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Moulages en silicone pigmenté. Reconstructions faciales de Lucy (A) et de l’enfant de Taung (B) révélant des tons de peau différents. Celui de Lucy a été reconstitué pour ressembler davantage à celui des bonobos, tandis que le ton de l’enfant Taung est plus proche de celui des humains anatomiquement modernes originaires d’Afrique du Sud. Ce type de reconstitution de la peau est basé sur ce que l’on sait de la fonction de la mélanine épidermique © R. Campbell, G. Vinas, M. Henneberg, R. Diogo

Très populaires, les nombreuses reconstitutions de nos lointains ancêtres sont réalisées à partir de leurs crânes ou de rares ossements fossiles retrouvés. Mais que reflètent-elles exactement ? Dans un article en date du 26 février paru dans la revue Frontiers in Ecology and Evolution, une équipe internationale plaide  pour une approche critique de ces reconstitutions faciales et corporelles en s’appuyant sur deux spécimens d’australopithèques bien connus : Lucy et l’enfant de Taung.

Suite à un état de l’art particulièrement exhaustif – du début du 19e siècle aux méthodes médico-légales et informatiques modernes – des méthodes utilisées en reconstruction, les auteurs de l’étude constatent que de nombreuses représentations des hominines dans les musées ou les médias s’affranchissent souvent de toute rigueur scientifique.

En outre, la communauté scientifique, estiment-ils, accepte des reconstitutions réalistes, certes fascinantes, mais sans interroger ce qui les sous-tend. « Les résultats de nos recherches montrent que les reconstructions ont été largement incontestées par la communauté scientifique et exposées dans les musées avec très peu de preuves empiriques pour les étayer », notent-ils dans un article complémentaire à leur étude. « La validité du processus est supposée, avant même d’interroger les artistes sur la fiabilité de leurs méthodes, l’applicabilité de leurs données, voire la production ou publication des données ».

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Deux reconstructions faciales de l’enfant de Taung (sans cheveux ni pigment) réalisées à un an d’intervalle. La variabilité entre ces reconstructions est illustrée par la décision subjective de dépeindre le sujet comme plus proche d’un singe (A) ou plus humain (B) © R. Campbell, G. Vinas, M. Henneberg, R. Diogo

De fait, critiquent les auteurs, ces représentations sont l’objet de biais et de stéréotypes qui reflètent parfois des conceptions racistes ou misogynes. « Nombre des reconstructions ont été influencées par des récits imaginaires sur ce qui est "primitif" et "sauvage", par opposition à ce qui serait "civilisé" et "moderne" », ajoute Rui Diogo, qui a aussi participé à l’étude. Et de prendre pour exemple les représentations de Lucy dans la savane avec un mari et des enfants, « alors que les données empiriques disponibles nous signalent que le concept de petite famille nucléaire est une construction très récente de l’histoire de l’humanité ».

Dévoiler les incertitudes

Leur solution pour remédier à ces biais : la transparence sur les choix qui ont déterminé les traits d’un visage, par exemple. Autrement dit : dévoiler et expliquer les incertitudes. Les auteurs prônent donc une démarche au plus près de l’état actuel des connaissances et des données scientifiques, en laissant le moins de place possible à l’interprétation.

Sur ces principes, les chercheurs ont proposé leurs propres reconstitutions. En associant données scientifiques et travail d’un artiste plasticien, ils ont recréé par exemple, à partir de moulages en silicone (dépigmenté), les visages de Lucy (3,2 millions d’années) et de l’enfant de Taung (mort à l’âge de 3 ans il y a 2,8 millions d’années). Et ils ont ainsi mis en évidence l’importance de certains choix dans les reconstitutions faciales. 

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Modèles numériques montrant la progression de la procédure de reconstruction faciale. Le sujet est basé sur une reconstruction du crâne de Neandertal Amud 1 et de la mandibule associée reconstruite à l’origine par Suzuki et Takai (1970). Les tissus mous faciaux ont été reconstruits à l’aide de modèles de régression développés par Simpson et Henneberg (2002) à partir de matériel humain moderne.

Les limites de la reconstruction faciale

Or, constate Gabriel Vinas, un des auteurs artiste plasticien, « les méthodes permettant de réaliser des reconstructions scientifiquement justifiées ne sont pas encore tout à fait à notre portée, malgré ce que de nombreux artistes et institutions annoncent volontiers ». A quoi pouvaient bien ressembler par exemple les tissus mous (épaisseur de peau, muscles) ? Les scientifiques ne disposent que d’informations imprécises  : « En l’absence de tels tissus dans les archives fossiles, il n’y a aucune preuve directe permettant aux praticiens d’extrapoler leur apparence, ou avec lesquels comparer leurs résultats. Les praticiens de la reconstruction faciale doivent donc utiliser des méthodes développées dans les études sur l’Homme anatomiquement moderne, qui se sont principalement concentrées sur le visage », soulignent les auteurs.

Maya de Buhan, mathématicienne au Laboratoire de mathématiques d’Orsay et qui a participé à la mise au point d’un logiciel destiné à la reconstitution de visages à partir de crânes dans le cadre d’un groupe de recherche interdisciplinaire (Facile) Sorbonne université Paris – regroupant anthropologues, chirurgiens maxillo-faciaux et médecins légistes – rejoint les auteurs de l’étude. « La reconstruction faciale est loin d’être une science exacte, car il y a des limites » d’autant plus nombreuses qu’on « essaie de reconstruire des personnes pour lesquelles on n’a pas de base de données répertoriant des informations précises », comme pour nos lointains ancêtres. « Ceux qui reconstruisent doivent extrapoler à partir de données de sapiens, actuelles ou de grands singes… la forme du crâne peut donner des informations, mais il est impossible d’en avoir sur la position des yeux dans les orbites, la forme des narines, la taille des oreilles, la pilosité, la couleur de peau… ». 

Et l’apport de l’analyse ADN ?

Les récentes avancées dans le domaine de la détection et l’analyse de l’ADN chez les hominines éteints offrent la possibilité d’améliorer considérablement les méthodes de reconstruction faciale. La comparaison entre les génomes de chimpanzé, de bonobo et de sapiens a révélé des similitudes entre les espèces et permis aux scientifiques de reconstituer l’ascendance entre elles. L’ADN des néandertaliens a été séquencé en 2010 à partir d’un fossile vieux de 38 000 ans, ce qui a permis de comparer le génome de Neandertal à celui des humains modernes ; et plus récemment, en 2019, l’analyse ADN de petits fragments d’os et de dents de dénisoviens ont généré - bien que sujets à caution - des plans corporels pour ces hominines archaïques.

Cette expérience prometteuse reste isolée, car il est rarement possible de récupérer de l’ADN ancien. En effet, la conservation de molécules d’ADN durant plusieurs dizaines de milliers d’années est improbable donc laisse peu d’espoir de retrouver l'ADN des hominines les plus anciens. Reste toutefois la protéomique, qui permet d’étudier la structure moléculaire (des polypeptides) dans les os anciens et qui se conserve mieux que l’ADN. Cependant, la génétique ne fournit pas actuellement les mesures précises nécessaires pour la reconstruction à la fois des tissus mous d’hominines et des structures osseuses, soulignent les auteurs.

Pour conclure, les chercheurs espèrent que cette approche critique des représentations des hominines anciens, avec ses incertitudes, incitera dorénavant les scientifiques et les artistes à se rapprocher autant que possible d’un résultat proche de l’état actuel des connaissances scientifiques. Une démarche indispensable selon eux pour comprendre la formation de la lignée humaine et ce que signifie être humain.