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Manifestation contre la menace de prescription dans le dossier judiciaire du chlordécone, à Fort-de-France le 27 février 2021 © AFP/Archives Lionel Chamoiseau

Les victimes du chlordécone n’auront donc pas de procès. Ce jeudi 6 janvier après seize années d’instruction, la justice française a prononcé un non-lieu. La justice ne poursuit aucun potentiel responsable des dégâts environnementaux et sanitaires provoqués par ce pesticide aux Antilles jusque dans les années 1993.

Une décision lourde de sens. Cette ordonnance est composée de plus de 300 pages, dont cinq feuilles expliquant le verdict. Un cas rarissime. Les deux magistrates du pôle santé publique et environnement du tribunal judiciaire de Paris reconnaissent un «  scandale sanitaire  ». Elles constatent que certains intérêts économiques ont eu des «  comportements asociaux ». Or ils ont été confortés et défendus par « l’imprudence, la négligence, l’ignorance des pouvoirs publics, des administratifs et des politiques » eux-mêmes responsables de l'usage du chlordécone.

Les juges estiment qu’à cette époque « la productivité économique primait sur les préoccupations sanitaires et écologiques. » Une «  atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants  » de Martinique et de Guadeloupe.

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Des régimes de bananes à l'usine de procession de conditionnement de Changy-Dambas à Capesterre Belle-Eau au sud de la Guadeloupe, le 10 avril 2018 © AFP/Archives Helene Valenzuela

Entraves aux poursuites judiciaires

Malgré ces éléments accablants, les juges estiment la tenue d’un procès impossible. Leurs raisons ? La difficulté de «  rapporter la preuve pénale des faits dénoncés  », «  commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes  ». La première réclamation de justice a été déposée en 2006, soit treize ans après la fin de son usage aux Antilles.

Les magistrates affirment que « l’état des connaissances techniques ou scientifiques » de l’époque « ne permettait pas » d’établir « le lien de causalité certain exigé par le droit pénal » entre le pesticide et les atteintes à la santé. Impossible de faire valoir les études postérieures aux faits.

Avançant également divers obstacles liés au droit, à son interprétation et à son évolution, les magistrates concluent à l'impossibilité de « caractériser une infraction pénale ». Même si les juges affirment leurs « soucis » d’obtenir une « vérité judiciaire », à mots couverts, elles taclent la plupart des parties civiles. Leurs torts ? Être « longtemps silencieuses » et dont « l’intérêt pour l’instruction ne s’est réveillé » qu’il y a deux ans. L’ordonnance invite les victimes à profiter de « la causalité aujourd’hui établie » entre le pesticide et les dommages subis par la population pour saisir « d’autres instances ».

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Dans une bananeraie à Basse-Pointe au nord-est de la Martinique, le 24 novembre 2022 © AFP Charly Triballeau

Un «  déni de justice  »  ?

Une décision qui crispe certains acteurs locaux. Ce non-lieu est une « honte », a réagi la Confédération paysanne. « C’est un scandale annoncé, donc ce n’est pas une immense surprise. Ce que nous savons c’est que l’ensemble des avocats a l’intention de continuer les procédures, c’est-à-dire de contester cette décision », a assuré Philippe Pierre-Charles, membre du collectif Lyannaj pou Depolyé Matinik. Pour Maitre Louis Boutrin, avocat de l’association pour une écologie urbaine, partie civile depuis 2007, cette décision est  « un déni de justice ».

Selon un rapport publié le 6 décembre par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), près de 90 % des populations de Martinique et de Guadeloupe sont contaminées au chlordécone. Les Antilles détiennent le triste record mondial de cancer de la prostate. Depuis le 22 décembre 2021, il est reconnu comme maladie professionnelle, ouvrant la voie à une indemnisation pour les ouvriers agricoles.

Malgré cette avancée, l'affaire du chlordécone pèse toujours sur la population antillaise. Pourquoi l'administration a-t-elle permis un usage prolongé du pesticide jusqu’en 1993, alors qu'il a été interdit trois ans plus tôt ailleurs en France ? Pourquoi la France l'a-t-il interdit aussi tard, alors qu'il a été suspendu aux États-Unis dès 1975, soit presque vingts ans plus tôt ? Pourquoi les autorités françaises n'ont pas agit alors qu'il est classé par l’Organisation mondiale de la santé comme «  cancérigène possible  » depuis 1979 ? Autant de questions qui ne résonneront pas au tribunal.