Une étude internationale est parvenue à mesurer l’énergie des courants océaniques des mille premiers mètres et démontre qu’ils sont globalement en accélération depuis 20 ans. En cause : l’intensification planétaire des vents de surface à l’œuvre depuis le début des années 1990.

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Une équipe internationale tente de démontrer pour la première fois une accélération des courants océaniques sur le long terme © Subman/Getty Images

La circulation océanique peut être divisée en deux composantes : une circulation rapide et régionale de surface engendrée par les vents, et une circulation globale et plus lente, gouvernée en majeure partie par les différences de densité de l’eau. En soufflant au-dessus de l’océan, les vents exercent une force de friction à sa surface, génératrice de courants marins superficiels. Cette circulation engendrée par les vents est de loin la plus dynamique et la plus énergétique. C’est aussi celle qui contrôle la majeure partie des phénomènes de petite échelle, comme les tourbillons, qui brassent localement la colonne d’eau et permettent, par exemple, une remontée de nutriments vers la surface.

L’équipe dirigée par l’océanographe Shijian Hu de l’Académie des sciences chinoise a rassemblé pendant quatre ans des données de sources très variables pour parvenir à proposer cette reconstitution inédite de la vitesse globale de la circulation océanique. « Dans cette étude, nous avons utilisé des ensembles de données multisources pour pallier autant que possible le manque de données disponibles sur les courants océaniques », précise l’auteur.

Quant aux données in situ, elles proviennent du vaste ensemble de balises Argo. Pourtant, ces sondes ne sont pas équipées pour mesurer la vitesse des courants. Les 3000 flotteurs répartis sur tout le globe mesurent uniquement la température et la salinité de l’océan : « Les profils de température et de salinité permettent cependant de mesurer la densité, qui peut ensuite être convertie en vitesse géostrophique, qui représente la principale composante des courants océaniques. L’équipe de Shijian Hu a utilisé ensuite cette vitesse pour estimer l’énergie cinétique océanique globale », explique Étienne Pauthenet, océanographe au laboratoire LOCEAN et spécialiste de la circulation océanique.

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Les modélisations numériques des courants de surface océaniques intègrent des données satellitaires et des données in situ. Leur résolution est si fine qu’il est possible de représenter les tourbillons océaniques © Los Alamos National Laboratory

137 pétajoules !

Les résultats de cette étude font état d’une tendance statistiquement significative d’augmentation de l’énergie cinétique globale des courants océaniques : environ 137 pétajoules par décennie depuis 1990 ! À titre de comparaison, 100 pétajoules, c’est l’énergie totale du Soleil qui atteint la Terre en une seconde, ou bien encore la consommation électrique de la Norvège en 1998. Et cette accélération concerne selon les chercheurs tous les grands bassins océaniques, environ 76 % des 2 000 mètres supérieurs des océans mondiaux, mais s’observe particulièrement dans les régions tropicales et du Pacifique.

Pour Éric Guilyardi, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des échanges océan-atmosphère et du rôle de l’océan dans le climat, cette tentative « assez osée » d’estimer la vitesse de la circulation océanique superficielle sur le long terme est un travail très intéressant, mais l’impact de ces courants est à relativiser par rapport à la circulation profonde, aussi appelée thermohaline : « Il suffit que les vents se stabilisent ou que leur intensité diminue dans le futur pour que la tendance disparaisse, alors que la circulation thermohaline a quant à elle une inertie bien plus importante ». Autrement dit, c’est surtout de la dynamique profonde que l’océan tire ses capacités de tampon calorifique et de puits de carbone sur les longues échelles de temps.

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Le courant circumpolaire antarctique qui encercle la grand continent blanc est le plus puissant de la planète. Il charrie 150 millions de mètres cubes par seconde, soit 150 fois le débit de tous les fleuves du monde. Les vents qui soufflent sur cette zone sont extrêmes, on nomme d’ailleurs « les cinquantièmes hurlants » les latitudes situées entre les 50e et 60e parallèles dans l'océan Austral © Julien Boulanger/Universcience

Une circulation océanique forcée par les vents

L’augmentation de l’intensité des vents est assez bien documentée. En 2019, la revue Science a publié un travail réalisé par l’université de Melbourne basé sur l’analyse d’environ 4 milliards de mesures (de vitesse de vent et de hauteur de vagues) issues de 33 ans de suivi météorologique. C’est l’étude la plus complète jamais réalisée sur le sujet.

Elle a permis de mettre en évidence qu’au-dessus des mers, depuis 33 ans, la vitesse moyenne des vents n’a que faiblement augmenté, mais que celle des vents forts s’est franchement exacerbée. Mauvaise nouvelle pour les navigateurs des mers australes : les 40e rugissants ou les 50e hurlants n’ont pas fini de se faire entendre !

La communauté scientifique s’attendait donc à ce que cette augmentation des vents engendre mécaniquement une accélération des courants marins, encore fallait-il trouver le moyen de le prouver. Et c’est là que l’étude dirigée par l’océanographe chinois Shijian Hu offre une avancée nouvelle. Précisément, lui et son équipe ont établi que la vitesse des vents aurait grimpé de 2 % par décennie, corrélée de manière édifiante, dans l’étude, à l’accélération moyenne des courants marins de surface.

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Comparaison entre le travail du vent (courbe rouge) et l’énergie cinétique océanique globale (courbe bleue) estimée à l’aide d’un modèle © S. Hu, J. Sprintall, C. Guan, M.J. McPhaden, F. Wang, D.Hu, W. Cai, Science Advances, 5 février 2020

L’homme n’y est pour rien… jusqu’à preuve du contraire

A priori, cette accélération océanique induite par les vents ne peut pas être mise au crédit du réchauffement climatique. La période de 20 ans observée est de toute façon trop courte pour dégager une tendance climatique significative. Mais cette tendance très nette à la hausse pousse les auteurs à affirmer qu’il ne s’agit pas non plus de variabilité naturelle. Peut-on alors se risquer à parler de forçage anthropique ?

Les modélisations climatiques du Giec peuvent-elles apporter de l’eau au moulin de ces nouveaux résultats ? Pas vraiment. Les données obtenues ne sont pas en accord parfait avec les scénarios CMIP5, qui prévoient bien (avec un niveau de confiance faible) une augmentation des vents dans les régions pacifiques tropicales dans le futur… mais pas sur la période observée par Shijian Hu.

À leur décharge, les modèles climatiques du Giec sont d’abord conçus pour simuler l’évolution de la température en fonction des émissions de CO2 pour la fin du siècle, et sont beaucoup moins robustes et adaptés à d’autres variables comme les flux atmosphériques ou les courants pour les 10-20 ans passés ou à venir. « Si l’on poursuit le travail entamé par cette équipe au-delà de 2009, on verra peut-être la courbe stagner ou même redescendre, prouvant qu’il s’agit en réalité plutôt de la variabilité naturelle, ou bien encore que l’on se trouve face à des mécanismes de rétroaction que nous ne savons tout simplement pas encore expliquer. Il faut rester prudent », prévient Éric Guilyardi.

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Un projet de recherche franco-anglais va tenter de « sauver » les précieuses données météorologiques et océanographiques datant de plusieurs décennies, consignées dans les journaux de bord de milliers de navires britanniques © Julien Boulanger/Universcience

L’océanographe français s’apprête d’ailleurs à participer à un projet de science participative de « sauvetage de données » (data rescue en anglais), en collaboration avec l’université de Reading, en Grande-Bretagne. Son idée : solliciter la société civile pour construire une base de données numériques à partir de scans de livres de bord de navires. Pression, force du vent, température, il s’agira de remonter le plus loin possibles dans les archives temporelles de la météo marine des dernières décennies. Une tâche titanesque, qui pourrait permettre de boucher un peu les trous dans le maillage spatiotemporel des observations océanographiques.

Des abysses toujours mystérieux

L’accélération globale des courants calculée par Shijian Hu et son équipe concerne donc seulement les 2000 premiers mètres sous la surface, même si l’étude n’hésite pas à évoquer les « courants profonds » ou les « abysses », surfant sur un certain flou terminologique. D’ailleurs, de l’aveu même de Shijian Hu, « nous ne savons pas grand-chose des changements à long terme dans l’océan abyssal : il est possible que l’océan abyssal se comporte très différemment sous les 2000 mètres [limite d’accès des balises Argo classiques, NDLR]. Mais des études complémentaires sont nécessaires pour répondre à cette question, car nous disposons aujourd’hui de nombreuses méthodes pour observer la circulation océanique profonde, comme, par exemple, les balises Argo profondes, les navires océanographiques, les mouillages instrumentés ou encore les planeurs en haute mer ».