Vers la sobriété numérique ?
Internet, objets connectés, 5G, intelligence artificielle : le numérique joue un rôle croissant dans nos sociétés. Mais ses impacts sur l’environnement, liés surtout à la fabrication des appareils, appellent à modifier nos habitudes.
Une enquête d’Adrien Denèle - Publié le
La moitié de l’humanité connectée à internet
Impossible à freiner : c’est le sentiment qu’on éprouve face à la croissance de la consommation et des usages numériques. En l’espace de quelques années, le numérique s’est immiscé dans toute la société. Vidéos à profusion, smartphones indispensables, objets connectés, voitures autonomes, et désormais programmes d’intelligence artificielle comme ChatGPT. La crise sanitaire de la Covid-19 a encore aggravé notre dépendance aux loisirs en ligne, comme en témoignent les revenus record des sites de vidéos à la demande tels que Netflix, Disney+ ou Amazone Prime. L’humanité entière s’équipe : à l’échelle mondiale, moins d’un humain sur dix avait accès à internet en 2000. Cette proportion atteint désormais 55 % de la population planétaire, une hausse fulgurante due à l’explosion du marché de la téléphonie mobile, notamment en Asie et en Afrique.
Cette évolution n’est pas sans impact. Ainsi, rien qu’en France, 62 millions de tonnes de matières premières par an sont utilisées pour fabriquer les équipements numériques, selon l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie). C’est 15 fois la masse des voitures vendues en France chaque année ! Au rythme actuel de croissance, ce chiffre pourrait doubler d’ici à 2030. Un boom du numérique qui s’accompagne d’inquiétudes multiples : épuisement des ressources, consommation énergétique et changement climatique, présence omniprésente des écrans avec ses conséquences cognitives et psychologiques. Jusqu’à quand pourrons-nous croire que le numérique, sous couvert de virtuel, est dématérialisé ?
Au quotidien, le tout « numérique »
En mai 2023, le gouvernement français annonçait son intention de proposer un permis de conduire dématérialisé, intégré à la carte nationale d’identité électronique. Suite logique d’une déclinaison virtuelle tous azimuts : rapports sociaux et professionnels par applis ou messagerie, souvenirs photos sur le cloud, musique, jeux et films en streaming. Quitte à accroître la « fracture numérique ». D’après l’Unicef, dans le monde les deux tiers des moins de 25 ans n’ont pas accès à internet à domicile. En France, selon l’Insee, une personne sur six éprouve des difficultés face au numérique. A contrario, le numérique facilite l’insertion des personnes handicapées, grâce à la lecture assistée ou au déchiffrage sonore.
Des data centers invisibles et énergivores
Le fameux cloud désigne les données stockées sur internet dans les quelque 8 000 data centers répartis de par le monde, essentiellement aux États-Unis. Chaque requête effectuée, lors d’un téléchargement ou l’envoi d’une pièce jointe, nous y connecte et entraîne une dépense énergétique. Au total, le cloud génèrerait 1 % des émissions de carbone de la planète. D’après un rapport du Réseau de transport d’électricité de juin 2023, les besoins électriques des data centers devraient tripler en dix ans en France. Certains centres de données ont été construits sous des piscines ou des immeubles, afin de recycler en chauffage leurs pertes en chaleur et de réduire la consommation énergétique globale.
Le casse-tête du bilan environnemental
Le bilan carbone du numérique est délicat à calculer, car il mêle consommation électrique, usages, énergie dépensée pour produire, exporter et extraire les métaux… Ainsi, difficile de calculer l’impact d’un mail unique envoyé à midi pile : il faudrait pour cela connaître l’origine des ordinateurs émetteur et récepteur du message, les sources de production électrique dans les pays concernés et la part exacte d’énergie décarbonée à l’heure précise.
En 2018, le think tank The Shift Project considérait ainsi que « regarder 30 minutes de vidéo sur Netflix équivaut à conduire 4 kilomètres en voiture ». Une comparaison largement reprise… mais fausse, épingle quelques mois plus tard l’AIE (Agence internationale pour l’énergie) : un visionnage de 30 minutes en streaming dégage 0,4 kg de dioxyde de carbone par heure, et non 3,2 kg.
Mais si les chiffres exacts sont sujets à discussion, l’ordre de grandeur, lui, est clair : la production et la fabrication des appareils génèrent 80 % de l’empreinte carbone du numérique. Ordinateurs, téléviseurs, serveurs dédiés, smartphones : ces équipements requièrent énergie et ressources pour être construits, transportés, recyclés. Même si les processus industriels se sont améliorés : en 2005, un disque dur de 1 Go requérait davantage de matières premières qu’une simple clé USB de 120 Go en 2020. Bref : le véritable « éco-geste » réside surtout dans les achats — la limitation des achats — et non dans l’usage.
Un secteur gourmand en ressources rares
Près de 4 millions de smartphones sont vendus chaque jour, soit 1,4 milliard par an ! Et chacun d’entre eux requiert des matériaux spécifiques, comme du lithium, du cobalt ou du nickel, extraits des mines du monde entier et indispensables également à la transition énergétique, pour la fabrication des batteries. D’après un rapport de l’Académie européenne des sciences de 2023, un recyclage efficace permettrait de couvrir 40 à 77 % des besoins en métaux d’ici 2050. Si le grand public et les industriels se mobilisaient également, en réduisant les usages et les remplacements inutiles (jusqu’à 5 milliards de smartphones sont jetés chaque année !), la totalité des besoins serait couverte par le recyclage.
Numérique : un essor non durable
Boom de l’IA, péril à l’horizon ?
En quelques mois, 2023 est devenue l’année de l’IA nouvelle génération. Coup sur coup, le générateur de textes ChatGPT et le générateur d’images Midjourney ont bouleversé la donne. Or, pour entraîner leurs algorithmes, il faut des centaines de processeurs, cartes graphiques et autres composants informatiques, du matériel de pointe, construit à l’aide de minerais souvent rares et acheminés dans le monde entier.
D’où une crainte : le boom des intelligences artificielles va-t-il entraîner une hausse brutale de la consommation énergétique ? Pour l’heure, le bilan reste modeste. Ainsi, l’entraînement des réseaux de neurones, l’architecture au cœur des algorithmes de ChatGPT, aurait dégagé 552 tonnes de CO2 en 34 jours, selon OpenAI : autant que l’émission annuelle de 50 Français. Un volume faible, donc, mais qui ne prend pas en compte les millions de requêtes journalières des utilisateurs, dont chacune met en route la complexe machinerie de l’IA.
Et les projections sont compliquées par l’absence de transparence des acteurs du secteur : ni Meta, ni Google ne transmettent les besoins énergétiques de leurs calculateurs ni l’origine de l’électricité utilisée. Mais les chiffres de recours à ces algorithmes d’IA laissent présager le pire : en septembre 2023, Midjourney comptait déjà 28 millions de visites mensuelles.
Heureusement, les progrès technologiques devraient limiter la hauteur de la vague. Les performances de nouvelles IA, comme Llama 2 de Meta, sont déjà comparables à ChatGPT, mais avec moins de calculs, et donc moins d’énergie consommée.
Des consommations parfaitement superflues
Parmi les faces sombres du numérique, des dépenses d’énergie parfaitement inutiles, comme celles causées par les monnaies virtuelles, à l’instar du bitcoin. Derrière cette monnaie alternative se dissimulent quantité de serveurs et de cartes graphiques en permanence mobilisés pour « miner » sur internet. Ces « fermes à bitcoin » génèrent des millions de tonnes de CO2 chaque année ! Autre exemple, les NFT, ces tokens numériques censés prouver la propriété sur une image et qui servent surtout, dans les faits… à enrichir leurs promoteurs. Ou encore le métavers et son monde virtuel, dans lequel les marques espèrent vendre leurs produits à des clients dûment casqués.
Vers un usage raisonné du numérique
Quelles solutions pour réduire l’impact du numérique ? Sur le plan des émissions de carbone, l’essor des usages est en partie compensé par les progrès technologiques. Ainsi, la fibre consomme en moyenne trois fois moins que l’ADSL, d’après un rapport de l’Autorité de régulation des communications électroniques de juillet 2023. Mais les réseaux cellulaires, plus gourmands en énergie, sont ceux qui se développent le plus. Réduire l’impact passe donc par une baisse de la consommation et des achats.
L’impact du numérique pèse aussi sur nos vies : mails à toute heure, notifications incessantes, procrastination sur des sites d’actualité ou de divertissement… En France, le temps hebdomadaire moyen devant les écrans s’élève à 56 heures, et même les enfants de 2-3 ans ont l’œil rivé à un écran 1 heure chaque jour. Avec des conséquences délétères : troubles du sommeil, de l’humeur et du comportement, retards cognitifs, sociabilité dégradée, autant de problèmes mis en évidence par le neuroscientifique français Michel Desmurget.
La solution résiderait dans un usage raisonné du numérique. L’impact d’un film en streaming sera limité, contrairement au visionnage distrait d’une multitude de vidéos au destin périssable durant les déplacements. Remplacer son téléphone le plus tard possible sera toujours préférable aux achats compulsifs. Et ainsi de suite, pour mieux concilier numérique, environnement et vie personnelle.
Supprimer ses mails : la fausse bonne idée
C’est le conseil numéro 1 donné pour réduire notre bilan carbone : supprimer les mails inutiles. Mais s’il est vrai qu’un courriel entraîne une légère dépense électrique, il se traduit simplement par l’inscription de données sur un disque dur. Et de ce fait, le supprimer… va entraîner une dépense inutile ! La consommation d’un disque dur reste faible également, environ 5 W, soit une ampoule LED allumée. Mais là encore, l’angle mort de la multiplication des usages rôde : si les disques durs se remplissent trop vite, les opérateurs en commandent de nouveaux. La bonne pratique consiste donc surtout à ne pas multiplier les messageries.
L’Europe à la pointe contre le gâchis ?
Fin 2022, l’Union européenne (UE) a annoncé son intention de contraindre les industriels à produire des batteries de téléphone aisément remplaçables d’ici 2025. Une projection aux allures de retour en arrière, puisque c’était le cas des batteries… des premiers portables.
L’Europe se veut ainsi à la pointe de la lutte contre l’obsolescence programmée. Adoptée en 2022, une autre réglementation contraint ainsi les fabricants à équiper les téléphones, tablettes et autres objets connectés d’un port USB type C, le modèle le plus commun, à partir de décembre 2024 — une obligation qui sera étendue aux ordinateurs portables au printemps 2026. Objectif : permettre à tous ces appareils d’être rechargés avec un même chargeur universel.
L’Europe promeut également le recyclage des matériaux. Une réglementation de 2023 prévoit ainsi d’accroître le taux de récupération des batteries de téléphones ou d’ordinateurs. En 2020, la collecte a atteint 50 % seulement, une proportion très insuffisante. Elle doit atteindre 63 % au moins en 2027 puis 80 % en 2031.
Hélas, à l’échelle mondiale, cette législation reste très minoritaire. Aux États-Unis et en Chine, deux des plus grands consommateurs planétaires, les contraintes pesant sur les industriels sont bien plus souples. Pis : la production de composants numériques étant concentrée en Asie, la nouvelle législation européenne permettra peut-être de bloquer l’importation de certains appareils, mais n’empêchera pas le gâchis écologique. L’Europe sera donc peut-être contrainte de relancer les industries locales sur son sol.
Conserver ses appareils le plus longtemps possible
Pour réduire l’empreinte carbone du numérique, une règle d’or : conserver ses appareils le plus longtemps possible. Ainsi, porter de 2 à 4 ans l’usage d’un ordinateur réduit de moitié son impact sur l’environnement, a calculé l’Ademe. On est loin du compte : à l’heure actuelle, 9 téléphones sur 10 sont remplacés alors qu’ils fonctionnent encore. Mais l’usager n’est pas seul en cause : les entreprises comme Apple ou Samsung n’offrent pas toujours des mises à jour sur le long terme. Et il n’est pas facile de faire appliquer par les géants du numérique la loi française de 2015 sur l’obsolescence programmée. Heureusement, la réglementation européenne prend aujourd’hui le relais.