Sargasses : comment ces algues invasives empoisonnent la Guadeloupe
D’immenses nappes d’algues brunes, appelées sargasses, s’échouent sur les plages de Guadeloupe. Capesterre-de-Marie-Galante, un petit village de pêche, est particulièrement touché, avec 40 % des échouements de l’archipel. Comment les habitants font-ils face à ce fléau sanitaire et environnemental ?
Ce reportage a obtenu le Trophée d’argent « Mers, Océans et milieux aquatiques » 2024.
Réalisation : Marie Brière de la Hosseraye
Production : Universcience
Année de production : 2023
Durée : 16min15
Accessibilité : sous-titres français
Sargasses : comment ces algues invasives empoisonnent la Guadeloupe
- Les sargasses, c'est pas la problématique de quelques personnes qui vivent sur la plage. Ça empuantit la Martinique, la Guadeloupe, il y a des villes qui vont perdre leurs habitants. Ça étouffe tous les massifs coralliens. Il va avoir des conséquences économiques, sanitaires, sociales. Ses collines de bananiers et de palmiers, sa brousse cactée, ses forêts tropicales sur une terre volcanique fertile où l'on croise des fougères arborescentes, la Guadeloupe est connue pour sa végétation luxuriante. Mais une espèce en particulier fait beaucoup parler d’elle... Et c'est aux plages paradisiaques, ces étendues de sable blanc habituellement prisées des touristes, qu’elle s’attaque. Voici la sargasse. Cette algue brune puante, aux substances toxiques, s’échoue sur le littoral en masse par vagues successives. Alors qu’il y a dix ans, elle se montrait parfois deux mois par an, elle est aujourd’hui présente la majorité de l’année. Quand les échouements s'intensifient, généralement entre mai et octobre, les algues s’accumulent sur les plages où elles pourrissent libérant au passage des gaz nauséabonds, mais surtout toxiques - comme l’H2S, l'hydrogène sulfuré, ou le NH3, l'ammoniaque. - Il y a des gens que je connais, qui souffrent de ça, qui font des malaises et personne ne s'occupe d'absolument rien. Personne, personne, personne. Jean Pierre est marin pêcheur depuis 1980 à Capesterre. Dans ce village de pêcheur situé sur l'ile de Marie-Galante en Guadeloupe, la situation est particulièrement préoccupante. La petite commune reçoit près de 40% des arrivages de sargasses de l'archipel. - Comme vous le voyez, il n'y a plus de corona, mais j'ai mon masque. Ils disent qu'il y a du gaz, que c'est toxique. Mais l'impact même, nous ne savons pas déjà, quel impact cela a sur nous, car ils disent que c'est toxique. Treize ans que je le respire ! Mais je suis bien obligé d'aller sur mon lieu de travail pour pouvoir travailler et payer tout ce que j'ai à payer. Si tu me dis de ne pas rester au bord de la mer, tu m'envoies où ? Mon métier est au bord de la mer... Nous avons une période touristique normalement qui fonctionne bien, les gens aiment venir sur Capesterre. Mais lorsque ce phénomène-là arrive, les gens ne viennent pas. Il y a un manque à gagner. Et demain matin, on sera obligé de mettre la clé sous la porte. Quand les sargasses affluent, le tourisme reflux, avec un double impact pour les entreprises du secteur. Non seulement le chiffre d'affaire baisse, mais les coûts augmentent. A cause du nettoyage des plages que certains restaurants ou hôtels côtiers effectuent eux-mêmes. Et c'est sans compter les frais de remplacement prématuré du matériel électronique. C'est ce à quoi fait face le restaurant Chez Coco, sur la plage de la Porte d'Enfer. Car les gaz émis par la décomposition des sargasses entraînent la corrosion des métaux au sein des habitations du littoral. - Ça fonctionne plus, là. On l'a perdu. Cet appareil-là peut tenir pendant dix ans globalement, mais là, chaque année, on est forcé de s'approvisionner à nouveau. - Depuis la première année, depuis 2011, on a commencé à avoir des dégradations comme ça au niveau des appareils. On attend les aides, mais sincèrement... - Ça n'arrive pas à la porte d'Enfer. Ça n'arrive pas jusqu'à nous. Les riverains parlent tous d'un point de bascule datant de 2011. Mais comment expliquer cette prolifération soudaine ? Ces végétaux existent pourtant depuis des milliers d'années. En haute mer, ces algues vivent sous formes de radeaux et flottent sur l'océan où elles forment un abri pour les tortues et les poissons. Déjà en 1492, Christophe Colomb décrivait celle qu'on nomme aujourd'hui la mer des Sargasses, cette zone où elles s'accumulent à cause du gyre de l'Atlantique Nord, un courant océanique circulaire. Selon l'hypothèse la plus probable, ce sont des vents inhabituellement forts à l'hiver 2010 qui auraient poussé les algues hors de leur zone habituelle. Et elles s'y sont plu. Suite à cet événement climatique extrême, leur territoire s’est élargi bien plus au sud, sur une ceinture s’étendant des Caraïbes jusqu'en Afrique de l’Ouest. Parmi les autres hypothèses, on trouve un autre facteur : la déforestation du fleuve Amazone qui se jette ensuite dans l'océan. - La déforestation engendre la mise à nu des sols agricoles, des terres qui vont relarguer dans la rivière et dans les eaux de ruissellement les sels nutritifs présents naturellement dans le sol, mais aussi les produits phytosanitaires qui sont utilisés en agriculture. Si les chercheurs considèrent que cela joue un rôle, il n’est pas prouvé que la prolifération des sargasses soient une conséquence directe de la déforestation en Amazonie ou en Afrique de l’Ouest. A l'échelle de l'océan, les liens de cause à effet sont complexes à identifier. Ce que l'on sait, c'est que des nutriments s'accumulent dans les radeaux et viennent booster leur croissance. D'après cette étude parue en octobre 2023, la nouvelle grande ceinture de sargasses contient davantage d'azote et de phosphore que la mer des Sargasses d'origine. Ces nutriments pourraient provenir de rejets industriels ou des épandages de fertilisants en agriculture. Il reste donc à comprendre d'où provient leur source, qu'elle soit océanique, fluviale, ou atmosphérique. En 2018, des échouements massifs avaient provoqué la fermeture des plages et des écoles pour protéger les habitants. Une décision drastique prise alors que le taux d'émanation de gaz dépassait les 5 ppm (partie par million). Et de telles concentrations ont été atteintes cette année encore à St François. Pour surveiller l'exposition de la population aux gaz issus de la décomposition des algues sargasses, l'organisme Gwad'Air a déployé des capteurs sur 24 sites de Guadeloupe. - Nous sommes sur un site sur lequel on va venir mesurer les émanations des sargasses. Donc on a ce genre de petits capteurs, et ici, on va avoir des cellules qui vont nous permettre de mesurer les concentrations des polluants de type, par exemple ici H2S et ici le NH3, deux cellules séparées. Une fois que la mesure a été faite, on va pouvoir avertir la population en cas de dépassement de seuil. - Lorsque l'on dépasse le seuil de pré-alerte, on conseille aux populations à risque, à savoir les enfants, les personnes âgées, les femmes enceintes, on leur conseille vraiment d'éviter tout contact avec ces gaz, c'est-à-dire même d'éviter de rester dans les vents des émanations. Et pour ça, il faut éviter que ces algues ne s’amoncellent sur le rivage et n’entrent en putréfaction près des lieux de vie. C'est tout l'enjeu pour les communes impactées. Pour autant les moyens manquent pour nettoyer la côte le plus rapidement possible. Et la facture grimpe vite. La gestion des échouements de mars à juillet 2023 a couté 450 000 € à Capesterre. En 2018, la pire année, l’addition s’était élevée à 800 000 €, soit un cinquième du budget de fonctionnement de la municipalité. Car il ne s'agit pas seulement de collecter les algues en bord de plage. Il faut ensuite les stocker quelque part. - C'est notre mazout à nous. J'ai bien fait de prendre des grosses godasses, c'est limite marécageux. Alors ici, vous avez la zone d'épandage des sargasses, donc des sargasses qui sont ramassées dans le bord de Capesterre. Ça ce sont les arrivages des trois dernières semaines à peu près. La problématique est qu'elle doit être répandue sur 10 cm d'épaisseur et qu'on est sur plutôt 1m50. L'amoncellement qui est fait, fait qu'elles vont juste fermenter dessous, et après descendre dans la nappe phréatique. Si les recommandations officielles parlent d'étaler les sargasses en une couche de 10 cm, c’est pour qu'elles sèchent plus vite par l'action du Soleil et du vent. Et ce, pour éviter une catastrophe sanitaire, autre que celle causée par les gaz. Il s’agit de celle provoquée par leur lixiviat, le jus issu de leur décomposition. On y retrouve en effet des métaux lourds, dont l’arsenic et le cadmium, qui viennent ensuite polluer les sols. Comme c'est le cas ici. Des chercheurs du BRGM avaient réalisé des prélèvements sur ce site de stockage, et leurs résultats ont été publiés en 2020. Ils y ont trouvé dans les sols de l'arsenic en quantité largement supérieure à la moyenne. Mais ce n'était pas le seul problème. Ces végétaux marins relâchent aussi une grande quantité de sel dans les sous-sols. "L’augmentation des teneurs en arsenic et chlorures montre que le site se contamine continuellement avec l’apport de nouvelles sargasses." - L'État met des préconisations mais qui sont inapplicables. Il faut ramasser en 48 heures, mais on ne donne pas les moyens aux mairies de le faire. Il faut épandre sur 10 cm mais on donne pas les surfaces pour le faire. On fait avec les moyens du bord. Quand vous regardez là, vous ne pouvez pas vous dire que le travail d'épandage a été fait parce qu'on a surtout de la terre mélangée avec des sargasses. Et dans la réalité, on est toujours avec nos pelles et nos seaux pour ramasser des tonnes et des tonnes de sargasses. Ça veut dire que ça contribue aussi à l'érosion des plages. Les engins lourds qui sont utilisés pour ramasser les sargasses de façon mécanique, entraînent aussi une compaction du sol. Vous imaginez juste un tractopelle qui passe sur un nid de tortue. Forcément, l'effet ne sera pas du tout favorable pour ces espèces. Donc il y a des solutions un peu rapides qui ont été proposées pour palier dans un délai court ces échouages massifs de sargasses. Il a été suggéré par exemple de broyer les algues en pleine mer pour qu'elles puissent ensuite couler sous forme de résidus. Or, ces algues se reproduisent par bouturage. En les coupant en morceaux, on multiplie les individus. Il faut donc éviter de les couler. Mais aussi parce qu'elles peuvent relarguer tous les contaminants dont elles se sont chargées au cours de leur voyage dans l'Atlantique. L'arsenic n'est pas quelque chose qui est présent naturellement dans les sargasses. Comme toutes les algues brunes, elles ont cette capacité d'absorber les contaminants. J'essaie de déterminer comment ces contaminants vont être transférés dans les zones côtières, notamment les mangroves, les récifs et les herbiers marins. Ses recherches à l'Université des Antilles ont pu montrer que les algues relâchaient rapidement l'arsenic qu'elles contiennent en coulant. Pour éviter ces transferts, mieux vaut ramasser en mer. En août dernier, un filet de 300 mètres a été installé à Capesterre afin de protéger le port de pêche. Sa mission ? Retenir les sargasses qui devront ensuite être vite récupérées par des bateaux avant d'être mises à sécher. En sautant l'étape de putréfaction sur les plages. Barrages déviants pour envoyer les algues sur d'autres côtes ou barrages bloquants pour couler les algues en mer... Les régions expérimentent pour trouver la bonne stratégie d'adaptation. Ce sont des méthodes qui sont aussi coûteuses, pas toujours très fructueuses. En ce qui concerne les barrages flottants, par exemple, lorsqu'il y a des arrivages extrêmement massifs, les sargasses vont simplement déborder par dessus les barrages. À une autre échelle, ce professeur de physique à la retraite est à l’initiative du Club sentinelle, un groupe de travail du lycée de Port Louis. Il a conçu avec Jurg Lichtengerg, ancien de l'agence spatiale européenne, une méthode pour apprendre aux jeunes à surveiller les échouements de sargasses. Pour essayer de bien comprendre où arrivent les algues, on a choisi la bande spectrale rouge, la photosynthèse et les deux bandes spectrales, proche infrarouge, afin de faire parler la chlorophylle et la fluorescence. Et après, en choisissant de la pleine définition à 10 ou 30 mètres, on arrive à voir ce qui se passe sur le littoral, sachant qu'on a une mauvaise connaissance des courants locaux. Et pour vérifier les prévisions réalisées grâce aux images satellites, direction le terrain. Si je ne me trompe pas, on va trouver des sargasses. Là, vous avez des algues mortes depuis plusieurs jours. Donc elles ne sont plus visibles avec les bandes spectrales que l'on utilise parce qu'elles n'ont plus l'activité chlorophyllienne. Et vous avez juste un peu dans le trou des algues fraîches. Je vais en récupérer quelques unes pour le lycée de Port Louis. Je rappelle que l'objectif de la séance, c'est de revoir comment distinguer les différents types d'algues brunes, à savoir les sargasses fluitans et les sargasses natans. Une fois que vous aurez séparé natans de fluitans pour faire la différence entre un natans 1 et 8, vous regardez le flotteur. Ce n'est pas la peine de regarder la tige pour les natans. Pourquoi ? Parce qu'ils n'ont pas d'épine. C'est lisse. D'accord ? Pour les fluitans, on a les flotteurs qui sont ovoïdes. Et en passant le doigt, on peut sentir qu'il y a des petites épines. Pour les natans 1, les flotteurs ... Le groupe s'insère aussi dans un travail de recherche avec le MIO, l'Institut Méditerranéen d'Océanologie, pour lequel ils effectuent des prélèvements chaque mois dans leur secteur. Le projet, c'est de suivre sur plusieurs années les arrivées de sargasses. Pouvoir déterminer la cyclicité des sargasses au cours du temps. Savoir si ce sont toujours les mêmes qu'on retrouve dans les mêmes proportions ou s'il y a une variation au niveau de ces arrivages. Natans 1 a l'air de se reproduire plus que d'autres. Pourquoi un plus que l'autre ? Je ne sais pas. Face à cet afflux d'algues, des chercheurs projets se posent une autre question : Peut-on les valoriser et si oui, comment ? Ça reste de la matière organique qui est gratuite, abondante. Donc il faut vraiment pouvoir trouver des voies sécuritaires qui ne mettent pas la santé humaine en danger. Les sargasses peuvent être utilisées dans la fabrication de biogaz, pour le carburant des véhicules. Les problèmes liés à ces processus de méthanisation, ce sont les résidus. Un lixiviat qui peut être chargé en métaux lourds ou en polluants. Mais il faut évidemment procéder à des démarches de dépollution avant de pouvoir utiliser ces sargasses telles qu'elles. Il y a aussi des méthodes qui peuvent nous permettre de passer au-delà de sa teneur en polluants. C'est l'utilisation dans des produits inertes, c'est-à-dire des cartons par exemple, ou encore des produits de construction. Les difficultés à prévoir des échouements et à développer une filière sur une matière première saisonnière ne permettent pas pour le moment d'industrialiser les initiatives de valorisation à grande échelle. En attendant, en Guadeloupe et ailleurs, tous le savent, il va falloir apprendre à vivre avec.
Réalisation : Marie Brière de la Hosseraye
Production : Universcience
Année de production : 2023
Durée : 16min15
Accessibilité : sous-titres français