Le métavers est-il le futur du web ?
En quelques mois, le sujet des « métavers » – jusque-là inconnu du grand public – s’est imposé au sein de la sphère numérique. Que recouvrent concrètement ces univers virtuels ? Et quel avenir ont-ils ?
Lucie Ronfaut - Publié le
Pour des entreprises comme Microsoft ou Facebook, il s’agit du futur du web et des nouvelles technologies. Fin 2021, Mark Zuckerberg, fondateur et PDG du célèbre réseau social, a même annoncé que son entreprise s’appelait désormais Meta, et que son but était de créer un métavers. D’autres géants du numérique lui ont emboité le pas. Pourtant, de nombreuses difficultés (techniques, politiques, éthiques) pourraient freiner leurs projets. Le métavers est-il l’avenir de nos vies connectées, ou un concept marketing qui va vite s’essouffler ?
Un univers virtuel
Si l’idée d’un métavers existe dans la science-fiction depuis longtemps, c’est l’auteur américain Neal Stephenson qui va donner son nom au concept, en 1992, dans son roman Le Samouraï virtuel (Snow Crash, en anglais). L’écrivain imagine alors un monde virtuel similaire à un jeu vidéo, accessible par des lunettes connectées et dominé par des mégacorporations.
Aujourd’hui, on définit généralement le métavers comme un univers en 3D, immersif et persistant. Cela signifie que ses utilisateurs et ses utilisatrices peuvent y faire les mêmes choses, au même moment. Par exemple, si une personne se balade dans une rue virtuelle, elle y verra les mêmes bâtiments et vivra des expériences semblables (un concert de musique, une manifestation, etc.) aux individus autour d’elle.
Au-delà de cette définition de base, il existe des subtilités sur lesquelles tout le monde ne s’accorde pas. Par exemple, le métavers est-il un espace unique, ou peut-il y en avoir plusieurs, proposés par différentes entreprises ? D’après Meta, « un métavers n’est pas un produit qu’une société peut construire seule. Comme internet, le métavers existera, avec ou sans Facebook ». Selon cette vision, il n’y aura qu’un seul métavers, sous la forme d’un réseau d’univers interconnectés, dans lesquels les internautes pourront naviguer librement.
L’enjeu du matériel
Doit-on nécessairement utiliser un casque de réalité virtuelle pour accéder à un métavers, et ainsi y évoluer avec une vision à la première personne, comme l’on se déplacerait dans la vraie vie ? Des entreprises estiment qu’un métavers peut aussi être exploré via un ordinateur ou devant un écran, même si l’expérience est moins immersive : c’est notamment l’ambition de plusieurs acteurs du jeu vidéo, tel Epic Games. D’autres, comme Microsoft, insistent sur le lien nécessaire avec la vie physique. Un métavers reposerait alors davantage sur des technologies de réalité augmentée, qui mêlent des éléments virtuels au réel. On pourrait y accéder via son smartphone ou des lunettes connectées, pour afficher des informations et d’autres contenus utiles ou amusants, superposés à nos alentours. Selon cette définition, le jeu vidéo mobile Pokémon Go, très populaire il y a quelques années, était déjà une forme de métavers, puisqu’il permettait de prendre en photo des monstres virtuels dans notre monde réel.
Second Life, le premier métavers grand public ?
Il y a quinze ans, les médias et le secteur du numérique se passionnaient déjà pour un monde virtuel et partagé : Second Life. Créée en 2003 par l’entrepreneur américain Philip Rosedale et sa société Linden Lab, cette plateforme proposait de vivre une « deuxième vie » en ligne, dans un univers en 3D en partie construit par ses utilisateurs et ses utilisatrices. Elle jouissait même de sa propre économie et devise, le Linden Dollar. Second Life a vite fasciné les internautes, et attisé l’appétit de nombreuses entreprises qui ont tenté de s’y implanter. En France, plusieurs candidats à l’élection présidentielle de 2007 ont même investi la plateforme, espérant y séduire les jeunes internautes et citoyens. Second Life finit par tomber dans l’oubli à la fin des années 2010. Mais la plateforme existe toujours, fréquentée par environ une communauté d’un million de personnes par mois.
Pourquoi maintenant ?
Après le bref succès de Second Life auprès du grand public, le concept de métavers semblait passé de mode. C’était sans compter deux phénomènes qui l’ont remis au goût du jour. D’un côté, la popularité de jeux vidéo comme Minecraft, Roblox ou Fortnite. Ces trois plateformes ont pour point commun de se dérouler dans des mondes virtuels et partagés par un grand nombre de personnes. Contrairement aux jeux vidéo multijoueurs classiques (World of Warcraft, etc.), elles proposent différentes expériences, qui vont au-delà de leur jeu d’origine. Sur Minecraft, on peut consulter une archive officielle de Reporters sans frontières, ou se promener dans une réplique du Victoria and Albert Museum. Sur Fortnite ou Roblox, on peut assister à des concerts de véritables artistes (Ariana Grande, Lil Nas X, Travis Scott) ou même visiter une réplique du Festival de Cannes. Le but est d’être au carrefour de tous les besoins de socialisation et de divertissement des internautes.
L’Effet Covid
L’autre évènement qui a relancé la mode du métavers est la crise sanitaire de la Covid-19. Entre 2020 et 2021, de nombreux pays ont imposé des confinements partiels ou totaux à leurs citoyens et citoyennes. Cette situation a indirectement profité à l’industrie des nouvelles technologies. Le temps passé en ligne a explosé. En France, par exemple, on s’est connectés à internet 2h25 par jour en moyenne en 2020, soit 20 minutes de plus qu’en 2019. Ce chiffre est resté stable en 2021. Les internautes se sont habitués à réaliser beaucoup de tâches quotidiennes sur internet : des réunions de travail, des jeux entre amis, des cours de sport, etc., rendant plus réaliste la perspective d’évoluer dans un monde entièrement virtuel. « Deux choses sont devenues claires avec la crise de la Covid-19 : nous devons chérir les moments passés avec nos proches, et quand cela n’est pas possible, le numérique peut nous aider à rester connectés avec les autres, écrivait Meta dans un communiqué officiel, en février 2022. Mais malgré tous les progrès des technologies, beaucoup de choses sont encore à améliorer dans nos expériences en ligne. C’est là que le métavers peut nous aider ».
Le changement de nom de Meta, en octobre 2021, a été largement relayé par les médias, et a renforcé l’intérêt de l’industrie du numérique pour le métavers. Cependant, d’autres géants du numérique s’intéressent de près ou de loin au sujet, parfois depuis plusieurs années. Soit au niveau matériel (appareils de réalité augmentée ou virtuelle) soit au niveau logiciel. C’est le cas de Microsoft (qui détient Minecraft), Apple (qui, selon la rumeur, prépare un casque de réalité virtuelle ou augmentée pour 2023), Amazon, Nvidia, Niantic (développeur de Pokémon Go), Epic Games (qui développe Fortnite, mais aussi Unreal Engine, un logiciel de création de mondes en 3D) ou les Chinois Tencent, Baidu et Alibaba.
Les jeux vidéo construisent déjà des métavers
En octobre 2021, quelques jours après l’annonce du changement de nom de Meta, Gene Park, journaliste américain au Washington Post, publiait un édito au titre évocateur : « Mark Zuckerberg nous promet un futur qui existe déjà dans les jeux vidéo depuis des années ». Au-delà de la provocation, cet article touche à une vérité. Sur de nombreux éléments généralement reliés au métavers, l’industrie du jeu vidéo a une longueur d’avance : l’utilisation de la réalité virtuelle et augmentée, la personnalisation d’avatars, le recours à des logiciels de conversation écrite ou vocale pour discuter avec ses amis pendant une partie, la possibilité d’acheter des objets virtuels… Tim Sweeney, PDG d’Epic Games, qui développe Fortnite, a d’ailleurs été l’un des premiers dirigeants du numérique à assumer sa fascination pour le métavers. « La question n’est pas de savoir si le métavers va exister, mais quand il atteindra plusieurs milliards de personnes », expliquait le dirigeant dans une interview accordée au Financial Times en mai 2022.
Entre divertissement et outil professionnel
Là encore, tout le monde ne s’accorde pas sur les utilisations du métavers. Beaucoup d’entreprises y voient un immense potentiel dans le domaine du divertissement. On utiliserait alors les mondes virtuels pour discuter avec ses amis, faire des rencontres, jouer, regarder des concerts, des films, ou même des compétitions sportives en direct… le tout depuis le confort de son canapé. Selon cette définition, le métavers serait composé de mégaplateformes capables de proposer des expériences différentes et de satisfaire nos envies en un lieu unique. Il pourrait aussi bouleverser l’industrie des films et des séries télévisées. Disney, géant américain du divertissement, considère déjà que les technologies liées au métavers représentent « le futur de la narration ». Pourrait-on, un jour, croiser son personnage préféré en réalité augmentée, alors qu’on se balade dans un parc Disney ? Ou prolonger le plaisir d’un film Star Wars dans une expérience immersive dédiée ?
Pour d’autres, l’intérêt du métavers réside avant tout dans la simulation : on pourrait l’utiliser pour créer des « jumeaux numériques » (digital twins, en anglais) d’une chaîne de montage, d’un aéroport ou d’une ville intelligente, afin d’envisager de nouvelles constructions, mieux visualiser des problèmes et les résoudre. On imagine aussi des environnements en 3D pour faciliter la collaboration à distance au sein d’une entreprise. C’est l’une des pistes actuellement explorées par Meta, avec Horizon Workrooms, plateforme qui permet de participer à des réunions d’équipe grâce à un casque de réalité virtuelle.
Cependant, pour les entreprises qui misent sur l’avènement prochain du métavers, il faut le voir comme une rupture technologique, plus que comme une somme d’activités. Ou pour reprendre la définition proposée par Matthew Ball, auteur et analyste américain, spécialiste du sujet : « Le métavers, comme internet, est un réseau d’expériences interconnectées, d’applications, d’appareils électroniques, de produits, d’outils et d’infrastructures. C’est pour cela qu’on ne dit pas que Facebook, Google ou Apple sont internet. Il s’agit plutôt de destinations ou d’écosystèmes, que l’on retrouve sur ou dans internet ». Autrement dit, le métavers viendrait surtout brouiller un peu plus la frontière entre la vie physique et la vie numérique.
Métavers et crypto
Les technologies autour de la blockchain et leurs différentes applications (cryptomonnaies, NFT) sont souvent associées au métavers. Il existe effectivement de nombreux projets en ce sens. Des plateformes proposent d’acheter des parcelles de terrain virtuelles, à l’aide d’une cryptomonnaie, comme The Sandbox ou Decentraland. Les NFT (des objets numériques stockés sur un réseau décentralisé) sont aussi vus comme un moyen de faciliter l’achat et le troc de marchandises virtuelles, par exemple un vêtement pour son avatar ou une arme dans un jeu vidéo, etc. Cependant, il n’est pas du tout nécessaire de passer par la blockchain pour vendre des choses dans un monde virtuel. Au contraire, certains pionniers du métavers s’en méfient ouvertement. C’est le cas du jeu Minecraft, qui a officiellement interdit en juillet 2022 l’utilisation des NFT et des technologies de blockchain dans sa plateforme, par crainte de la spéculation financière et des arnaques dont pourraient être victimes ses joueurs et ses joueuses.
Questions en suspens…
Il est difficile d’identifier les problèmes concrets que soulève le métavers, parce que le métavers n’existe pas encore ! La plupart des entreprises du secteur se projettent sur un avenir à long terme : Meta, par exemple, estime que le métavers n’existera pas avant 10 ou 15 ans. Nous n’avons accès qu’à des petits bouts, ou des projets n’existant que sur le papier. Pourtant, ils font déjà l’objet de critiques. Comment limiter l’impact énergétique, et donc écologique, d’un univers qui va demander énormément de ressources informatiques pour exister en continu ? Intel, géant des semi-conducteurs (des matériaux qui permettent le fonctionnement de nos appareils électroniques et informatiques) prédisait fin 2021 qu’il faudrait au moins multiplier par 1000 la capacité de calcul actuellement disponible afin de satisfaire aux ambitions d’un métavers. Ce qui pourrait faire exploser l’empreinte carbone de l’industrie du numérique, à la fois en termes de consommation électrique, mais aussi d’exploitation de ressources pour fabriquer les appareils nécessaires à ces nouvelles pratiques (casques de réalité virtuelle et augmentée, ordinateurs, serveurs, cartes graphiques, etc.).
La question de l’équipement pose aussi celle de la fracture numérique. Si le métavers devient une expérience surtout destinée à des casques de réalité virtuelle et augmentée, elle ne sera pas accessible à tout le monde, car ces appareils sont onéreux et demandent certaines compétences techniques. Plus généralement, les critiques du métavers rejoignent souvent des critiques déjà adressées au web d’aujourd’hui : la centralisation de nos activités numériques dans une poignée de services privés, le contrôle impossible des contenus violents, la surveillance des internautes et de leurs comportements en ligne, l’omniprésence de la publicité. Les entreprises essaient de rassurer le public, en assurant qu’elles prennent ces sujets très à cœur. Par exemple, certaines promettent que leurs services seront interconnectés : en juin 2022, une trentaine d’entre elles se sont réunies pour lancer le Metaverse Standards Forum, dont le but est de déterminer des standards communs pour le développement d’un futur métavers.
En attendant, de nombreux obstacles restent à franchir avant que ces ambitions deviennent réalité. Reality Labs, la filiale de Meta en charge de la création d’outils pour « renforcer les liens entre les utilisateurs, tout le temps et partout », a enregistré des pertes de près de 3 milliards de dollars au premier trimestre 2022 (elles se sont élevées à 10 milliards pour toute l’année 2021). L’enjeu est de développer des expériences, sans garantie que les internautes ne s’en emparent, mais aussi de commercialiser des équipements. Or, la réalité virtuelle ou augmentée est encore un marché de niche. 14 millions de casques de réalité virtuelle devraient être vendus dans le monde en 2022, d’après les estimations du cabinet d’études IDC, en hausse de 26,6 % en un an. En comparaison, il s’est vendu… 1,3 milliard de smartphones en 2021. Enfin, les régulateurs vont probablement surveiller ces projets de métavers de très près, échaudés par des années de pratiques anticoncurrentielles par les géants du numérique.
En juillet 2022, la FTC, le gendarme américain de la concurrence, a annoncé poursuivre Meta pour son rachat de Within, une start-up qui développe une application populaire de sport en réalité virtuelle. Malgré ces incertitudes, plus de 120 milliards de dollars ont été investis dans des technologies liées au métavers par des entreprises ou des investisseurs privés durant les cinq premiers mois de 2022, d’après une étude récente du cabinet de conseil McKinsey – soit le double de l’investissement dans le même secteur sur toute l’année 2021. Le métavers pourrait être le futur du web. Mais pour le moment, il s’agit surtout d’un pari onéreux sur l’avenir.
Comment modérer le métavers ?
Sur les réseaux sociaux, la haine et la violence sont un fléau que les plateformes ont bien du mal à contenir. Le métavers et ses expériences immersives risquent de compliquer encore plus cette tâche. Plusieurs utilisatrices de plateformes en réalité virtuelle ont déjà témoigné d’agressions, parfois sexuelles, et de leur traumatisme face à ces violences ressenties d’une manière très réelle. Surveiller et lutter contre ces agissements est difficile : il faut prendre en compte les contenus produits par les internautes (textes, photos, vidéos, comme sur un réseau social classique) et aussi leurs discussions à l’oral et le comportement de leurs avatars. Certaines plateformes préfèrent donc armer les internautes. Elles proposent des options pour repousser automatiquement les autres utilisatrices et utilisateurs, ou des zones où l’on peut placer son avatar pour le rendre invisible, en cas de situation délicate. Cependant, Andrew Bosworth, directeur technique de Meta, a admis lui-même qu’une modération à grande échelle du métavers serait « pratiquement impossible ».