Le corps modelable à volonté ?
Avec Elisabeth Azoulay, anthropologue, et Maurice Mimoun, professeur de chirurgie plastique et esthétique à l'hôpital Saint-Louis (Paris).
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2011
Durée : 33min06
Accessibilité : sous-titres français
Le corps modelable à volonté ?
LE CORPS (Habillage en gras) VOIX OFF Un plateau, deux invités seuls devant les caméras pour une conversation qu'ils mèneront comme ils l'entendent. Le débat et vice-versa Le corps modelable à volonté ? Plateau de tournage VOIX OFF Mais avant le débat, petit préambule. Première invitée, qui êtes-vous ? ELIZABETH AZOULAY Alors, je m'appelle Elizabeth Azoulay, j'ai un parcours en sciences humaines et très récemment j'ai dirigé un travail collectif avec 300 chercheurs de 37 nationalités. Nous nous sommes intéressés au corps humain et à tout ce qu'on lui fait subir depuis la préhistoire. Ce travail se présente en cinq tomes et ça se termine par une réflexion prospective sur le corps humain. Qu'allons-nous en faire au XXIe siècle ? VOIX OFF Deuxième invité, même question, qui êtes-vous ? MAURICE MIMOUN Je suis Maurice Mimoun, je suis professeur des universités, c'est-à-dire que j'ai une fonction de soin d'enseignement et de recherche à l'hôpital Saint Louis. Je suis chirurgien, chirurgien plastique, reconstructeur et esthétique. C'est un nom très long pour dire que je fais bien entendu d'une part de l'esthétique mais aussi de la reconstruction et notamment je dirige un service de grands brûlés. C'est deux pans de mon activité qui paraissent très différentes mais qui se rejoignent par beaucoup de côtés. VOIX OFF Top chrono, vous avez maintenant 30 minutes pour vous exprimer et vous écouter. Allez, c'est parti. ELIZABETH AZOULAY Le corps modelable à volonté ? Oui bien sûr, le corps humain est modelable à volonté, on le voit partout et depuis tout temps, aussi loin qu'on puisse remonter. Dans le travail qu'on a fait on est remonté jusqu'à moins 100.000 ans. MAURICE MIMOUN Je dirais même plus c'est que pour moi c'est la différence entre l'homme et l'animal. L'homme modifie son corps, l'animal non. ELIZABETH AZOULAY Oui, c'est vrai, les hommes ne sont jamais avec leur corps biologique, toujours avec un corps fabriqué mais, pour introduire une petite nuance, le grand sujet aujourd'hui de tous les gens qui travaillent sur les origines de l'homme c'est de se poser la question de la limite entre l'homme et l'animal. On s'aperçoit qu'il y a des espèces évoluées qui modifient leur comportement quand on les regarde, ils friment. MAURICE MIMOUN Oui, mais il faut voir si c'est des comportements réflexes, c'est un vaste débat. ELIZABETH AZOULAY Oui. Le débat et vice-versa Depuis toujours ? ELIZABETH AZOULAY Oui, depuis toujours les êtres humains, tous les membres de la famille humaine d'ailleurs, pas seulement les homo sapiens mais aussi les néandertaliens et quelques autres qui les ont précédés ont modelé leur corps et ce qui est intéressant c'est que quand on a commencé à faire ce travail sur le corps humain avec des préhistoriens, c'est une question qu'ils n'avaient pas vue. Parce qu'ils classaient l'espèce humaine en fonction des outils, des armes et ils avaient l'impression d'avoir très peu de matériaux pour parler du corps et les premiers éléments dont ils disposaient finalement étaient des pigments colorés minéraux, parce que tout ce qui est végétal a disparu, qui étaient entreposés dans des grottes. On est allés chercher ça à quelques kilomètres, on les avait bien entreposés et ça date d'au moins 400.000 ans. MAURICE MIMOUN Ça pose le problème de la définition de l'homme. Qu'est-ce qu'un homme ? Un homme se modifie. ELIZABETH AZOULAY Oui et puis il a une attention. Il est parti chercher ses couleurs, il les a extraites, entreposées et utilisées. Bon, mais c'est très vieux. En fait les vrais débuts de la modification du corps humain c'est – on retrouve ça dans les sépultures à partir de -100.000 et on voit des corps absolument incroyables avec des parures hallucinantes, des dépôts de couleurs. Ça c'est très impressionnant et donc les préhistoriens se sont progressivement aperçu qu'ils avaient en fait beaucoup d'éléments pour parler du corps humain. Et puis après il y a le début de la figuration, c'est -30.000 ans. Et avec le début de la figuration finalement c'est le début du portrait qui est un genre pictural qu'on va pas lâcher pendant toute la période et on apprend des tas de choses, non pas sur ce que l'homme fait à son corps mais la manière dont il le voit. Il voit celui de l'autre avec ce dont il est chargé. Ça c'est vraiment passionnant. MAURICE MIMOUN Alors, moi je suis pas préhistorien donc je – c'est un domaine que je connais moins mais évidemment qu'il se modifie par rapport à l'autre et par rapport à lui-même mais pendant très longtemps il ne s'est pas vu lui-même. C'est la question du reflet de son visage donc il se modifiait pour les autres, pour des raisons qui sont mystérieuses et très variées. ELIZABETH AZOULAY Ben peut-être pas tant que ça. MAURICE MIMOUN C'est-à-dire ? ELIZABETH AZOULAY On arrive à comprendre quelques unes des motivations. D'abord, il y a une première motivation qui est la construction du genre. Je pense qu'il y avait un enjeu important compte tenu de toute la liberté que possède les êtres humains dans leur sexualité de l'organiser. Organiser ce à quoi devait ressembler un homme, ce à quoi devait ressembler une femme. MAURICE MIMOUN Vous pensez que la modification du corps était uniquement pour – que la femelle devait se parer pour plaire au mâle ? Je l'entends comme ça. ELIZABETH AZOULAY Oui, il y a une partie de ça mais il y a aussi l'idée qu'il y a un risque que les êtres humains se détournent de la reproduction parce qu'ils ont une plus grande liberté que les autres animaux. Parce qu'ils peuvent avoir une sexualité un peu tout le temps,... MAURICE MIMOUN Je sais pas si... ELIZABETH AZOULAY Parce qu'ils peuvent choisir l'homosexualité, par exemple. MAURICE MIMOUN Je sais pas si modifier son corps c'est uniquement pour séduire. La motivation peut évidemment, la séduction peut en faire partie mais pas seulement il y a tout le rituel tout le sacré qui entre, tout l'aspect de dieu. ELIZABETH AZOULAY Oui évidemment, bien sûr. C'est une des motivations dans des sociétés sans écriture, de donner un peu, de décliner sa biographie aussi. MAURICE MIMOUN Oui, c'est la première écriture. ELIZABETH AZOULAY Oui, au travers des rituels de dire « j'étais là, je suis marié, pas marié, j'appartiens à tel groupe. » Donc c'est vrai que dans l'apparence il y a toute une écriture symbolique qui permet de déchiffrer celui qu'on a en face de soi. Et puis après il y a l'expression de l'individualité quand même, ça existe. MAURICE MIMOUN Enfin, si je fais l'analogie avec maintenant c'est en même temps l'expression de l'individualité et l'appartenance au groupe, c'est ça qui est assez curieux. ELIZABETH AZOULAY Oui, oui, tout à fait. Et d'ailleurs dans les débats on nous pose souvent la question de la norme et la question de la création individuelle mais c'est pas si simple que ça. MAURICE MIMOUN C'est encore autre chose. ELIZABETH AZOULAY Oui. On se construit vraiment à partir d'une donnée culturelle. La beauté c'est un produit de la culture, de l'histoire mais c'est vrai qu'il faut rajouter l'idée de Darwin Charles Darwin (1809-1882) Naturaliste anglais C'est que la génétique peut apprendre à très long terme et c'est l'idée de dire qu'un contexte, un environnement, aussi ce que Darwin appelle la sélection sexuelle. MAURICE MIMOUN Oui. ELIZABETH AZOULAY C'est-à-dire qu'il y a des préférences individuelles qui finissent par refaçonner l'apparence physique des êtres humains. Parce qu'on sélectionne, c'est comme dans un... MAURICE MIMOUN Oui, Darwin a pris les choses avec les oiseaux de l'île de Pâques qui avaient des becs différents selon les îles parce qu'il y avait des fruits qui étaient plus durs que d'autres. Ça c'est la technique du tamis, c'est-à-dire que ceux qui n'avaient pas l'outil mourraient et ceux qui étaient le mieux construits persistaient. Mais je trouve que justement, le défi humain c'est tout le contraire, c'est-à-dire que les handicapés, les faibles, on a notre culture et les lois qui font qu'on les protège et cette sélection naturelle ne l'est plus. Et ça rendra l'humanité très différente, c'est-à-dire que par rapport à la sélection naturelle, la conscience humaine va faire que cette sélection va devenir différente. ELIZABETH AZOULAY Moins sélective. MAURICE MIMOUN et que l'homme a dans ses mains son avenir. ELIZABETH AZOULAY Par rapport au sujet du corps humain, ce qui m'a frappée dans le travail qu'on a fait c'est qu'on s'aperçoit qu'au XXIe siècle finalement, toutes les idées et les enjeux autour du corps humain et de la beauté se sont empilés. C'est-à-dire qu'on a bien les enjeux des préhistoriques, c'est-à-dire autour de la reconnaissance du groupe auquel on appartient, donner des éléments, des informations sur sa biographie, autour de la séduction, etc. Et puis s'ajoutent toutes sortes d'autres enjeux inventés à d'autres époques et par exemple, MAURICE MIMOUN C'est-à-dire ? ELIZABETH AZOULAY Oui, par exemple il y a une grande césure qui est l'antiquité avec le début de l'agriculture, à peu près -10.000 pour la période la plus avancée, et là tout à coup on s'aperçoit que se fabriquent des grandes villes dans lesquelles il y a un métier qui apparaît, le prêtre, les corps religieux, avec des enjeux et une beauté qui est complètement une sorte de recyclage d'idées sur la religion. MAURICE MIMOUN Je sais pas ce que vous appelez beauté. ELIZABETH AZOULAY Oui. C'est un idéal, c'est de définir des idéaux corporels et, dont les dieux pour les religions qui ne sont pas monothéistes sont les premiers modèles. Et par exemple on s'aperçoit, puisqu'on va parler de la transformation du corps qu'il y a une civilisation qui s'appelle les Olmèques Olmèques Peuple précolombien (1200 av. JC / 500 av. JC) qui est la civilisation mère des Mayas et des Aztèques, dont la culture consistait pour tous les membres de l'élite, les garçons et les filles, à déformer le crâne. Donc on enserrait le crâne de l'enfant jusqu'à deux ans dans des petites bandelettes avec des planches en bois et puis on donnait au crâne la forme d'un épi de maïs, en fait, en référence au dieu important du panthéon olmèque qui était le dieu du maïs. MAURICE MIMOUN Mais est-ce la beauté ? ELIZABETH AZOULAY C'est difficile. MAURICE MIMOUN C'est le corps modelable mais là la beauté c'est autre chose. ELIZABETH AZOULAY Mais c'est une bonne question parce qu'en fait « est-ce la beauté », on s'aperçoit que le mot beauté justement quand on essaye de le traduire dans toutes les langues on a absolument pas la même définition. On a envie de définir la beauté comme – en passant par la description, en disant alors voilà, un bel homme c'est ça, ça, ça, une belle femme c'est ceci, et ça ça marche pas. Parce qu'il y a trois inconvénients : le premier inconvénient c'est que ça permet pas de penser à la diversité, si on définit une couleur de peau, une taille, une apparence, on est assez vite justement dans un espace mondial bloqué par la description. MAURICE MIMOUN Très vite, quand on fait mon métier, on s'aperçoit que c'est impossible. ELIZABETH AZOULAY La description ? MAURICE MIMOUN La définition. ELIZABETH AZOULAY Oui, c'est ça. MAURICE MIMOUN Oui, donc je pense que ça l'est à – c'est simplement un contexte et une définition qui vient de la culture de la personne en elle-même, c'est-à-dire qu'il a de l'intérieur, c'est... ELIZABETH AZOULAY Exactement. MAURICE MIMOUN On peut pas faire autrement, sinon on va vers des sociétés qui sont – où on entend les bruits des bottes obligatoirement. ELIZABETH AZOULAY Oui c'est ça. Donc c'est vrai que, c'est vrai que la beauté, si on s'enferme dans une description on peut pas penser à la diversité, on peut pas penser le changement non plus. MAURICE MIMOUN Non mais il y a plein, plein de gens très sérieux qui se sont enfermés, là on s'éloigne de la préhistoire mais le nombre d'or dont on parle périodiquement quand je fais mon métier, vous savez c'est cette notion qui ferait qu'il y a une sorte d'harmonie du monde en tant que tel avec des rapports entre la longueur, la largeur, le triangle, qu'il faut trouver une certaine longueur, une certaine largeur, enfin peu importe, que ce soit le nombre d'or ou autre chose, c'est-à-dire la théorie de l'harmonie totale sur un calcul mathématique. J'en ai horreur parce que ça veut dire qu'on va définir quelqu'un par rapport à une notion mathématique et s'il n'est pas dans cette notion mathématique il n'existe plus. ELIZABETH AZOULAY Je vous rejoins tout à fait. C'est tellement difficile de passer par la description et quand on compare par exemple l'art occidental avec, dans l'antiquité, la Grèce, Rome etc. et l'art chinois, on s'aperçoit qu'il y a vraiment deux voies, c'est-à-dire que – je parle de l'art chinois parce que c'est ce qu'on connaît le moins bien mais on voit que les corps sont représentés un peu, la peau étant presque une sorte de sac, même dans les gravures érotiques chinoises, on s'aperçoit qu'il y a que le sexe qui est représenté correctement sinon le corps lui-même est assez improbable, les articulations sont mal faites etc. et on s'aperçoit en discutant avec des artistes chinois et avec des philosophes chinois que parce que la beauté n'est pas là. La beauté est dans le geste, elle est dans une sorte de mouvement, de grâce etc. et le vocabulaire ne s'articule pas de manière précise sur des caractéristiques anatomiques. Donc ça c'est assez intéressant comme clivage. MAURICE MIMOUN Oui mais la beauté et le corps modelable c'est pas exactement la même chose. ELIZABETH AZOULAY Alors oui, j'allais... MAURICE MIMOUN La modification du corps, le thème beauté n'est pas le thème modification du corps qui est un peu différent. Moi j'ai des patients qui viennent et qui se brûlent, qui se font des brûlures volontaires, qui modifient leur corps volontairement et qui ont – et qui ont... ELIZABETH AZOULAY Quelle est la motivation ? MAURICE MIMOUN À qui ça procure un certain plaisir. ELIZABETH AZOULAY Du plaisir ? MAURICE MIMOUN Pour des motifs parfois pathologiques mais on en est là donc la modification du corps c'est un moyen d'expression, c'est un moyen d'expression de sa souffrance aussi et pas uniquement de sa beauté. Quand je vois aujourd'hui, sur la demande d'un patient ou d'une patiente la demande formulée et la demande réelle, elle est parfois à mille lieues. J'ai défendu une théorie qui s'appelle « le corps écran », c'est-à-dire que derrière la demande de modification du corps pour des motifs soi-disant esthétiques ou éventuellement de rajeunissement, derrière se cachent des motifs psychologiques qui peuvent être bien autres. Le débat et vice-versa Sous la pression sociale ? MAURICE MIMOUN La pression sociale. Elle a bon dos la pression sociale, c'est vrai, c'est une évidence mais ça explique pas tout. Là, moi je vois beaucoup de gens qui viennent à ma consultation soit pour des problèmes dits esthétiques, soit pour des problèmes de chirurgie réparatrice, d'ailleurs mon métier c'est chirurgien plasticien reconstructeur et esthétique, voyez, il y a eu déjà une difficulté dans la terminologie plastique on sait pas bien ce que ça veut dire, « esthétique », quand on veut me faire plaisir on dit que je suis reconstructeur parce que ça fait soi-disant... ELIZABETH AZOULAY Plus sérieux. MAURICE MIMOUN Plus sérieux et plus noble. Et moi je trouve que reconstructrice ça fait – on a l'impression que les patients sont des voitures et c'est pas bien. ELIZABETH AZOULAY Qu'est-ce que vous préférez comme terme ? MAURICE MIMOUN Je préfère esthétique, je l'assume, dans tous les cas de figure parce qu'esthétique ça vient d'estésis en grec et ça veut dire sensation et on est dans une chirurgie de la sensation. Est-ce que vous avez vu le mal qu'on a eu déjà à définir la beauté, la modification du corps, etc. Donc on est dans quelque chose d'absolument impalpable et c'est ça qui est incroyable, c'est qu'une personne vient vous voir pour modifier quelque chose et il faut qu'on comprenne bien les choses et qu'on ne les comprenne pas qu'anatomiquement parce que justement la définition n'est pas anatomique. ELIZABETH AZOULAY Mais ce qu'il faut bien voir c'est que dans cette pression sociale, elle a pu avoir historiquement plusieurs modalités. Pendant très longtemps la pression sociale c'est un ordre. Les petits pieds des chinoises, les crânes déformés, les excisions, enfin l'imagination a été sans limite dans le domaine de la déformation du corps et ce qu'on voit c'est que pour toutes ces transformations c'est le groupe qui décide. Souvent dans l'enfance, l'individu n'a pas d'opinion à émettre, tout ça est encadré par des rituels, c'est chargé de sens et il s'agit pas du tout d'une décision individuelle. L'idée que l'individu puisse lui-même décider pour son corps, au fond c'est une idée récente, occidentale, c'est une idée qui est un peu une idée héritière des Lumières et puis avec la manière dont se construit petit à petit la notion de l'individualité avec une psychologie, avec des enjeux personnels qui sont pas des enjeux du groupe et donc petit à petit cette notion se construit sur quelques siècles et aujourd'hui quand on parle de toutes ces transformations du corps, on assiste à un débat un petit peu parfois surréaliste de gens qui se demandent si on fait pas ça sous influence. Oui, bien sûr on fait ça sous influence mais une influence c'est pas un ordre. MAURICE MIMOUN Oui. ELIZABETH AZOULAY C'est ça qui est intéressant. C'est-à-dire qu'on rentre en fait dans une autre dimension où la pression sociale continue à exister mais la modalité de la pression sociale c'est d'une part de donner une autorisation, quand même, à la transformation, aujourd'hui, et puis en même temps parfois dans le pire des cas, parfois le plus fréquent c'est d'être tellement normatif qu'on se demande quelle est la part de la décision individuelle là-dedans. MAURICE MIMOUN Je suis assez d'accord avec ce que vous avez dit sur la décision. ELIZABETH AZOULAY Une influence c'est mieux qu'un ordre, voyez ce que je veux dire. MAURICE MIMOUN Mais le discours assez direct de dire bon, les gens veulent se modifier parce qu'il faut être plus beau parce que dans notre société seuls les beaux réussissent. Mais ça c'est une affirmation complètement fausse. Les beaux réussissent dans notre société ? Mais c'est faux. À part dans les métiers du beau, mannequin, évidemment, bon, alors on va – on me donne toujours des exemples qui n'en sont pas. L'humanité c'est pas le mannequinat. ELIZABETH AZOULAY Non. MAURICE MIMOUN L'humanité c'est tous les autres métiers. Et encore il faut définir ce qu'on entend par beau, alors j'ai pas dit que ça pouvait pas être un atout, après il faut nuancer tout ça mais le dogme de dire « la beauté fait tout, » il faut y accrocher d'autres choses derrière. ELIZABETH AZOULAY Oui. MAURICE MIMOUN Et encore faut-il définir la beauté. ELIZABETH AZOULAY Oui, moi je suis indulgente avec cette idée. Elle est fausse, je suis d'accord, mais je suis indulgente avec parce que c'est vrai que les gens ont envie de se construire et de se percevoir tout le temps en devenir avec une sorte de mirage comme ça au loin. Et ce que je juge positivement c'est – en fait c'est le mouvement que ça déclenche. Alors en espérant qu'effectivement il conduise pas à de la pathologie et à du malheur. Mais moi ce qui m'intéresse beaucoup dans votre métier c'est que je ne sais pas comment vous vous outillez, comment vous êtes outillé justement pour ce débat. C'est-à-dire que ce qui me frappe c'est que quand on voit des gens sortir de certaines interventions on se demande quel est le chirurgien fou qui a été rencontré. MAURICE MIMOUN Là déjà vous jugez. ELIZABETH AZOULAY Oui, non mais parce que... MAURICE MIMOUN Là déjà vous jugez parce que le chirurgien fou c'est peut-être... Je suis d'accord sur le fond... ELIZABETH AZOULAY Mais il est passé à l'acte. MAURICE MIMOUN Le chirurgien fou c'est d'abord un débat entre le patient et son chirurgien et quand – effectivement ces femmes ou ces hommes que vous voyez transformés, modifiés, c'est-à-dire surnaturels, si on a une vision non pas médicale des choses mais un petit peu comme ça comme un observateur de notre humanité, il y en a beaucoup qui sont contents, alors que dire ? Que dire ? ELIZABETH AZOULAY Et d'autres qui regrettent aussi. MAURICE MIMOUN Ah évidemment, il y en a qui regrettent des interventions bien faites aussi, c'est ça tout le débat, c'est que derrière la demande corporelle peut se cacher autre chose, c'est pour ça que j'ai développé cette notion de « corps écran » car quand il n'y a pas de mots, on ne sait pas de quoi on parle. « Corps écran » ça veut dire qu'il y a une complexité derrière l'être. Si je prends l'exemple d'un nez, le nez c'est au milieu du visage et c'est l'identité. Il y a des hommes et des femmes, il y a beaucoup d'hommes, d'ailleurs, qui veulent se refaire le nez. ELIZABETH AZOULAY Plus d'hommes que de femmes ? Non. MAURICE MIMOUN Non, non, il y a plutôt plus de femmes mais c'est une des chirurgies où il y a beaucoup d'hommes. Et vous voyez que derrière ces demandes de modification, là on est en plein dedans, de transformation du corps, c'est quand-même incroyable, le patient va se faire endormir, donner la confiance à un autre homme ou une autre femme pour se faire opérer, pour se faire transformer et pour après qu'il évalue s'il va être mieux. Vous vous rendez compte un peu ce que c'est que de modifier son corps ? C'est pas rien. Or, on s'est aperçu avec les psychiatres et les psychologues avec lesquels je travaille que le nez c'est l'identité et c'est la filiation et par exemple le nez c'est le rapport au père. Ça veut pas dire quand on veut faire son nez, qu'on n'est pas bien avec son père, ça veut dire que quand on touche à son nez, on touche à sa filiation. Et il n'y a pas une consultation de chirurgie esthétique sur le nez où le mot « père » n'est pas prononcé. Si vous laissez venir, si vous faites une vraie consult, un moment donné ça... « j'ai le nez de mon père » ou « j'ai pas le nez de mon père », le mot père va arriver. Alors il y a des mères qui sont des pères, ça se complique un peu, les psychiatres vous le diraient, mais à partir de là, je vous l'illustre par un exemple. J'ai un jeune homme de 25 ans qui vient pour une rhinoplastie, il avait un nez avec une petite bosse, je reste une heure avec lui et je lui dis « pourquoi voulez-vous vous faire opérer ? », il me dit « non, je serai mieux sans mon petit – ma petite bosse. » et je lui dis « écoutez, vous avez – faites une séance avec le psy de mon service pour essayer de comprendre vos motivations parce que » – il était très bien, ingénieur, je lui dis « je comprends pas bien, pour que vous soyez sûr quand même. » Du coup il l'a vu plusieurs fois et sa demande a beaucoup choqué ses parents. Il a 25 ans. Et quelques jours avant l'intervention il est venu me voir, il me dit « mes parents m'ont convoqué. » Je dis « quoi ? » Il me dit « il m'ont dit que j'étais un enfant adopté. » Et donc il savait ça alors qu'il m'avait parlé du nez de son père. ELIZABETH AZOULAY Et qu'est-ce qu'il a fait de son nez finalement ? MAURICE MIMOUN Il l'a modifié quand même mais il savait pourquoi. C'est-à-dire que c'est très compliqué de – il faut savoir ce que le patient est vraiment venu chercher. Il aurait pu abandonner de la même manière. Alors attention, cet exemple c'est pas l'exemple de tout le monde, ELIZABETH AZOULAY Bien sûr. MAURICE MIMOUN je donne un exemple parmi d'autres. Mais donc ça veut dire qu'il y a du général, pression de la société, pression des choses et il y a du particulier. ELIZABETH AZOULAY Oui mais c'est ce qui est intéressant avec ce sujet c'est qu'on peut l'observer de différentes manières. Alors là vous mettez – vous mettez l'accent sur cette dimension psychologique. MAURICE MIMOUN Et individuelle, moi je suis médecin. ELIZABETH AZOULAY Individuelle, bien sûr. MAURICE MIMOUN Le médecin regarde l'individu. ELIZABETH AZOULAY Bien sûr, et c'est passionnant. Et c'est passionnant. Mais pour reprendre ce même exemple du nez, on s'aperçoit qu'il y a des pays entiers où les gens se refont faire le nez, alors je pense à des pays comme l'Iran, le Liban, etc. et où, quand on voit les choses d'un point de vue macro social, collectif, on se dit « mais qu'est-ce qui est en train de se passer là ? » MAURICE MIMOUN Mondialisation. ELIZABETH AZOULAY Mais il y a aussi une question d'identité collective qui se passe. Par exemple quand on voit des pays comme le Liban au travers du nez... MAURICE MIMOUN La beauté est ailleurs, je vous donne, la beauté est souvent. ELIZABETH AZOULAY Les deux, les deux. On a vu des cultures où la beauté ne pouvait être que chez soi. MAURICE MIMOUN Écoutez, si on prend l'exemple des liftings, il fut un temps, et je trouve ça aujourd'hui horrible, où on bridait les yeux de toutes les femmes. Les chirurgiens donnaient un air un peu asiatique à toutes les femmes opérées. ELIZABETH AZOULAY Oui. MAURICE MIMOUN C'est maintenant une tendance de chirurgie esthétique bien faite aujourd'hui, c'est quelqu'un chez qui on ne voit pas la chirurgie esthétique et c'est complètement naturel donc on le fait plus du tout. Quand vous allez en Chine c'est le débridage. C'est l'européanisation des choses. Donc c'est un échange des normes. ELIZABETH AZOULAY Oui, parfois. MAURICE MIMOUN Et... ELIZABETH AZOULAY Ce que je veux dire c'est qu'il y a plusieurs phénomènes. MAURICE MIMOUN Après l'éducation fait qu'on revient dans sa culture. ELIZABETH AZOULAY Oui, ou... MAURICE MIMOUN Ou pas, après, après il y a des... ELIZABETH AZOULAY Il y a des tas de phénomènes. MAURICE MIMOUN Après, il y a des tas de phénomènes on est d'accord. ELIZABETH AZOULAY Il y a des phénomènes, au contraire, de chauvinisme, de construction interne d'une identité qui exclut. On a vu à certaines périodes de l'histoire, d'ailleurs, ça a pu être tout à fait tragique, l'arianisation par exemple. C'est bien l'idée que l'homme nouveau c'est forcément un homme qui est beau, qui correspond à certains critères et les autres sont rejetés de l'humanité. Donc les deux phénomènes existent et peuvent exister tout le temps. MAURICE MIMOUN C'est pour ça qu'il faut faire attention dans la modification du corps. ELIZABETH AZOULAY Et c'est pour ça que ce sujet dont on parle ensemble, je trouve que ce va-et-vient entre la dimension psychologique et la responsabilité sociale et la lecture aussi collective, sociale du phénomène c'est clef. Vous vous avez l'impression d'être un chirurgien du bonheur ? MAURICE MIMOUN C'est – J'ai inventé le mot. ELIZABETH AZOULAY C'est vous qui avez inventé ce mot ? MAURICE MIMOUN Et je le récuse aujourd'hui. ELIZABETH AZOULAY Non ? Finalement c'est pas ça ? MAURICE MIMOUN Non parce que c'est un mot un petit peu, voilà, j'étais assez content de moi à l'époque parce que j'avais le désir de ça. En tant que médecin on soulage la souffrance. Je dirais plutôt que je suis un chirurgien du corps apaisé. ELIZABETH AZOULAY Moi, ce qui m'intéresse beaucoup sur ce sujet de la transformation du corps c'est que globalement je trouve que c'est plutôt bien que ce soit possible. MAURICE MIMOUN Ah ben moi, j'ai pas de jugement. Oui, je vous remercie. ELIZABETH AZOULAY Je suis pour la permissivité. MAURICE MIMOUN Moi aussi, bien sûr. ELIZABETH AZOULAY Mais en même temps, tout ça cache un océan de questions, de complexité et je trouve que l'offre. MAURICE MIMOUN Il y a les moyens. ELIZABETH AZOULAY Oui, mais je trouve que l'offre est très contraignante. Il se passe quelque chose qui est assez – un peu décevant, un peu uniformisant. MAURICE MIMOUN Alors, lorsqu'on vient en chirurgie esthétique, comme d'ailleurs la chirurgie réparatrice, on vient pour être – avoir un corps apaisé mais c'est l'apprentissage de la limite, c'est que l'objet de la consultation va être d'expliquer jusqu'où on peut aller pour lui, dissimuler sa cicatrice, pour le rajeunir, pour lui transformer son nez, on peut pas faire – on n'est pas magicien et c'est un travail de déconstruction de l'image magique du chirurgien. Le débat et vice-versa Quelles conséquences sur l'individu ? ELIZABETH AZOULAY Aujourd'hui on se retrouve face à quelque chose d'extraordinaire, finalement. On a une vie qui a pratiquement doublé... MAURICE MIMOUN Oui. ELIZABETH AZOULAY De longueur. MAURICE MIMOUN Qui a doublé. ELIZABETH AZOULAY Qui a doublé et on se trouve en position d'explorateur, d'inventeur de nouveaux âges qui existaient pas auparavant. MAURICE MIMOUN Oui, je suis d'accord. ELIZABETH AZOULAY Ce sont des âges, voilà, entre, je sais plus très bien, 40 et... MAURICE MIMOUN Et donc la beauté se déplace... ELIZABETH AZOULAY Et 75 ou, voilà. C'est-à-dire tous ces âges où on n'est plus dans la première jeunesse et en même temps extrêmement en forme et avec l'envie de renoncer à rien et avec des codes sociaux qui sont totalement à bâtir, à poser, à inventer. MAURICE MIMOUN C'est-à-dire, d'abord, dans les comportements, parce que dans le vieillissement, quand quelqu'un vient pour la chirurgie du vieillissement, il y a deux choses. Il y a vieillir et mourir. Donc il y a deux choses qui sont très, très différentes et ces demandes de chirurgie esthétique elles sont pas gaies. Ne croyez pas que les consultations de chirurgie esthétique – elles sont presque moins gaies que les consultations de chirurgie réparatrice. ELIZABETH AZOULAY Il y a du tragique. MAURICE MIMOUN Il y a du tragique. Quand c'est pour reculer la mort, la demande est beaucoup plus tragique que quand c'est une demande plus banale sur le vieillissement etc. C'est plutôt tout que vieux. C'est-à-dire qu'à un moment donné je préfère – certains disent – moi je ne les suis pas mais je les tolère et je les accepte, « plutôt un visage de martien que vieux. » Alors ça c'est la première chose, et puis, et puis il y a les normes, alors sur le visage les normes ont pas – la chirurgie moderne, la demande habituelle, je vous parle, si on parle – on peut pas parler de tout, je parle des 90 % des demandes, sinon on s'en sort pas, c'est « Docteur, je veux, vous m'opérez mon nez » ou « j'ai vieilli, je veux un lifting, surtout je veux pas que ça se voit. » Par contre sur les seins. ELIZABETH AZOULAY Il faut que ça se voit, là. MAURICE MIMOUN Il y a une modification de la norme. C'est presque, la norme est presque le sein prothésé aujourd'hui. Donc la norme a changé. La norme a changé et sur le sein c'est particulier parce que pour tout le reste du corps c'est le naturel qui prime mais sur le sein c'est un petit peu 50-50. ELIZABETH AZOULAY C'est toujours extrêmement impressionnant entre, entre l'artificialisation, le geste de transformation et puis une façon de se conformer à une image, à une époque, de voir toute cette plasticité et ça, ça me frappe énormément. Et par ailleurs, actuellement, je suis en train de faire un travail d'anthologie de la science fiction et voir la manière dont on parle du vieillissement et du corps vieilli dans tous les romans de science fiction. Et ça c'est absolument extraordinaire parce qu'il y a quand même une idée extrêmement naïve de toute la science fiction qui est qu'au fond une des plus grandes victoires du futur sera l'effacement de la trace du temps sur le corps et c'est un effacement radical. C'est-à-dire que dans beaucoup de romans de science fiction, parce qu'on a fait encore des progrès en longévité, on peut avoir 300 ans, 350 ans, c'est pas encore l'âge de Mathusalem, mais on a toujours l'apparence physique de quelqu'un de 20 ans. Et ça... MAURICE MIMOUN Là vous avez déjà défini l'âge. J'allais vous coincer là-dessus, un petit peu, c'est – quel âge voulez-vous avoir éternellement. ELIZABETH AZOULAY Moi, je ne sais pas mais dans les auteurs – les auteurs de romans de science fiction, puisque c'est un genre qui existe depuis un peu plus d'un siècle. MAURICE MIMOUN C'est 20 ans ? ELIZABETH AZOULAY Oui, pour eux c'est 20 ans. Ce que je veux dire c'est que le champ du possible s'est considérablement élargi et c'est ça qui est intéressant et je trouve que dans cet espace qui s'est énormément ouvert, entrent toute une série de questions, de postures très différenciées et par rapport à l'exemple de la science fiction où il y avait un seul modèle, je trouve qu'on va probablement pas vers ça. On va – parce qu'il y a une variété de perceptions qui va permettre d'élargir un peu le sujet. Et puis moi, ce qui me touche beaucoup dans cet effacement du vieillissement, c'est aussi la manière dont on va pouvoir s'adresser aux autres générations. Pour ceux qui vieillissent c'est de laisser leur place. Parce que des gens aujourd'hui qui ont 60, 70 ans non seulement ont le patrimoine accumulé, les revenus, ne veulent pas décrocher d'aucun aspect de la valorisation sociale et on a – on voit, c'est l'exemple d'une société qui est globalement pas généreuse. En tout cas moins que la plupart des autres sociétés l'ont été précédemment. C'est pour ça que la réflexion du collectif apporte quelque chose aussi. C'est de voir quelle place on fait socialement aux générations montantes, quels avantages relatifs elles ont, parce qu'il faut bien qu'elles en aient. Mais c'est vrai qu'il y a une forme d'équilibre collectif à trouver sur ces questions-là. MAURICE MIMOUN Je crois que l'enjeu, il ira encore beaucoup plus loin parce qu'on est dans le corps modelable, on est encore très, très frileux. C'est-à-dire que là quand on était encore en 1980 on disait alors la chirurgie de l'an 2000, qu'est-ce qui va se passer ? On va effacer les cicatrices, on va... ? Je dis non, c'est une vision de la médecine qui va radicalement changer. C'est-à-dire qu'on est – on était dans une médecine qui soulageait la souffrance, il fallait qu'on ait un motif, il fallait qu'on se donne bonne conscience, on était là pour sauver la vie ou soulager la – ou soulager la douleur. La chirurgie esthétique elle a été la tête de pont un peu de tout ça mais maintenant on le voit en ophtalmo, en orthopédie, partout ailleurs. Non, maintenant on est en train de construire un homme différent. C'est l'homme qui construit un homme différent. Quand je parlais des seins, avec un sein différent, on est en train de formuler d'autres normes. Les ophtalmo vont nous permettre de voir à 12/10. C'est – on n'en a pas besoin. ELIZABETH AZOULAY Non, mais ça peut être intéressant. MAURICE MIMOUN Donc... ELIZABETH AZOULAY C'est vrai qu'on rentre dans des problématiques de corps augmenté. MAURICE MIMOUN Corps augmenté et on ne parle pas de la génétique qui va nous modifier de manière transgénérationnelle donc, plus... Voilà, donc il y a tout un champ qu'il va falloir beaucoup régler au plan éthique mais de toute façon on adaptera les lois aux possibilités techniques et l'homme ira toujours vers ces améliorations, on n'arrivera pas à les arrêter. Il faudra les cadrer mais on les fera. ELIZABETH AZOULAY Oui, c'est plutôt bien. MAURICE MIMOUN Nous verrons parce que je ne sais pas où ça – je ne sais pas où on va. ELIZABETH AZOULAY Il faut que nous restions des humains. VOIX OFF C'était très intéressant mais c'est déjà fini. À bientôt avec deux nouveaux invités, toujours en face à face pour affronter des points de vue.
Réalisation : Sylvie Allonneau
Production : Universcience
Année de production : 2011
Durée : 33min06
Accessibilité : sous-titres français