Image légendée
L’entrée du CNES à Toulouse, en mars 2017 © AFP/Archives Rémy Gabalda

« On nous a dévitalisés » : le Centre national d’études spatiales (CNES), créé il y a 60 ans pour placer la France dans le club des grandes puissances spatiales, est secoué par un mouvement de grogne contre la stratégie de l’État, qui fait craindre un appauvrissement des missions scientifiques au profit du secteur privé. Le PDG du CNES, Philippe Baptiste, a ainsi déclaré à l’AFP vouloir « trouver des solutions pour lever certaines inquiétudes légitimes » au sein de l’agence, qui compte près de 2400 salariés (répartis entre Toulouse, Paris et Kourou).

Le 14 avril, plus de 600 employés du site toulousain s’étaient mis en grève contre le « contrat d’objectif et de performances (COP) » tout juste signé entre l’État et l’établissement public. Un débrayage de quelques heures, mais « historique pour une entreprise remplie de cadres et d’ingénieurs, généralement peu enclins à faire grève », raconte Julien Anxionnat, délégué CFDT. Et la mobilisation continue à coup d’AG, pétitions, ateliers de « réécriture » du COP... 

L’officialisation du contrat, renouvelé tous les cinq ans, a été la « goutte d’eau qui a fait déborder le vase », souligne le syndicaliste, dans un contexte d’inquiétude remontant à l’été 2020 : le CNES, historiquement rattaché au ministère de la recherche, est alors passé sous la tutelle principale de l’économie et des finances. En transférant la question spatiale à Bercy, le président Emmanuel Macron « a rompu avec une vision multi-décennale impulsée par le général De Gaulle », qui créa le CNES il y a 60 ans, a déploré un collectif de salariés la semaine dernière, dans une tribune publiée par Le Monde.

Comme s’en étaient déjà émus plusieurs scientifiques français (Jean Jouzel, Serge Haroche, Françoise Combes, Yves Coppens...), ces salariés craignent que le spatial français se détourne de la recherche scientifique au profit de la seule dimension industrielle, pour « rattraper le retard » par rapport à l’Américain SpaceX et faire davantage de place aux start-up, selon la feuille de route tracée par Bruno Le Maire fin 2021. « Le gouvernement souhaite distribuer de l’argent public à des industriels pour soutenir des initiatives plus ou moins sérieuses techniquement, sans vision à long terme, et sans s’appuyer sur le savoir-faire du CNES », regrette le collectif soutenu par l’intersyndicale.

Image légendée
Bruno Le Maire présente la stratégie spatiale française chez ArianeGroup à Vernon (Normandie), le 6 décembre 2021 © AFP/Archives Eric Piermont

Le collectif cite le montant « gigantesque » — 1,5 milliard d’euros — du volet spatial du plan « France 2030 », dont « Bercy a confié l’exécution à la Banque publique d’investissements » au bénéfice du secteur du new space (terme désignant l’explosion du nombre d’acteurs privés sur l’échiquier spatial mondial). « On ne peut pas passer à côté d’un écosystème en train d’exploser. Louper le train du new space, ce serait enterrer le CNES », a plaidé Philippe Baptiste.

Mais pour les salariés, « il est désagréable de voir qu’il y a beaucoup d’argent dont on ne verra pas la couleur », s’emporte Denis Carbonne, représentant CGT. Et le « COP » enfonce selon lui le clou, puisque l’État « nous demande d’être moins regardants sur la partie technique lorsqu’on passe des contrats avec le privé... ça nous dévitalise ». « On n’a rien contre aider les start-up », commente Julien Anxionnat, mais c’est la philosophie même du COP qui pose problème « car il nous impose de davantage faire faire que de faire ».

Avec cette nouvelle feuille de route, le CNES risque, selon lui, de devenir « une simple agence de financement » dépossédée de son savoir-faire historique, celui qui permit de lancer le programme Ariane, les satellites Pléiades Neo, la caméra SuperCam sur Mars... « Aujourd’hui, on n’a plus de grand projet », soupire une salariée de Toulouse, sous couvert d’anonymat. Certains se sont d’ailleurs arrêtés, comme C3IEL, un micro-satellite en coopération avec Israël.

Pourtant, « le niveau d’activité n’a jamais été aussi élevé », souligne le PDG, citant des missions « incroyables » dans les tuyaux comme les satellites d’observations de la Terre MicroCarb ou SWOT avec la Nasa... Mais ces dernières sont en fin de course, et Philippe Baptiste concède qu’il « manque deux ou trois grosses missions emblématiques » se préparant bien en amont. Aux commandes depuis 2021, le PDG a toute confiance dans l’avenir de l’agence et son double rôle scientifique et technique « crucial ». « Notre savoir-faire est unique, aucun industriel n’ira s’engager à faire un sismomètre sur Mars ; nous, si ! »