une croyance tenace », insiste Cécile Ottogalli, qui relève que dans certaines régions du monde, comme en Afghanistan, où les talibans interdisent le sport aux femmes, la résistance aux pratiques sportives féminines s’accroît même : « Dans ce domaine, rien n’est jamais acquis ».
Les premiers Jeux féminins, une histoire française
Athlète aux multiples talents (aviron, natation, hockey sur gazon), Alice Milliat (1884-1957) est l’une des fondatrices, en 1917, de la Fédération des sociétés féminines sportives de France. Confrontée au refus du Comité international olympique d’inclure des épreuves féminines en athlétisme, elle organise en 1922 les premiers Jeux mondiaux féminins. Quatre autres éditions seront organisées jusqu’en 1934, réunissant plus d’une quinzaine de pays, 250 athlètes et des milliers de spectateurs. Ce succès finit par porter ses fruits : en 1928, les femmes sont invitées à prendre part à certaines épreuves d’athlétisme des JO. Mais ce n’est qu’en 1984 qu’elles pourront concourir à l’épreuve du marathon !
Les sportives, longtemps négligées par la science
Les femmes sont systématiquement sous-représentées dans les sciences du sport : à peine 9 % des études publiées entre 2017 et 2021 leur étaient exclusivement consacrées, contre 71 % pour les hommes. Autrement dit, les connaissances sur la performance physique et leurs applications en termes d’entraînement ou de nutrition sont avant tout conçues pour les hommes. Afin de corriger ce déséquilibre, plusieurs projets de recherche s’intéressent aujourd’hui aux sportives françaises, qui décrochent statistiquement moins de médailles que les hommes sur la scène internationale. Premier objectif : analyser l’influence des variations hormonales sur la performance. « Il existe une fenêtre temporelle optimale, bien souvent lors de la montée des hormones après les règles, où les sportives peuvent supporter des charges d’entraînement plus intenses. Mais cette fenêtre est propre à chaque athlète », résume Juliana Antero, responsable du projet Empow’Her à l’Insep. À terme, il s’agira donc de trouver comment adapter au mieux l’entraînement en fonction du cycle menstruel. D’autres recherches, conduites aux États-Unis, ont montré que chez les jeunes sportives, le faible poids s’avère contreproductif dans les épreuves d’endurance : l’inverse de ce que l’on observe chez les hommes. Enfin, certaines blessures affectent davantage les sportives, comme la rupture des ligaments croisés. Lié à l’anatomie et aux hormones féminines, qui accroissent la laxité des ligaments, ce risque supplémentaire peut être limité grâce à un renforcement musculaire adapté.
Sport et maternité, c’est possible !
Plus de 60 % des sportives françaises jugent difficile de devenir mère durant leur carrière. Pourtant, avec un bon accompagnement, il est possible de retrouver son meilleur niveau après l’accouchement. Mieux : la grossesse aurait des effets physiologiques bénéfiques. Ainsi, les femmes voient leur volume sanguin augmenter dès la cinquième semaine de grossesse, ce qui se traduit par une augmentation de 10 à 30 % de la quantité maximum d’oxygène utilisé par l’organisme (la VO2 max). Et ce bénéfice, très utile dans les sports d’endurance, peut perdurer jusqu’à un an post-accouchement ! D’autres effets positifs sont rapportés, psychologiques entre autres : sérénité, persévérance…
Moins performantes, vraiment ?
Depuis que les femmes ont accès aux compétitions internationales, les écarts de performances entre les deux sexes se sont réduits. Pour autant, depuis les années 1980, cet écart stagne. Dans les disciplines quantifiables, comme l’athlétisme ou la natation, les records féminins sont en moyenne 10 % inférieurs à ceux des hommes. Et plus une discipline requiert de force, en particulier du haut du corps, plus l’écart s’accroît. Statistiquement, les hommes possèdent en effet une masse musculaire supérieure à celle des femmes, en raison de leur production plus importante de testostérone, une hormone qui stimule l’hypertrophie musculaire. Les hommes disposent aussi d’un avantage biologique en endurance. En effet, leur taux de globules rouges dépasse celui des femmes ; et leur cœur, plus volumineux, apporte davantage d’oxygène à leurs muscles. En revanche, « plus l’effort est prolongé, plus l’écart se réduit », indique le physiologiste Guillaume Millet. Les muscles des femmes résistent mieux à la fatigue grâce à un pourcentage plus élevé de fibres dites « lentes », adaptées aux efforts longs. En outre, elles tirent une part comparativement plus grande de leur énergie des substrats lipidiques : « un avantage pour les épreuves d’ultra-endurance, car cela permet d’économiser les stocks de glucides et de protéines corporels », précise-t-il. Ces dernières années, plusieurs épreuves mixtes d’ultra-endurance ont ainsi été remportées par des femmes, à l’instar de l’Américaine Courtney Dauwalter sur des trails de plus de 100 kilomètres ou de l’Allemande Fiona Kolbinger sur une course cycliste de 4000 km.
Dégenrer les tenues
1500 euros, c’est l’amende infligée à l’équipe norvégienne de beach handball en 2021 pour avoir disputé un match en short lors du championnat européen (photo). Modifié quelques mois plus tard, le règlement imposait en effet le port d’une tenue bikini. Un siècle plus tôt, les femmes devaient obéir à l’injonction inverse : ne surtout pas montrer leur corps ! En 1907, la nageuse australienne Annette Kellermann était ainsi arrêtée pour « indécence » lors d’un entraînement en combinaison moulante sur une plage de Boston. C’est dans les années 1960 que s’opère le virage, avec la médiatisation du sport. Mais l’injonction « sexy » imposée aux sportives est aujourd’hui remise en cause.
Dégenrer les installations
En France, moins de 2 % des installations sportives portent des noms de femmes. Or l’égalité passe aussi par la visibilité. D’où la création du label « Terre de Jeux 2024 », pour l’obtention duquel 70 collectivités se sont engagées à donner à leurs complexes sportifs le nom de personnalités féminines. Mais rebaptiser les structures existantes ne suffira pas, il faudrait aussi les destiner à un usage féminin : city-stades plus multisports, mieux éclairés et promus auprès des filles. Il reste du chemin à parcourir : « 75 % des budgets publics consacrés aux loisirs et aux sports sont consommés au bénéfice des garçons », indique Yves Raibaud, géographe du genre.
Une transgenre interdite de JO
Lia Thomas est née homme. En 2019, elle entame une transition de genre, suit un traitement hormonal pour réduire sa production de testostérone et entre en catégorie féminine de natation, où elle s’impose bientôt sur tous les podiums. Forte d’une constitution masculine et au prix d’une injustice envers les autres nageuses ? La polémique est telle qu’en 2022, la Fédération internationale de natation adopte de nouvelles règles : les nageuses ayant entamé une transition après la puberté sont interdites de compétition, car elles bénéficieraient « d’avantages injustes ». Lia Thomas ne pourra donc pas participer aux Jeux de Paris. D’autres fédérations ont pris des décisions comparables : athlétisme, cyclisme et même échecs.
Trop masculine pour concourir ?
Dès le début des compétitions a été soulevée la question de la féminité des sportives. Vis-à-vis de leur tenue, d’abord, avec l’interdiction de porter des vêtements masculins. Vis-à-vis de leur apparence, ensuite, avec la crainte d’une « virilisation » des femmes. Surgit enfin une controverse sur l’identification des « vraies femmes ». Sous couvert d’égalité des chances, les instances organisatrices des JO imposent des tests de féminité en 1936, d’abord basés sur des examens gynécologiques, puis par des analyses chromosomiques et, enfin, génétiques. Résultat : les cas de triche – des hommes déguisés en femmes – sont rarissimes. En revanche, plus d’une dizaine d’athlètes se retrouvent exclues, car nées avec des caractères sexuels (génitaux ou chromosomiques) atypiques. Ces situations d’intersexe sont rares dans la population générale, un peu moins dans le sport : parmi les élites, environ 7 femmes sur 1000 seraient concernées. En 1988, des chercheurs démontrent que dans certains cas, cette biologie particulière n’entraîne même pas d’avantage physique. D’où un changement de cap en 2000 : désormais, on procède à des dosages de la testostérone dans les disciplines où l’on estime que cette hormone procure un avantage. Toutefois, aucun consensus n’existe sur le seuil au-delà duquel les sportives doivent être exclues : au cours du temps, et selon les fédérations, il oscille entre 10,5 et 2,5 nmol/litre de sang. Surtout, une autre question demeure sans réponse : pourquoi viser uniquement la testostérone chez les femmes alors que d’autres variations naturelles (la taille, le taux de globules rouges, la qualité des fibres musculaires…) procurent de clairs avantages physiques, y compris chez les hommes ?
Vers des sports mixtes ?
C’est un record : 20 épreuves mixtes au programme des JO de Paris, contre 9 à Rio en 2016 ! Cette tendance à une mixité accrue marque aussi la création de nouveaux sports, comme le korfball, l’ultimate ou le touch rugby. Toutefois, mixité ne signifie pas égalité, soulignent de nombreux travaux de sociologie. « Il faut une mixité réfléchie pour ne pas renvoyer les femmes à des fonctions spécifiques stéréotypées », indique Cécile Ottogalli. Éviter ainsi que les hommes ne monopolisent le ballon, reléguant leurs partenaires féminins à de la figuration. Parmi les éléments identifiés par les chercheurs pour une mixité efficace : des consignes inclusives, un arbitrage égalitaire et un roulement des rôles occupés par les participants.
Un combat qui n’est pas terminé
Synonyme d’émancipation physique, sociale et psychique, vecteur d’estime et de confiance en soi, le sport constitue un puissant levier de promotion de l’égalité des genres et d’autonomisation des femmes. En un siècle, les femmes ont en effet investi toutes les disciplines, atteint tous les niveaux de compétitions. Mais le monde du sport, comme le monde du travail en général, reste marqué par des inégalités de traitements et de reconnaissance. Salaire des sportives professionnelles, sponsors, médiatisation : les inégalités restent flagrantes. Elles se déclinent aussi dans l’équipement, l’encadrement, les terrains de jeu, les horaires des rencontres. Sans parler des situations de harcèlement et violences sexuelles : selon le rapport de la Commission d’enquête sur les fédérations françaises, rendu public en janvier 2024, les taux d’exposition des sportifs aux violences sexuelles sont deux fois supérieurs à la moyenne nationale et 73 % des victimes sont des femmes. Pour aller plus loin, il faudrait donc qu’un féminisme sportif émerge, estime la sociologue Béatrice Barbusse, première femme à avoir présidé un club professionnel masculin en France (l’US Ivry handball). Pour l’heure, les figures féministes restent rares parmi les sportives. En 2022, au terme d’une longue bataille médiatique et juridique, la footballeuse américaine Megan Rapinoe (Ballon d’Or 2019) avait finalement obtenu une égalité salariale entre les équipes féminines et masculines de la Fédération américaine de football. Dans le marathon féminin pour l’égalité, la ligne d’arrivée reste loin devant.
