"Le mot "scandale" n'est pas très utilisé par les chercheurs dans le cadre de leur démarche scientifique. Mais néanmoins, considérant toutes les conséquences qu'a eu l'usage de chlordécone aux Antilles sur le plan sanitaire mais aussi sur le plan économique et sociétal et les circonstances dans lesquelles ce chlordécone a été autorisé, oui, on peut parler de "scandale"." Utilisé de 1972 à 1993 aux Antilles, le chlordécone a permis de lutter contre le charançon du bananier. Cet insecte entrave la production des fruits et menace donc l'activité économique. Déposé auprès des plantations, ce pesticide a ruisselé jusqu'au littoral et dans les nappes phréatiques, contaminant ainsi l'écosystème et les habitants de ces îles. En janvier dernier, une ordonnance de non-lieu clôt 16 années d'enquête. Une des raisons invoquées est que le faisceau d'arguments scientifiques à la date des faits ne permettait pas d'établir à l'époque le lien de causalité certain exigé par le droit pénal. Pourtant, les scientifiques alertaient depuis longtemps sur le danger potentiel du chlordécone. "Je travaille sur le chlordécone depuis 1999 environ. Mais deux ans auparavant, j'avais été informé de ce problème par Alain Kermarrec, directeur de recherche à l'INRA. Il avait rédigé en 1980 un rapport extrêmement détaillé adressé au ministère en charge de l'environnement qui montrait une contamination massive de la faune sauvage par le chlordécone en Guadeloupe. On n'avait jamais entendu parler du chlordécone et il disposait d'énormément de données qui montraient que le chlordécone était une substance neurotoxique, toxique pour la reproduction et qui induisait des tumeurs, tout cela sur des espèces de rongeurs qui étaient le modèle animal déjà utilisé. Donc on avait déjà des indications au début des années 1960." Pourtant, deux études ainsi qu'un autre rapport de 1977 ne convainc pas l'administration française de la dangerosité de ce produit, à la différence des États-Unis. Là-bas, en 1975, différentes autorités américaines ferment l'unique usine de production de chlordécone en raison des méfaits sur la santé des travailleurs et sur l'environnement. Sa fabrication, son utilisation et son exportation sont interdites dès 1977. Les études scientifiques aboutissent à une classification de ce pesticide comme cancérogène possible pour l'homme auprès de l'Organisation Mondiale de la Santé, en 1979. Avec la destruction des stocks, l'histoire aurait pu s'arrêter là. "Comme le chlordécone n'était plus disponible en provenance des États-Unis, une compagnie française a racheté le brevet et a demandé une nouvelle autorisation en 1981. On en savait suffisamment sur les conséquences sur la santé mais aussi sur l'environnement avec l'ensemble des connaissances acquises les années précédentes pour ne pas l'autoriser. Alors les raisons qui ont amené à cette autorisation sont inconnues. Les archives de la Commission des Toxiques qui statuaient sur ce point-là ont disparu." Pour les juges qui ont prononcé un non-lieu, les études sur la toxicité du chlordécone, menées sur des animaux de laboratoire ou des ouvriers victimes d'une intoxication aiguë, ne permettaient pas de connaître les conséquences sur des gens ne manipulant pas ce pesticide, aussi appelés "population générale". Or, cette étude sur l'exposition chronique au chlordécone aurait été uniquement possible en France. A l'exception de la France, il n'y avait aucune raison de faire des études en population générale. En 1975, les États-Unis qui était le seul producteur du chlordécone a interdit sa production, sa vente, son importation et son exportation. Ça a résolu le problème du chlordécone dans le reste du monde." Sauf en Guadeloupe et en Martinique, où le scandale sanitaire a fini par éclater à la fin des années 1990. "C'est une norme européenne qui obligeait à rechercher les pesticides qui sont ou ont été utilisés dans le territoire concerné. En 1999, on redécouvre le problème aux Antilles. Dans les années suivantes, on découvre que l'ensemble de la population est contaminée par l'alimentation. Là, on se trouve face au défi de rechercher quelles peuvent en être les conséquences." A haute dose, comme ce fut le cas pour les ouvriers américains de 1975 le chlordécone provoque des troubles neurologiques comme des tremblements, augmente la taille du foie et perturbe la production de sperme. Aujourd'hui encore, les chercheurs de l'Inserm étudient ces conséquences à faible dose chronique sur des personnes contaminées via l'eau ou l'alimentation. "Les travaux qui ont été réalisés aux Antilles au cours de ces 20 dernières années ont montré que cette exposition chronique entraîne un surrisque de survenue du cancer de la prostate. D'autres études se sont focalisées sur des populations dites sensibles et là, les principales conclusions ont été que cette exposition des femmes enceintes au chlordécone entraîne un surrisque de naissances prématurées. S'agissant des conséquences sur la santé des enfants c'est un impact sur le bon développement neuromoteur et neurocomportementale. Ce sont des atteintes qui ne correspondent pas à des maladies proprement dit. Au niveau développemental, on mesure des scores de performance. Eh bien le chlordécone affecte ces scores. Toute la question qu'on peut se poser et qu'on se pose toujours : quelles conséquences cela peut avoir à l'âge adulte ?" Malgré ces nombreuses études qui observent un lien entre chlordécone et survenue de troubles de la santé les scientifiques se montrent prudents sur la nature causale de cette association. "On n'est jamais certain dans les sciences du vivant et dans les sciences en général. On a un état de connaissances mais même les plus grandes certitudes peuvent être remises en cause, c'est le propre de la science. On peut disposer d'éléments qui fait que, raisonnablement, les associations dans les cas des études épidémiologiques correspondent bel et bien une réalité. Mais ça ne suffit pas ! Il faut, pour que cette association et ces relations soient causales, pouvoir trouver un certain nombre d'éléments, notamment une explication biologique. Les études expérimentales chez l'animal in vivo mais aussi dans le tube à essai, dans des modèles cellulaires montrent qu'effectivement le chlordécone a des propriétés cancérogènes. C'est la raison pour laquelle, lorsque les autorités ont demandé à l'Inserm de se prononcer sur la causalité de la relation entre le chlordécone et le cancer de la prostate, on n'a pas répondu : "oui c'est causal" ou "c'est la cause", parce que de toute façon, il y a beaucoup de facteurs qui interviennent dans le cancer de la prostate, mais on a considéré, tenant compte des éléments actuellement disponibles, que l'association qu'on observait dans les études épidémiologiques était vraisemblablement causale." Or cette causalité scientifique issue d'un jugement peut rarement être démontrée. "S'agissant des substances chimiques, on ne peut pas faire des études expérimentales au génome, ou on ne peut pas dire : "Ecoutez, on va vérifier, si c'est cancérogène, eh bien, consommez tel produit chimique ou soyez exposés au chlordécone, puis on verra dans 20 ou 30 ans." Néanmoins, et je pense que c'est important d'insister, on en sait suffisamment en termes de conséquences sanitaires pour que l'action publique puisse intervenir dans l'étape de la prévention et de la gestion. Parce que si on avait besoin de certitudes, malheureusement on ne ferait rien."