Sargasses : la grande invasion
Les sargasses, autrefois rares, envahissent désormais les rives des Caraïbes. Nauséabondes et toxiques, elles posent des défis sanitaires, environnementaux et économiques.
Enquête de Marie Brière de la Hosseraye - Publié le
Les sargasses, nouveau fléau des Caraïbes
C’est une invasion qui empoisonne les Caraïbes : des masses d’algues brunes, connues sous le nom de sargasses, s’échouent sur le littoral par vagues successives. Un phénomène difficile à enrayer et qui évoque celui des algues vertes en Bretagne, quoique leurs causes et conséquences diffèrent. Si ces végétaux existent depuis 30 millions d’années, ils ne posent problème que depuis une dizaine d’années, en atteignant les côtes. Leur prolifération s’amplifie jusqu’au cœur de l’océan Atlantique. C’est là qu’on retrouve la grande ceinture de sargasses, qui s’étire sur plus de 8000 kilomètres, soit huit fois la longueur de la France. En 2018, année record, la ceinture hébergeait 20 millions de tonnes d’algues, une masse équivalente à celle de 200 porte-avions ! Une année noire pour les Antilles, les côtes de la Floride et du Mexique, dont les lagons aux eaux bleu-turquoise ont alors viré au brun. Les échouements massifs ont entraîné cette année-là la fermeture de plusieurs ports et écoles dans les Antilles. La dégradation des algues libère en effet des gaz toxiques à l’odeur pestilentielle qui incommodent la population locale et font fuir les vacanciers, outre qu’ils exposent les sols à des métaux lourds toxiques pour l’Homme et l’écosystème. Entre décembre 2022 et janvier 2023, la quantité d’algues au large des Caraïbes a doublé : un rythme inédit laissant présager des échouements record. Les arrivages se sont finalement avérés moins spectaculaires en 2023 qu’en 2018, mais la récurrence du phénomène ne laisse d’autre choix aux régions concernées que de chercher les moyens de s’adapter.
Des algues brunes présentes 6 mois sur 12
Il y a dix ans, les sargasses parvenaient jusqu’au littoral deux mois par an tout au plus. Aujourd’hui, elles sont présentes la majeure partie de l’année, parfois de février à octobre. Les communes concernées s’efforcent de les ramasser le plus rapidement possible, avant que les sargasses ne s’accumulent et ne se putréfient près des lieux de vie ou des commerces. En 2022, la France a adopté un « plan Sargasses » de 36 millions d’euros, dont 9 millions destinés à la recherche et 27 millions à la surveillance et la lutte contre les échouements, en développant les barrages, la collecte et le stockage. En 2018, année record, le seul nettoyage avait coûté aux Caraïbes près de 120 millions de dollars.
Le périple des sargasses
Une menace pour la santé humaine
Pour les riverains vivant près des plages, les sargasses échouées constituent une menace sanitaire. Les émanations issues de leur putréfaction peuvent en effet déclencher maux de tête, nausées ou vomissements. En cause, notamment, deux gaz neurotoxiques : l’ammoniac et l’hydrogène sulfuré (H2S), aisément reconnaissable à son odeur d’œuf pourri. C’est aussi ce gaz qui est mis en cause dans les décès et malaises liés aux algues vertes en Bretagne. Même à faibles doses, il irrite les yeux et les poumons, surtout chez les individus les plus fragiles, enfants et personnes âgées. Quand la durée d’exposition ou la concentration de gaz dans l’air augmentent, l’intoxication, plus sévère, peut provoquer des problèmes neurologiques ou cardiaques. En bord de mer, le gaz se dilue généralement dans l’air. Mais quand les échouements deviennent massifs et que la concentration de H2S dépasse le seuil de 5 ppm (parties par million), les autorités publiques recommandent vivement de ne pas se rendre dans les zones à risque et de ne pas se placer sous le vent des émissions. On ignore cependant les conséquences d’une exposition chronique à faibles doses : celle subie par les riverains proches des plages où les algues s’accumulent. Aucune étude n’a encore été consacrée à l’évaluation de l’impact à long terme d’une exposition annuelle. Le sujet mérite pourtant d’être étudié. En 2022, une étude du CHU de Martinique a en effet révélé que les femmes enceintes résidant à moins de 2 km des zones d’échouage des sargasses avaient un risque de prééclampsie plus précoce, durant leur grossesse, que les femmes moins exposées. Or cette pathologie liée à l’hypertension artérielle augmente le risque de prématurité.
Anatomie d’une algue pélagique
Les sargasses sont des algues brunes dites pélagiques : elles vivent en pleine mer, sans nécessité de débuter leur cycle de vie ancrées au sol marin. De petites poches de gaz, les pneumatocystes, leur permettent de flotter à la surface. Quand elles se décrochent, les algues coulent. Leur reproduction a lieu par fragmentation végétative : un morceau coupé donne naissance à un nouvel individu. Cela rend d’ailleurs illusoire un broyage en pleine mer pour se débarrasser des sargasses. S’il existe des centaines de sortes de sargasses, trois seulement ont été identifiées dans les Antilles. Trois clones géants s’étendraient donc sur des milliers de km2. Mais leur mode de croissance reste mal compris.
Des algues chargées en métaux lourds
Comme toutes les algues, les sargasses captent et accumulent les composés chimiques dont elles croisent la route. Elles se chargent ainsi d’arsenic, une substance toxique, et de cadmium, une substance cancérigène et mutagène. Aux Antilles, certains lots sont même contaminés au chlordécone, cet insecticide longtemps épandu sur les bananeraies et présent désormais dans les eaux de la région. Or une fois échouées, les sargasses sont ramassées avant d’être entreposées dans des zones de stockage, le plus souvent à l’arrière des plages, où elles se dégradent rapidement. Ces déchets verts libèrent alors leur odeur, mais pas seulement : ils relâchent aussi des métaux lourds. Financée par l’Ademe, une étude du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), le service géologique national, révélait ainsi en 2020 que les « jus » noirs s’écoulant des sargasses décomposées pouvaient avoir une concentration en arsenic largement supérieure aux seuils réglementaires. La plupart des sites expertisés dépasse ces normes, que ce soit dans les eaux souterraines ou en surface. En outre, le sel contenu dans les algues impacte aussi l’environnement des sites de stockage. Tous ces polluants se déversent ensuite dans les nappes phréatiques. Ce n’est pas tout. Actuellement, les sargasses sont parfois utilisées comme engrais ou compost. Les autorités déconseillent désormais aux agriculteurs de les utiliser comme fertilisants naturels, car ces polluants s’infiltrent aisément dans les plantes par les racines. Cela étant, les outils réglementaires font encore défaut pour gérer les dépôts de sargasses et les risques de pollution associés.
En mer, à terre, de l’abri à l’obstacle
En pleine mer, les algues forment des îles à la dérive, d’où leur surnom de « forêt tropicale flottante ». Pour cause, ces vastes radeaux servent de nurserie à des centaines d’espèces de poissons. Même les anguilles européennes migrent jusqu’à eux pour s’y reproduire. Aux jeunes tortues qui s’y cachent, ces radeaux fournissent à la fois abri et garde-manger mobiles. En revanche, la densité des bancs sur les côtes peut asphyxier les herbiers marins, en coupant la lumière du soleil. Les vagues d’algues brunes de 2018 auraient ainsi contribué au blanchiment des coraux. Sur les plages, les amas obstruent également les lieux de ponte des tortues marines et entravent la course des petits vers l’océan.
Les causes inexpliquées de la prolifération
Parmi les nombreuses questions que soulève la prolifération de ces végétaux invasifs, il en est une pour laquelle le mystère reste entier. Pourquoi les sargasses se sont-elles autant plu dans l’Atlantique tropical ? La piste d’un apport de nutriments par les fleuves Amazone et Congo a longtemps été privilégiée. Chaque jour, leurs eaux sont polluées par les engrais utilisés en agriculture intensive et les sols locaux, érodés par la déforestation, ne sont plus en capacité d’absorber le surplus d’intrants chimiques. Cette pollution génère un afflux de phosphate et de nitrate dans les eaux fluviales, qui s’écoulent ensuite dans la mer, où ils stimulent la croissance des plantes marines. De fait, la quantité d’azote dans les échantillons d’algues a augmenté de 35 % entre 1983 et 2019, d’après une étude américaine de 2021 publiée dans Nature Communications. Une étude publique française du projet Foresea (Funding Ocean Renewable Energy through Strategic European Action) semble toutefois invalider cette hypothèse, car seuls 10 % de la biomasse de sargasses se trouve sur la trajectoire des eaux fluviales. De plus, aucun pic majeur de phosphore venant de l’Amazone n’a été observé pendant les années record d’échouements, en 2015 et 2018. Si la pollution de ces fleuves est bien réelle, leur rôle dans la prolifération des algues brunes serait donc mineur. Seules de nouvelles études permettront de mieux comprendre le phénomène. Dans tous les cas, la croissance des algues est optimale quand la température des eaux de surface oscille entre 28 °C et 31 °C. En réchauffant les océans, le changement climatique pourrait donc aggraver la reproduction des sargasses.
Mobilisation générale sur les plages touristiques
Les sargasses constituent un très lourd fardeau pour l’ensemble des Caraïbes, dont les plages paradisiaques et les eaux cristallines sont habituellement très appréciées des touristes. Dans l’État du Quintana Roo, au Mexique, le tourisme représente 80 % de l’activité économique ! Certes, les hôteliers embauchent des « brigades » de ramassage, mais en cas d’afflux massif, le nettoyage ne suffit pas. En République dominicaine, dans le canton de Boca Chica durement affecté par les échouements, le tourisme a ainsi chuté de 85 % entre mai et juin 2023.
Des barrages flottants pour freiner l’échouage
Pour empêcher les algues brunes de s’échouer sur les rivages, la commune du François, en Martinique, a installé 3 kilomètres de filets le long de ses côtes. Un bateau, le Sargator, se charge d’extraire les herbes marines de l’eau, les sécher puis les relarguer plus au large, où elles coulent. Une solution expérimentale dont les effets sur l’écosystème des fonds marins n’ont pas été étudiés. Ces barrages flottants aux larges filets permettant un ramassage en mer se retrouvent dans l’ensemble des Caraïbes. Un autre dispositif existe : un barrage, rigide et moins coûteux qui dévie le flux des algues jusqu’à un rivage éloigné, pour une collecte hors des plages fréquentées.
Vivre avec les sargasses
Pour les chercheurs comme pour les habitants, une conclusion s’impose : les Caraïbes doivent apprendre à vivre avec les sargasses, car celles-ci sont là pour rester. Avec deux priorités : accélérer les collectes en limitant les risques pour l’environnement et l’Homme ; et tirer un meilleur profit de cette biomasse disponible en quantité. Pour le moment, certaines communes manquent encore d’argent pour collecter la totalité des algues, ou recourent à des pelleteuses qui érodent les plages en retirant du sable avec les sargasses. À ce jour, aucune solution idéale de ramassage n’existe. La transformation des sargasses permettrait pourtant de valoriser cette énorme biomasse. De nombreuses pistes sont d’ailleurs en cours d’expérimentation. En Jamaïque, on cherche à transformer la sargasse en charbon ; aux Antilles, on tente l’engrais ; en Bretagne, les initiatives de bio-plastique se multiplient. En Guadeloupe, les scientifiques cherchent à transformer les algues en charbon actif pour séquestrer dans les sols les polluants comme le chlordécone. Encore faut-il tenir compte d’une contrainte majeure : ces végétaux marins sont saisonniers. En outre, leurs échouements ne sont pas prévus avec une précision suffisante pour constituer une matière première viable aux mains des entrepreneurs. Il faudrait, pour cela, pouvoir disposer d’algues fraîches en quantités régulières, et donc d’une méthode de collecte proche des côtes efficace. Une fois les projets porteurs identifiés, il faudra encourager leur développement à grande échelle. Le chemin de la valorisation reste semé d’embûches.
La construction relève le défi de la valorisation
Au Mexique, les sargasses servent à fabriquer des briques ; l’entreprise Sargablock en produit près de 1 000 par jour. Elle a été fondée par Omar Sanchez, jusque-là membre des équipes de nettoyage chargées de collecter les algues quotidiennement devant les hôtels. Le biomatériau qu’il a mis au point est composé à 40 % de sargasses, le reste provenant d’autres matières organiques. La première maison construite de cette manière a utilisé plus de 2150 blocs, soit 20 tonnes de sargasses. Et elle s’avère résistante aux intempéries et aux ouragans de la région. En Bretagne, l’entreprise Terre d’algues développe également des briques pour le BTP.
Bouées et satellites à la rescousse
Comment améliorer la prédiction des échouages dans le futur ? Ces informations sont essentielles pour anticiper les afflux et donc les besoins de collecte. Mais pas simple de modéliser et prévoir les quantités de sargasses plusieurs mois à l’avance : il faut prendre en compte la complexité des courants, la croissance ou la mortalité des algues. Ainsi, le simple recueil d’images satellites exhaustives, dans une région à forte couverture nuageuse, constitue un défi technique ! Aussi le projet français SargAlert cherche-t-il à développer des bouées équipées de caméras, capables de détecter les radeaux de sargasses passés inaperçus et d’évaluer leur profondeur sous l’eau.