Faut-il sauver les langues en danger ?
Avec François Yvon, chercheur en traitement du langage parlé (Limsi / CNRS) et Alexis Michaud, chercheur en linguistique (CNRS).
Réalisation : Anthony Barthélémy
Production : Universcience
Année de production : 2019
Durée : 26min24
Accessibilité : sous-titres français
Faut-il sauver les langues en danger ?
VERSUS FAUT-TIL SAUVER LES LANGUES EN DANGER ?
Je m'appelle François Yvon. Je suis chercheur au CNRS, dans un laboratoire qui s'appelle le LIMSI, à Orsay, et je travaille sur la traduction automatique, et plus généralement sur le traitement automatique des langues naturelles. Alors moi, je pense que les technologies du traitement automatique des langues sont très utiles pour documenter et à long terme pour œuvrer à la préservation de toutes ces langues en danger.
Alexis Michaud Je m'appelle Alexis Michaud. Je suis chercheur en linguistique au CNRS. Le numérique va-t-il sauver les langues ? Si ça veut dire : "Google va-t-il sauver les langues ?" La réponse est non. Parce qu'ils s'arrêteront là où ils trouveront les bornes de leur rentabilité. Et donc c'est avec nos outils à nous, des outils de linguistes, qui seront des outils numériques eux aussi, qu'il faut aller documenter les langues et faire ce travail tout à fait urgent de constituer une documentation fiable et abondante.
RÉTRO Archives 1 La population de la vallée d’Ossau a toujours été sensible à l’existence de la langue, mais elle ne savait pas comment lutter contre son extinction.
Archives 2 Le parlange en Poitou-Charentes -Vendée s'appuie aujourd'hui sur des écrivains, des conteurs, des artistes bien dans notre siècle. Ce sont aussi des chroniques sur les ondes d'une radio de Poitiers utilisant des textes existants et aussi des créations.
Archives 3 Cet homme est un conteur. En Afrique, un "griot". Par sa parole, se transmet la mémoire, l'histoire. Un petit morceau du patrimoine de l'humanité.
Archives 4 L'Afrique est effectivement une île aux trésors pour un linguiste, puisque ce continent contient environ 2000 langues, c'est à dire à peu près un tiers des langues du monde. Et bon nombre d'entre elles sont en voie de disparition.
Archives 5 - Il existe désormais des applications. Les enfants testent pour nous la toute dernière mise en ligne, "S Mimi ùn de Leo", une souris et un renard complètement bilingues. - Je trouve ça bien pour les... pour les gens qui savent pas vraiment parler alsacien. - Pour les grands, il existe une autre application, un peu plus osée.
Archives 6 Désormais, en tapant "Google Traduction" sur votre clavier, parmi les 103 langues proposées par le logiciel de traduction en ligne, vous pourrez choisir le corse.
FAUT-IL SAUVER LES LANGUES EN DANGER ? Alexis Michaud Faut-il sauver les langues ? Alors, la réponse du linguiste, évidemment, ce serait oui, parce que sinon, c'est la panique. La linguistique est une discipline essentiellement empirique. Et donc, on se pose une question au sujet des langues humaines. Est-ce que dans une langue humaine, c'est possible qu'il n'y ait par exemple que deux voyelles ? Cette question là, c'est une question empirique. Si on trouve une langue qui fonctionne comme ça, alors c'est possible. Et si on n'a aucun exemple, on va spéculer, on va essayer d'extrapoler. Mais comme le savent les scientifiques, extrapoler, c'est pas très scientifique. Donc au fond, on a besoin d'une très très grande base empirique. Et si on dit qu'il y a au monde 5000, 6000, 7000 langues. Ça dépend comment on compte, comment on distingue. Il n'y a pas de frontière nette entre... des dialectes bien différenciés et puis des langues différentes. Il est important d'avoir un bon échantillon et si possible, d'avoir des informations sur toutes ces langues. Alors, ça représente un travail colossal et une urgence, du fait qu'aujourd'hui, il y a peut être 300 langues qui vont être touchées par les technologies qui ont été évoquées, que les grandes compagnies prennent en charge, on pourrait dire. Et puis, ça laisse... 95 % des langues pour lesquelles le travail n'a pas d'utilité... n'a pas de valeur commerciale, n'est pas rentable, en un sens. Et c'est donc à des institutions publiques ou à des passionnés, à des associations de... de s'en occuper. François Yvon Oui. Ma réponse est un peu dans le même sens. La première question qu'il faut se poser, c'est : il faut les sauver de quoi en fait ces langues ? Donc... Le danger qui est brandi ou qui est sous-jacent au petit extrait qu'on vient de voir, c'est le danger de la disparition, mais... Une langue disparaître quand il n'y aura plus personne pour la parler. Donc peut-être qu'il faut s'occuper aussi de sauver les personnes qui parlent ces langues ou de... de sauver leur mémoire, d'une certaine manière. Sauver leur mémoire, ça veut dire quoi ? Ça veut dire les enregistrer, enregistrer les contes, enregistrer les récits, noter ce qui peut être noté, quand les langues sont écrites. Parce que beaucoup de langues, de celles dont vous parlez, ne sont pas écrites, n'ont pas de système d’écriture. Donc il va quand même falloir les enregistrer et les documenter peut-être d'une autre manière. Est-ce que ça suffira pour les sauver ? La question mérite d'être débattue. J'en suis pas tellement persuadé, mais vous avez peut-être une autre réponse. Alexis Michaud Sauver... Oui. Ce serait la même réponse de dire qu'une langue est sauvée si on a rassemblé un fonds documentaire qui est étendu et qui est de bonne qualité, qui permet que les questions qu'on se pose au sujet de cette langue puissent être très diverses. Si quelqu'un a mené une enquête au sujet du vocabulaire, par exemple des filets, dans cette langue, en disant : "Quels termes ils-ont pour désigner... les filets de pêche, les filets dans lesquels on porte des choses, la façon de tisser les filets ?" S'il y a eu une étude passionnante là-dessus, mais que la personne s'est vraiment concentrée uniquement sur son sujet, il va manquer beaucoup de choses. En revanche, si les gens qui sont allés sur le terrain, c'étaient des linguistes qui étaient formés à la description linguistique, à l'enquête sur le terrain, alors ils auront pensé à jeter leurs filets à eux de façon assez large pour recueillir au moins un petit échantillon de parole dite "spontanée", ce que les gens racontent. Ça peut être des récits de vie, leurs récits à eux. Ça peut être un récit d'artisan qui savait fabriquer une arbalète par exemple, et qui explique comment il fallait choisir le bois pour l'arbalète. Ça peut être des histoires traditionnelles racontées soit de façon extrêmement cérémonielle et rituelle, soit un peu comme nous on raconterait "La Belle au bois dormant", avec, peut-être pas forcément le talent d'un grand conteur, mais en tout cas la connaissance de la trame et de cette histoire. Donc faire que les langues se perpétuent, ça c'est vraiment autre chose. Et au sens... Au sens où les langues changent en permanence, on peut pas faire que les langues se perpétuent à l'identique. Je pense que vous seriez d'accord. François Yvon Oui et c'est pour ça que le sous-texte à nouveau qui est que la technologie va peut-être aider à sauver les langues, c'est un point de vue intéressant, mais très loin d'être suffisant, parce ce que sauver les langues, c'est sauver... sauver les enfants ou sauver les pratiques éducatives qui font que les enfants comme ceux qu'on a vus ont accès à des dispositifs qui leur permettent d'apprendre les langues, ont accès à des profs qui parlent ces langues, puissent être éduqués dans ces langues de manière à ce que les langues, comme vous dites, se perpétuent, se développent, continuent d'évoluer et ne restent pas à un état presque nécrosé, où on les aurait enregistrées, mises sous bocal... pour toujours. Alexis Michaud Les langues en danger finalement, c'est des langues de sociétés en danger. Parce que les locuteurs, généralement, se portent bien. C'est simplement que ce qui menace la langue, c'est le remplacement par une autre langue. C'est à dire que les enfants vont à l'école. Parfois, l'école est loin du village, donc ils sont en immersion pour apprendre une langue nationale, qui va leur donner accès à toutes les merveilles de l'écrit, qui sont de grandes merveilles. Ça va leur donner accès aussi à d'autres langues qu'ils vont apprendre à l'école : l'anglais, d'autres langues. Et il s'agit pas de les priver de ça. Donc on peut dire que pour un individu, ça peut être une tout à fait bonne chose de quitter, au moins provisoirement, son village, de tourner le dos provisoirement à la culture de papa et maman, et puis aller découvrir tout un tas de choses. Ensuite, du point de vue de la société qui perd cette chaîne de transmission traditionnelle, c'est une tragédie. François Yvon Du coup, on pourrait dire qu'il y a un deuxième sens dans lequel... les technologies peuvent aider à la préservation des langues, c'est si les technologies finalement, elles deviennent... elles se développent d'une telle manière qu'apprendre des langues, y compris rares, est rentable. C'est à dire que de la connaissance est disponible dans ces langues rares, des... des textes, il y a un Wikipedia dans ces langues rares, des cours, etc., qui font que les enfants peuvent apprendre ces langues et elles en tirent un bénéfice parce qu'aujourd'hui, beaucoup des ces langues peu documentées ou rares en fait, il y a aucune rentabilité économique ou sociale à les apprendre en fait, pour les enfants. Et même les parents les poussent à les oublier, d'une certaine manière, pour aller vers des langues qui sont plus utiles à certains points de vue ou vues comme plus rentables, un apprentissage plus rentable. Alexis Michaud C'est là que les linguistes ont peut-être quelque chose à dire sur la façon dont se fait l'apprentissage des langues et comment un bon apprentissage de la langue maternelle peut être une excellente base pour ensuite apprendre d'autres langues et avoir en plus cette richesse de la comparaison qui fait qu'on ne dit pas quelque chose "parce qu'on le dit comme ça, un point c'est tout", et l'orthographe aussi "c'est comme ça, parce que c'est comme ça", mais de pouvoir avoir cette diversité de points de vue qu'apporte la connaissance de plusieurs langues. Donc regarder les langues maternelles comme une richesse, c'est important. C'est peut-être un regard de linguiste. Les regarder comme un tremplin vers d'autres apprentissages, c'est non seulement un point de vue de linguiste, car c'est vraiment ce qu'on pense. François Yvon C'est vrai aussi. Alexis Michaud Mais en plus, c'est quelque chose qui est... rentable du point de vue des autres apprentissages. C'est à dire que tourner le dos résolument à sa langue ou dire : "On va parler à nos enfants une autre langue que nous pour les aider", ça peut être leur rendre un très mauvais service. Parce que ce sera pas forcément la langue qu'on souhaite leur apprendre puisque précisément, on a du mal à la parler. Et ça ne les met pas en confiance de savoir qu'ils sont les héritiers d'une langue que leurs parents étaient stigmatisés comme ne parlant pas très bien. Donc, de ce point de vue là, tout ce qui est... l'accompagnement de l'enseignement avec un élément de langue maternelle, c'est quelque chose qui peut être extrêmement utile. François Yvon Alors, il y a une autre question que j'ai envie de vous poser, qui est que, effectivement on se pose la question de préserver les langues en danger, mais quid des nouvelles langues ? Puisque, la population terrestre s'accroissant, on peut imaginer que de plus en plus de langues sont parlées sur Terre. Est-ce que c'est vrai ? Alexis Michaud Ça, c'est une question intéressante de dire : l'humanité... court peut-être au devant de grands dangers, mais en attendant, la population augmente, et donc, les innovations, les créations langagières, comme on en fait régulièrement, qui sont la source des innovations qui se forment, des petits sociolectes, des langues que partage un certain groupe social, avec des mots à la mode. On en trouverait au sein de nos labos, et puis dans le dialogue entre nos labos, est-ce qu'il y a pas le potentiel de tout recréer, toute cette diversité et plus encore ? très clairement négative, celle du linguiste, qui dirait que finalement les langues s'influencent par des pressions locales, et que si on a une région, comme le Caucase du Nord Ouest, traditionnellement où il y avait une langue qui aurait peut-être 50 consonnes, d'autres 60, d'autres 70, celle qui en aurait 80, elle se signalerait un petit peu comme étant plus riche en consonnes que ses voisines. Mais pas tant que ça, puisque finalement, si la langue maternelle a 68 phonèmes, bon... 68, 80, on y arrive, pour les consonnes. Et puis, pour les voyelles, si une langue d'à côté a 3 voyelles, et que la langue maternelle en a 2, s'il y avait à côté une langue qui n'ait qu'une voyelle par exemple, qui se passe en fait au fond d'opposition vocalique, c'est des systèmes qui pourraient assez bien coexister dans la pratique de locuteurs qui sont, toujours à des degrés plus ou moins grands, bilingues ou multilingues. Si on a ce court-circuit qu'introduit la présence, par exemple, de l'anglais en imaginant que ce soit une langue seconde pour tout le monde. Si on va à l'école, pour communiquer avec d'autres pays, on apprend l'anglais. Alors vont coexister, dans la tête de tous les locuteurs humains, deux systèmes, dont l'un sera l'anglais. Et du coup, c'est très difficile d'imaginer que... l'autre système, quel qu'il soit, qui sera les 6000 autres langues, en ressorte indemne et ne connaisse... et que des systèmes aussi diversifiés que ceux qu'on constate actuellement, au 20ème siècle, début 21ème, dans les langues du monde, puissent éclore du fait de court-circuit permanent, qui fait qu'un centre irrigue la périphérie de façon très directe, par les médias et la communication d'Internet, du téléphone qui fait qu'au lieu de se diffuser de proche en proche à des échelles très longues, les innovations... sont disponibles pour chacun. (12:55) RÉACTION « POUR TROUVER LEUR PLACE DANS L’ÉCONOMIE MODERNE, LES MEMBRES D’UNE COMMUNAUTÉ ONT SOUVENT DÉLAISSÉ LEUR LANGUE MATERNELLE ET ADOPTÉ LA LANGUE DOMINANTE DU PAYS. » STEVEN BIRD, LINGUISTE. THE CONVERSATION, 2016. François Yvon (13:06) Steven Bird a beaucoup étudié les langues en danger. Il a été un des pionniers sur l'idée de... d'utiliser les technologies de traitement automatique des langues pour documenter ou accélérer la documentation de ces langues. Je pense que ce qu'il dit est tout à fait raisonnable. Enfin, c'est un point de vue qu'on peut adopter, même si la question de la langue dominante du pays est discutable, puisque dans beaucoup de pays il y a plus qu'une langue dominante. Alors après, il est vrai que... les situations que lui a beaucoup étudiées, c'est les situations de... des langues d'Australie, dans lesquelles la langue dominante est clairement l'anglais et donc la rentabilité de l'apprentissage de l'anglais est évidente pour permettre aux enfants des communautés autochtones de s'insérer dans l'économie... moderne, on va dire, d'une certaine manière. Donc j'ai rien à redire à cette citation, sinon qu'effectivement... À nouveau sous-entendue pour Steven Bird, il y a l'idée que ce faisant, les... On perd quelque chose quand les enfants abandonnent leur langue maternelle. Que perd-on ? On a déjà eu un peu cet embryon de discussion tout à l'heure. Moi, je souscris à l'idée que... ils perdent la capacité d'apprendre de multiples autres langues. Parce que le fait de grandir dans sa langue maternelle et de la pratiquer, de l'apprendre à l'école, ça permettra d'autres apprentissages plus tard des langues dominantes ou d'autres langues de contact qui existent dans le pays. Alexis Michaud Oui, c'est un constat en fait, qu’il formule, un constat très général de changement de langue qui peut se faire en quelques générations, qui peut être très rapide. Et il parle aussi de l'économie moderne et... C'est sûr qu'aujourd'hui, les pressions économiques sont aussi des pressions sociales, environnementales qui font que, des régions entières se désertifiant, les gens sont contraints, faute d'eau, de quitter le village. Et la langue, finalement, vivait dans un écosystème, qui se trouve bouleversé et qui... sans doute de façon irréversible. Donc là, un collègue revenait du plateau himalayen. Il avait constaté là-bas, dans un travail de collecte de langue, du Ladakh, que certains villages étaient privés d'eau. Et les glaciers au-dessus du village ayant fondu, l'alternance qui faisait que la neige se déposait et puis ensuite coulait sous forme liquide, irriguait les petits champs qui permettaient de survivre... les ruisseaux sont à sec. Donc les gens réfléchissent et puis, au bout d'un moment, ils n'ont plus les moyens de subsister sur place sauf en faisant venir de la nourriture et puis quand il faut faire venir aussi de l'eau, on quitte le village, parce que ça n'est plus tenable. Donc au fond, c'est pas tellement un choix individuel qui serait un choix de dire : "Est-ce que je vais plutôt choisir, prendre le parti de garder ma langue, la transmettre aux enfants et de rester au village ?" Ou bien... Mais beaucoup de gens se trouvent dans des situations où ils n'ont pas le choix et où ils se trouvent pris dans des logiques de migration qui sont très importantes. Et il va de soi que si tout un peuple est déplacé ou déporté, comme ça a été des stratégies de gouvernement appliquées dans l'Union soviétique et ailleurs, on voit les résultats sur la langue. Les gens apprennent, devenus réfugiés, ils apprennent la langue du pays qui les accueille. Et en une ou deux, trois générations, la langue est perdue. On a eu une visite au Lacito de la petite-fille de Tevfik Esenç, ou Tevfic Saniç, le dernier locuteur de la langue oubykh, une langue du Caucase du Nord-Ouest et... Des savants, Georges Dumézil, avaient compris qu'ils avaient face à eux le dernier locuteur d'une langue passionnante. Une de ces langues dont on se dit que peut-être elle n'avait en effet pas d'opposition vocalique et que toutes les oppositions... François Yvon (16:50) Une seule voyelle. Alexis Michaud Tout était dans les consonnes. Comme ils étaient conscients de l'importance scientifique, ils ont fait des tas d'enregistrements importants. Dumézil appelait Tevfik Esenç "mon maître et ami" : Tevfik Esenç, Tevfik Saniç. Et donc sa petite-fille est venue, elle cinéaste, faire un reportage sur... la langue oubykh et l'enquête documentaire. Mais elle évidemment, étant née en Turquie, parle turc. François Yvon (17:13) Elle a perdu cette langue. Alexis Michaud (17:16) Évidemment, on retrouve quelques mots. On peut apprendre quelques mots de la langue disparue. Mais pour autant, ce n'est plus la langue telle qu'elle était parlée. À mes yeux, le travail de sauvegarde a été fait, dans la mesure où il y a des textes de cette langue qui permettent à quelqu'un de l'apprendre, de même qu'on apprendrait le grec ou le latin et de trouver à satisfaire sa curiosité, et aussi à répondre à certaines questions linguistiques. François Yvon Et à quel point c'est possible, en fait, de reconstruire une langue à partir de ces enregistrements ? Qu'est-ce qu'il faut au minimum pour reconstruire ? Il faut des enregistrements oraux ? Il faut des bandes-son ? Il faut des écrits, il faut... ? Alexis Michaud Alors "reconstruire" : est-ce que vous pensez à ranimer la langue... Oui, ranimer, quelque chose comme ça. Ranimer, ça c'est une grande entreprise. Et sans doute, on va construire quelque chose de nouveau au fond. Avec des gens qui viendront avec le projet qui est le leur, le contexte politique et social qui est le leur et sans doute un besoin de standardisation parce qu'ils ont besoin collectivement de décider qu'ils seront les locuteurs de telle langue. Donc ils choisiront parmi les dialectes, etc. Donc ce sera une langue... François Yvon À qui il faudra redonner une forme et... s'accorder sur... tout un tas de choix sur l'inventaire vocalique, si on doit écrire la langue, etc. Alexis Michaud Donc ce sera une langue en partie artificielle qui gardera comme norme les documents authentiques qui ont été enregistrés. Donc ça c'est en effet des documents authentiques, au sens où la langue qu'elle fixe n'a pas été inventée par le linguiste. Mais la langue qui va renaître, elle, ce sera le projet d'une nouvelle communauté. Donc un en un sens, ce sera une... François Yvon (18:49) Une recréation. Alexis Michaud Un nouveau dialecte, au moins, et peut-être à terme, une nouvelle langue. Une recréation, oui. #VERSUS FAUT-IL SE RÉJOUIR DE L’EXISTENCE DE GOOGLE TRADUCTION ? François Yvon Est-ce qu'il faut se réjouir de Google Traduction ? Alors ça, c'est une question pour moi. Effectivement, moi je me... Je pense que d'une certaine manière, il faut s'en réjouir, parce que c'est très utilisé. Et donc, si c'est très utilisé, c'est que d'une certaine manière ça répond à un besoin et c'est un besoin qui est toujours d'aller vers une autre langue. C'est un besoin de s'ouvrir à d'autres textes, à une autre culture, à d'autres sources d'information, à d'autres... histoires. Et je pense que Google Traduction ouvre cette possibilité-là pour un nombre extrêmement important de personnes. Après, on peut se dire, à l'envers, l'existence de Google Traduction finalement dispense tout le monde de faire l'effort d'apprendre les autres langues et donc d'aller par sa propre démarche intellectuelle vers d'autres langues, vers d'autres cultures, etc. Mais peut-on apprendre soi-même les 103 langues que Google Traduction connaît, j'en doute, donc... Dans un premier temps, j'aurais envie de répondre : oui, il faut se réjouir de Google Traduction, même s'il faut s'accabler de... de la médiocrité des traductions produites par Google Traduction en général. Dans bien des cas, la traduction est acceptable. Mais elle est rarement très bonne et il y a de nombreux exemples Enfin il est facile de construire des exemples dans lesquels la traduction est complètement erronée. Donc il faut se réjouir de Google Traduction. Il faut se réjouir qu'on va encore arriver à améliorer Google Traduction dans le futur et peut-être le développer pour plus de langues et... et en améliorer la qualité. Je sais pas si vous partagez cette vision optimiste. Alexis Michaud Oui, ou alors, pour reprendre notre casquette de scientifique, on dirait que quand on juge pour dire si c'est bien ou pas, c'est que le fond n'est pas atteint. Et c'est pas tellement notre travail de dire s'il faut s'en réjouir ou non, mais... peut-être comment l'articuler avec notre pratique de chercheurs, et de dire : "Au fond, comment on peut se raccrocher à ça ?" Alors, est-ce que ça veut dire des collaborations ? Est-ce que ça veut dire une vision qui serait la nôtre de dire qu’on pourrait proposer une sorte de service public des langues, qui soit de la traduction et qui porte peut-être un autre nom que Google, et qui soit peut-être plus accessible à nos utopies à nous, de dire que si on pratique une sorte d'égalitarisme militant entre langues, on voudrait un Google Traduction qui ne soit pas limité par cette vision de rentabilité, qui donc dépassera sans doute pas 300, peut-être 500 langues, 600 langues, ce serait étonnant, et de créer un service public de traduction qui fasse appel aux talents combinés des ingénieurs en traitement informatique de la parole et des linguistes. François Yvon (21:34) La difficulté, c'est que Google Traduction, on peut l'accuser d'être ou d'avoir été anglocentré, d'une certaine manière, puisque beaucoup de traductions se font en passant par l'anglais ou se sont faites en passant par l'anglais. Mais le fait est que, vu la manière dont fonctionne Google Traduction, sur la base de grands corpus d'exemples annotés... Comment dirais-je ? Ces exemples n'existeront que dans les... pour les paires de langues pour lesquelles il y a eu... une raison économique en fait de construire ces traductions, des traducteurs qui se sont... au fur et à mesure des années, qui se sont collé d'écrire ces traductions, que maintenant Google Traduction peut exploiter. Donc Google Traduction, finalement c'est... n’est rien d'autre que la mémoire de tous les traducteurs du monde, donc... que cette mémoire soit rendue accessible à tout le monde, c'est déjà un geste extraordinaire. Effectivement on peut espérer, on peut souhaiter, on peut rêver... que la qualité de traduction qu'on observe pour certains couples soit généralisée à tous les couples de langues, y compris celles qui sont pas encore documentées ou autorisées par Google Traduction. Alexis Michaud Peut-être une autre perspective, ce serait de dire : "Il y a 25 ans, ça marchait vraiment pas bien" La reconnaissance automatique de la parole, la traduction automatique. Les pionniers ayant toujours travaillé, y ayant toujours cru mais... du point de vue de l'utilité, il y avait peu de personnes pour s'en réjouir. Alors si on se projette 25 ans plus tard, on pourrait se dire que les technologies ayant à nouveau progressé, cet objectif un peu idéal deviendrait possible, et donc essayer de se projeter au-delà de Google Traduction vers des nouvelles technologies qui permettraient en effet de déployer, avec de plus petites quantités de données, des systèmes de traduction qui connaîtraient mieux ce qu'est une langue humaine au fond, qui auraient pas besoin simplement de statistiques sur les mots dans telle langue, mais qui comprenant mieux... Enfin, comprenant mieux... arrivant à mieux modéliser l'architecture des langues du monde, permettrait d'entraîner sur de petites quantités de langues, de réensemencer avec de petites quantités d'une certaine langue des modèles généralistes déjà très bien entraînés et ainsi de créer de la traduction. Est-ce que c'est de la science-fiction ? Ou c'est des choses que vous entrevoyez dans votre pratique de chercheur en traitement automatique des langues dès maintenant ? François Yvon La question est un peu difficile parce que d'une certaine manière Google Traduction montre l'intérêt ou l'appétence que crée l'existence de tels services. C'est à dire que dès que ça existe, on voit que les gens s'en emparent qu'ils en font plein d'autres choses, qu'ils s'en servent pour... téléphoner à l'étranger, qu'ils s'en servent pour voyager, pour apprendre des langues, donc... Il y a une envie qui est là et Google Traduction la révèle. Maintenant, Google Traduction vu du point de vue de Google, c'est aussi un énorme challenge technologique puisqu'il faut maintenir 100x100 couples de langues à traduire, trouver des données pour ces couples de langues, donc… la démarche ou la direction que prend Google Traduction c'est de standardiser en fait l'usage de toutes ces langues, et donc la manière de construire des systèmes de traduction, donc de s'éloigner de la richesse... enfin de s'éloigner de la complexité des langues pour construire des systèmes qui traduisent tout de la même manière, pour lesquels il n'y a aucune différence entre l'anglais, le finnois, le turc ou... et que tout doit rentrer dans le même moule et se traduire avec les mêmes outils dans toutes les directions possibles. De ce point de vue-là, je ne suis pas sûr de partager l'optimisme qui voudrait que petit à petit on arrive à faire des choses très très cousues main pour des couples de langues très très particuliers. Je pense que c'est pas la direction en tout cas que prend Google Traduction aujourd'hui. Alexis Michaud C'est pour ça que peut-être on pourrait imaginer un avenir après Google, avec des traitements automatiques des langues qui soient aussi ouverts aux plus petites. François Yvon Absolument. C'est pour ça que moi, je pense que la... la preuve du concept qui est réalisée, le fait que d'un seul coup, on donne ce service et les gens s'en emparent, ça montre bien que ce service, est utile, qu'il est nécessaire qu'il correspond à une attente. Et donc, là où Google Traduction finalement ne répond pas à ce service, il faut trouver d'autres moyens d'y répondre, parce qu'il y a des attentes. Des attentes pour... retrouver les moyens de faire parler des communautés linguistiques qui sont voisines mais qui n'ont pas de moyens de discuter et pour lesquelles Google Traduction ne fournira pas d'outils ou pour... que sais-je encore. Donc il y a plein de contextes qu'on peut imaginer, y compris pour ces langues en danger. On pourrait imaginer tout à fait... de redévelopper ces technologies avec moins de données, peut-être aussi sur des champs lexicaux plus réduits pour des types de conversation plus réduits, mais pour commencer à outiller un tout petit peu et à redonner la possibilité de dialoguer entre ces langues pour lesquelles il n'existe pas de traducteurs aujourd'hui.
Réalisation : Anthony Barthélémy
Production : Universcience
Année de production : 2019
Durée : 26min24
Accessibilité : sous-titres français