
Bactérie miroir, faut-il en avoir peur ?
Saviez-vous que toutes les formes de vie ont un reflet, une version « inversée » qui n’existe pas dans la nature, mais qui pourrait être créée en laboratoire ? Un collectif de 38 scientifiques a récemment tiré la sonnette d’alarme sur une menace biologique à laquelle personne n’avait pensé : celle d’une bactérie miroir. Si on parvenait à la créer, elle pourrait anéantir l’humanité et dévaster les écosystèmes, car elle échapperait à toutes les règles du vivant… Mais qu’est-ce que la vie miroir exactement ? Quels sont les risques réels qu’une bactérie miroir soit créée ? Pourquoi serait-elle si dangereuse ? Et comment réagit la communauté scientifique ? Décryptage.
Réalisation : Anaïs Poncet , Kassiopée Toscas
Production : Universcience
Année de production : 2025
Durée : 15min16
Accessibilité : sous-titres français
Bactérie miroir, faut-il en avoir peur ?
- Est-ce que c’est vraiment possible ? Est-ce vraiment aussi inquiétant que nous le pensons ? Hélas, chacun d’entre nous a conclu que oui, c’est bien la menace que nous craignons.
Lui, c’est Vaughn Cooper, un des 38 scientifiques qui ont tiré la sonnette d’alarme en décembre dernier dans la prestigieuse revue "Science". Dans un rapport approfondi, ils alertent sur une menace biologique qui pourrait un jour sortir des labos, et à laquelle personne n’avait pensé : celle d’une bactérie miroir. Ce rapport a tellement secoué la communauté scientifique que des chercheurs du monde entier se sont réunis à l’Institut Pasteur, à Paris, les 12 et 13 juin derniers, pour discuter d’un moratoire sur certaines recherches.
- Si la vie était construite en miroir, cela nous menacerait sérieusement, nous les humains, mais aussi de nombreuses autres formes de vie sur Terre.
Si la vie était construite... en miroir ? On a voulu y voir plus clair sur cette toute nouvelle menace biologique. De quels risques on parle exactement ? Et qu’en pense la communauté scientifique ? Mais tout d’abord, c’est quoi la vie miroir ? En fait toutes les formes de vie ont un reflet, une version "inversée" qui n’existe pas dans la nature, mais qui pourrait être créée en laboratoire. On dirait un scénario de science-fiction, mais c’est bien réel... La plupart des molécules sont asymétriques, et peuvent exister en deux versions, qui sont l’image l’une de l’autre dans un miroir. Leurs atomes sont identiques, mais leur disposition dans l’espace n’est pas la même. Donc quoi qu’on fasse, elles ne sont pas superposables. Exactement comme nos mains. On dit que ces molécules sont chirales, de "kheir" en grec, qui signifie la main. Pour mieux comprendre tout ça, direction l’Université de Côté d’Azur, à Nice, un haut-lieu de la recherche sur la chiralité.
- En fait, la chiralité, c’est une propriété des objets ou des molécules, mais on trouve aussi ça dans les supramolécules, comme l’ADN : ce sont des hélices qui tournent toujours vers la droite. Un petit peu comme les escaliers hélicoïdaux dans les phares, qui tournent aussi toujours vers la droite, ou vos tire-bouchons dans la cuisine !
Elle, c’est Cornelia Meinert, une chimiste qui travaille sur un des plus grands mystères de la vie sur Terre : son asymétrie, le fait que le vivant n’a choisi de travailler qu’avec une seule version des molécules.
- La vie à un moment, on ne sait pas à quel moment, a choisi seulement une forme. Par exemple, les protéines qui sont la base des acides aminés, sont seulement de la forme gauche. Le sucre qui est dans l’ADN est seulement de la forme droite. Et cette préférence, on l’appelle homochiralité du vivant. Et ça, c’est très important pour le fonctionnement des vivants, c’est nécessaire, mais on ne sait pas encore pourquoi.
Nous, et toutes les formes de vie terrestre, sommes donc fondamentalement asymétriques. Mais dans notre environnement, bien des molécules existent sous leurs deux formes. Et comme notre machinerie moléculaire est asymétrique, la version droite d’une molécule n’aura souvent pas les mêmes effets sur nous que sa jumelle gauche. C’est par exemple le cas des molécules odorantes, comme le carvone.
- Une forme de carvone va interagir avec nos récepteurs olfactifs et on va sentir la menthe. L’autre molécule de carvone, on va sentir le cumin. Parce que nos récepteurs olfactifs sont tous homochiraux. C’est pareil pour les médicaments, qui peuvent aussi avoir un effet positif parce qu’ils ciblent bien le récepteur, ils peuvent interagir comme une clé qui rentre bien dans la serrure et ont un effet positif. Par contre si la clé ne passe pas, ils bloquent, ils peuvent avoir un effet très négatif, toxique pour des êtres humains.
C’était le cas du médicament thalidomide, qui a fait scandale au début des années 60 : sa forme droite était un traitement contre les nausées matinales, mais sa version gauche provoquait des malformations du fœtus. Mais pourquoi les scientifiques s’intéressent aux organismes miroirs ? On a demandé au biologiste Stéphane Noselli. Il travaille sur la chiralité à toutes ces échelles, des molécules jusqu’aux organes et même jusqu’au comportement. Tout ça, il l’étudie notamment chez la drosophile.
- Dans mon équipe, on ne travaille pas du tout sur la vie synthétique ou la création de la vie miroir en particulier. Par contre, il y a clairement des labos qui essaient de créer la vie miroir. Ça répond à plusieurs questions, la première : la curiosité scientifique. Est-ce que la vie miroir est possible sur Terre ? Ensuite, ça peut permettre de comprendre pourquoi la vie n’est que d’une forme sur Terre et pas d’une autre. Donc ça peut donner des indices, des explications sur les mécanismes qui ont amené à l’origine de la vie.
D’accord, mais pourquoi créer une bactérie miroir et pas un autre organisme miroir ?
- La réponse est très simple et purement pratique. Les bactéries sont des organismes très simples, comparativement aux eucaryotes : ils n’ont pas de noyaux, pas de mitochondries. Et donc, c’est plus simple de régénérer ou de recréer à partir de quasiment rien une bactérie miroir qu’un quelconque autre organisme.
- Ce n’est pas faisable aujourd’hui. C’est une possibilité très lointaine, mais nous croyons que c’est une possibilité.
- En plus des labos qui s’intéressent à créer de la vie miroir, il y a ceux qui s’intéressent à créer des molécules biologiques miroirs dans des buts thérapeutiques, puisqu’elles deviennent invisibles au système immunitaire et aux enzymes de dégradation, ce qui les rend plus stables dans l’organisme et leur effet thérapeutique est d’autant plus amélioré.
- Donc pourquoi se donner la peine de fabriquer un microbe miroir ? Pour que le microbe miroir puisse fabriquer ces médicaments à notre place, de manière efficace. Tout comme nous utilisons des bactéries pour fabriquer des molécules telles que l’insuline. C’est la raison principale : créer une sorte d’usine pour les molécules miroirs.
Mais pourquoi une bactérie qui n’existe pas encore, et qu’on n’est pas encore près de créer, agite autant la communauté scientifique ? Parce que d’après le rapport, écrit par 38 scientifiques de domaines variés, une bactérie miroir pourrait échapper à toutes les règles du vivant...
- Une bactérie miroir serait presque invisible pour notre système immunitaire. Toute notre machinerie de détection immunitaire a évolué pendant des milliards d’années pour interagir avec des microbes d'une certaine forme. Et là, il s’agirait d’une forme de vie complètement inversée...
- Si un organisme était de la chiralité inverse des organismes peuplant la planète, il ne serait pas reconnu par le système immunitaire et donc il serait invisible, comme s’il revêtait une cape d’invisibilité.
- Et donc la bactérie se développerait et se diviserait, comme chez les personnes souffrant d’immunodéficiences très sévères. Un autre risque majeur réside dans le fait qu’habituellement, les bactéries meurent à cause des virus et des prédateurs comme les amibes. En réalité, près de la moitié des bactéries meurent chaque jour. Ces virus et prédateurs ne fonctionneraient pas sur une bactérie miroir pour les mêmes raisons que notre système immunitaire ne fonctionnerait pas : ils ont évolué pour travailler sur les bactéries d’une certaine forme. Une bactérie inversée serait tout bonnement invisible pour ces prédateurs.
Ne pas avoir de prédateur, c’est déjà bien, mais pour survivre, il faut aussi de la nourriture. Et il s’avère que les bactéries semblent tout à fait capables de se nourrir de "proies" achirales, ni gauche ni droite.
- Ainsi, même si ces bactéries miroirs se développaient très lentement au début parce qu’elles ne sont pas vraiment conçues pour vivre sur Terre, le fait qu’elles ne meurent pas leur confèrerait un énorme avantage.
Et les risques ne concerneraient pas que les animaux.
- Nous pensons que ces bactéries pourraient envahir les plantes, parce que les plantes baignent dans les microbes, donc elles ont développé des façons très complexes de contrôler les microbes qui vivent sur elles et en elles. Là encore, une bactérie miroir serait tout simplement invisible. Nous pensons donc qu'elles envahiraient les plantes et dégraderaient probablement les écosystèmes, qui reposent sur les plantes. Elles infecteraient les insectes et ces derniers permettraient aux bactéries de se déplacer dans le monde de manière très efficace. Nous sommes donc convaincus qu’une bactérie de ce type deviendrait rapidement une menace mondiale.
- C’est un rapport que je trouve très responsable dans la mesure où il a été écrit par des acteurs majeurs du domaine. On peut donc le considérer comme extrêmement légitime. En publiant ce rapport et en appelant un moratoire, ils sont en train de bloquer leurs propres recherches ! Donc ça, on doit vraiment le prendre en compte et considérer ça comme un signal d’alarme très fort.
Parmi les signataires, certains travaillent sur la vie miroir depuis longtemps. On retrouve aussi des scientifiques de renom, comme Jack Szostak, Gregory Winter ou encore Yasmine Belkaid. Le rapport des 38 a aussi été discuté lors de la conférence d’Asilomar, le rendez-vous annuel sur la sécurité scientifique, qui portait cette année sur l’avenir de la biotechnologie. Des scientifiques du monde entier étaient présents, mais aussi des experts en bioéthique ou en sécurité nationale.
- Chacune de ces équipes est arrivée au même consensus que nous. Ça fait quand même un grand nombre d’autres scientifiques et parties prenantes à qui l’on a demandé : à votre avis, est-ce qu’on a vu juste ? Et, hélas, leur réponse était oui. C’est donc une réelle menace que notre société doit prendre très au sérieux.
Mais le rapport a aussi suscité des critiques. Des réponses ont été publiées dans la revue "Science". Le biochimiste David Perrin, par exemple, affirme que la menace est exagérée et probablement inférieure à celle des bactéries résistantes aux antibiotiques. Une chose est sûre : le rapport a fait émerger le débat scientifique et a mis le sujet à l’ordre du jour. Nombreux étaient ceux qui n’avaient pas pris conscience du danger que pourrait représenter une bactérie miroir.
- J’aime bien ce rapport qui nous ouvre un petit peu les yeux, qui est plutôt une démarche scientifique de discussion, d’ouvrir un débat, d’informer la communauté scientifique, qui comme moi, n’était même pas au courant de toutes ces avancées. J’étais quand même impressionnée qu’ils arrivent déjà à construire des molécules assez larges en version miroir.
Et pas n’importe quelles molécules : celles qui sont au cœur même du vivant ! Le chercheur chinois Ting Zhu y est pour beaucoup. En 2022, il a même réussi l’exploit de créer en version miroir la première étape de l’expression génique. C’est le processus qui permet de lire un gène pour produire les protéines qui constituent un organisme. Bref, c’est... la base du vivant. Regardons ça d’un peu plus près. De l’ADN miroir avait déjà été créé, avec plus de 1 000 nucléotides miroir. L’équipe de Ting Zhu est ensuite parvenue à produire une ARN polymérase miroir, avec laquelle ils ont pu synthétiser un ARN miroir. L’étape suivante, c’est de créer le ribosome miroir. C’est la petite usine qui produit les protéines. Et on n’y est pas encore, parce que sa machinerie est beaucoup plus complexe.
- Une fois que l’on aura atteint ce stade, le ribosome, là on fera face au grand défi : on aura une bactérie dont toutes les parties ont été conçues, et il faudra « l’activer » d’une manière ou d’une autre. Mais nous ne savons pas encore comment faire ça. Je tiens à souligner que nous n’avons pas encore réussi à créer la vie synthétique. Une bactérie synthétique est l’objectif de nombreux chercheurs. Ce sera une formidable avancée, et ça va se produire ! Et puisque ces recherches sont menées aujourd’hui pour la vie naturelle, on peut imaginer que dans 10 à 30 ans, à mesure que la technologie progresse, la synthèse d’une bactérie miroir sera techniquement possible.
- C’est difficile de faire la prospective, c’est la meilleure façon de se tromper, en général, mais il y a suffisamment d’arguments, suffisamment d’études récentes qui poussent à croire que la faisabilité est tout à fait là. Sachant qu’on peut aussi imaginer que des découvertes scientifiques peuvent apparaître comme ça, de façon inopinée et puis accélérer fortement cette recherche. On peut aussi citer l’intelligence artificielle, dont on peut imaginer qu’elle joue un rôle d’accélérateur fort vers ce type de recherche.
- Notre principale conclusion, à nous et aux chercheurs d’Asilomar, est qu’il est nécessaire de tracer des lignes rouges, mais ces limites restent à définir.
Le but étant d'établir un moratoire pour empêcher la création de la vie miroir, sans entraver les recherches sur les molécules miroir à visée thérapeutique.
- Il n’y a pas vraiment de précédent pour une telle gouvernance de la recherche. C’est pourquoi nous devons la construire chemin faisant. Pour y parvenir, nous avons besoin d’une conversation globale impliquant des biologistes, mais aussi des éthiciens, des législateurs, des décideurs politiques et d’autres parties prenantes.
Cette discussion a commencé à l’Institut Pasteur et se poursuivra par une série d’autres rencontres organisées dans le monde entier. Les prochaines auront lieu à l’Université de Manchester en septembre, et à l’Université de Singapour, au printemps 2026.
- Je trouve ça plutôt positif parce que dans l’Histoire, on a rarement eu la chance de réfléchir avant que le problème arrive.
- Les gens risquent de se dire : « Bon sang, les scientifiques ont encore trouvé une nouvelle raison de nous inquiéter. » Oui, c’est vrai... Nous avons trouvé une nouvelle raison de nous inquiéter. Mais ce n’est pas pour tout de suite, c’est dans un avenir très lointain, et nous disons justement qu’il ne faut pas le faire !
Réalisation : Anaïs Poncet , Kassiopée Toscas
Production : Universcience
Année de production : 2025
Durée : 15min16
Accessibilité : sous-titres français